Ques­tions pour un Morse – Julien Simon dans la Bauge littéraire

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Il y a quelques semaines, le 15 décembre 2014, Wal­rus Ebooks, pure player qui s’est taillé une solide répu­ta­tion d’é­di­teur de textes de qua­li­té, a lan­cé l’ex­pé­rience Radius, poly­pho­nie lit­té­raire qui ras­semble une poi­gnée d’au­teurs autour d’un édi­teur-scé­na­riste pour racon­ter une his­toire des plus fas­ci­nantes, vue à tra­vers les yeux de plu­sieurs nar­ra­teurs, offrant ain­si au lec­teur une mul­ti­tude d’ap­proches pour plon­ger dans cet uni­vers inquié­tant. Après avoir sui­vi de près le che­mi­ne­ment des édi­tions Wal­rus et de Julien Simon, pro­ta­go­niste de cette aven­ture édi­to­riale, le temps est venu d’in­vi­ter celui-ci dans la Bauge lit­té­raire et de lui don­ner l’oc­ca­sion de s’ex­pri­mer au sujet de ses pro­jets, de don­ner sa vision du monde édi­to­rial, monde en pleine ébul­li­tion depuis l’en­trée en scène du numérique.

La Bauge lit­té­raire : Julien, bien­ve­nue dans la Bauge lit­té­raire et mer­ci d’a­voir pris le temps de répondre à mes ques­tions. J’ai été fas­ci­né par la lec­ture de Radius Expe­rience, lec­ture sui­vie d’une ana­lyse qui a sou­le­vé un nombre de ques­tions liées à tous les aspects – lit­té­raires et autres – du pro­jet. Mais com­men­çons par le début : Est-ce que tu peux détailler pour mes lec­teurs les inter­ro­ga­tions qui ont conduit les édi­tions Wal­rus à remettre en ques­tion le livre numé­rique tel que nous le connais­sons depuis un cer­tain temps déjà, et de s’o­rien­ter vers le livre-web ?

Julien Simon : Wal­rus est une struc­ture d’édition indé­pen­dante et, à ce titre, dis­pose d’une cer­taine lati­tude pour les expé­ri­men­ta­tions. Outre l’intérêt évident que nous por­tons à toute ten­ta­tive d’innovation édi­to­riale, nous nous sen­tons aus­si en devoir d’essayer de nou­velles choses, sim­ple­ment parce que nous le pou­vons et que les auteurs qui nous suivent sont aus­si fous que nous. La remise en cause du livre numé­rique n’en est pas vrai­ment une, puisque nous conti­nuons bien évi­dem­ment de publier nos nou­veau­tés en epub et qu’il n’y a pas de rai­son pour l’instant que cela s’arrête, mais nous pen­sons qu’il peut exis­ter d’autres voies paral­lèles, qui portent d’autres pro­jets. En somme, le livre-web est un che­min com­plé­men­taire, pas une ten­ta­tive de remise à zéro des codes de l’édition. Même si chez Wal­rus, nous pen­sons — sans vou­loir jouer les voyants ou les gou­rous — que les ques­tions de l’accessibilité et de dif­fu­sion inter­na­tio­nale vont jouer un rôle dans la bas­cule. Dans un mar­ché de plus en plus frag­men­té, trus­té par les grandes pla­te­formes de vente amé­ri­caines, les édi­teurs, petits et grands, ont tout inté­rêt à réflé­chir à des modes de dis­tri­bu­tion plus directs.

BL : Radius, ce n’est pas seule­ment un sup­port qui change par rap­port au livre numé­rique dis­po­nible aux for­mats EPUB ou MOBI, c’est aus­si une écri­ture en direct, un espace qui invite / oblige les lec­teurs à reve­nir, et cela pen­dant assez long­temps. Est-ce que l’i­dée même du livre-web implique cette concep­tion d’une écri­ture en pro­gres­sion ou est-ce qu’on peut la réduire à la seule ques­tion du support ?

JS : Pas for­cé­ment, mais cela fait par­tie du « lan­gage ». C’est presque de la séman­tique web, on s’attend à ce que cela pro­gresse, évo­lue au fil du temps, que cela s’enrichisse chro­no­lo­gi­que­ment et, pour­quoi pas, qua­li­ta­ti­ve­ment. Réduire le livre-web à la ques­tion du sup­port est à la fois ten­tant et dan­ge­reux : parce qu’en la rédui­sant au sup­port, on oublie la dimen­sion lit­té­raire der­rière Radius. À trop par­ler du sup­port, on oublie les auteurs et c’est jus­te­ment ce que nous avons vou­lu évi­ter avec Radius : inter­face simple, desi­gn épu­ré, tout concourt à mettre en avant le tra­vail des auteurs. C’est pour eux et par eux que Radius existe. Le direct n’est qu’une com­po­sante de leur tra­vail, une contrainte par­fois, mais je crois beau­coup au pou­voir de la contrainte pour pro­duire des œuvres dif­fé­rentes. Et nous avons à cœur de pro­po­ser des choses différentes.

BL : Ton alter égo, Neil Jomun­si, a déjà eu l’oc­ca­sion de se lan­cer dans un pro­jet lit­té­raire de grande enver­gure en publiant, pen­dant un an, une nou­velle par semaine, le célèbre Pro­jet Brad­bu­ry. Quelles sont les réper­cus­sions de ce pro­jet-là sur Radius ? Est-ce qu’il a fal­lu pas­ser par Brad­bu­ry pour pou­voir réa­li­ser Radius ?

JS : Les deux expé­riences sont extrê­me­ment dif­fé­rentes, mais comme je le disais juste au-des­sus, il y a une part de contrainte qui n’est pas sans rap­pe­ler le Pro­jet Brad­bu­ry. Dans Radius, les auteurs peuvent s’épauler : ils sont plu­sieurs et quand l’un ne publie pas, part en vacances, etc, les autres peuvent prendre le relais. Du moins c’est comme cela que ça devrait se pas­ser. Nous ver­rons com­ment ils tiennent la cadence. Le Pro­jet Brad­bu­ry m’a néan­moins appris une chose : écrire est un art qui se tra­vaille, qui se sculpte, se modèle avec l’entraînement et l’expérience. Pro­po­ser une expé­rience d’écriture qui s’étale sur un an est, à mon avis, quelque chose que chaque auteur devrait à un moment envi­sa­ger dans sa car­rière s’il sou­haite pas­ser au stade sui­vant. C’est très for­ma­teur, je crois.

BL : Com­ment s’est fait le choix des auteurs ? Est-ce qu’il y a eu une sorte d’ap­pel à textes interne, réser­vé aux seuls auteurs Wal­rus (vu qu’il fal­lait gar­der le secret) ? Ou est-ce que tout s’ex­plique par les pré­fé­rences ou le fee­ling de l’éditeur ?

JS : Au début, nous étions à peu près une dou­zaine d’auteurs. Le choix s’est fait très sim­ple­ment : J’ai contac­té les auteurs que j’estimais capables de réus­sir un tel défi, je leur ai expli­qué le concept et ils ont ou non mani­fes­té leur inté­rêt. Comme le pro­jet a été pré­pa­ré un an en amont et qu’il a fal­lu déjà écrire tout le back­ground des per­son­nages, cer­tains se sont ren­dus compte que leur emploi du temps ne leur per­met­tait pas de tenir le rythme, d’autres ont peut-être été effrayés par le sup­port ou l’ampleur du tra­vail. Dans tous les cas, les six auteurs qui res­tent sont ceux qui ont tenu le coup et dont l’enthousiasme n’a pas été ébré­ché par les reports. Je leur en suis donc extrê­me­ment recon­nais­sants, et je suis fier de leur tra­vail : à chaque texte, ils me sur­prennent et me confortent dans mon choix de leur faire confiance. Ce qui se pro­duit sur Radius est vrai­ment de la lit­té­ra­ture comme je l’attendais. C’en est même par­fois surprenant.

BL : Par­lons éco­no­mie : Le nombre d’a­bon­ne­ments déjà conclus, cor­res­pond-il à tes attentes ?

JS : On espère tou­jours davan­tage, mais je suis réa­liste : une expé­rience comme celle-ci ne peut pas atti­rer les foules. En revanche, elle attire un lec­to­rat moti­vé et qui, s’il est conquis, peut se mon­trer fidèle à ses auteurs de pré­di­lec­tion. On a tous, en tant qu’auteurs, en tant qu’éditeurs, besoin d’un lec­to­rat fidèle. C’est pour lui que nous fai­sons Radius, et tout le reste aus­si d’ailleurs : pour les quelques cen­taines qui nous suivent fidè­le­ment, pour les quelques mil­liers qui nous suivent sur les réseaux sociaux… si on peut faire mieux, tant mieux. Mais notre cible, ce sont eux.

BL : À pro­pos des per­son­nages de Radius, on constate rapi­de­ment que ce sont exclu­si­ve­ment des hommes, à l’ex­cep­tion de deux ou trois figu­rantes qui sortent un peu du rang comme Ani­ta, l’as­sis­tante du Père Stan. Pour­quoi ce dés­équi­libre entre les sexes, sur­tout quand on sait qu’il y a, avec Aude Cen­ga, une plume fémi­nine par­mi les auteurs participants ?

JS : Ce serait une ques­tion à poser aux auteurs, je ne suis pas inter­ve­nu dans la créa­tion des per­son­nages. Il y avait un per­son­nage fémi­nin à la base, mais l’auteure en ques­tion s’est fina­le­ment désis­tée car elle avait beau­coup de tra­vail par ailleurs. Ça s’est fait comme ça. D’une manière géné­rale, ça dénote aus­si une atti­tude glo­bale vis-à-vis des per­son­nages fémi­nins à laquelle Radius n’échappe mal­heu­reu­se­ment pas.

BL : Radius, c’est aus­si un défi tech­no­lo­gique. Il a fal­lu trou­ver une plate-forme adap­tée, pro­gram­mer la paru­tion de nou­veaux cha­pitres, assu­rer l’ac­cès aux seuls abon­nés tout en per­met­tant aux autres de voir des mor­ceaux choi­sis, offrir une pos­si­bi­li­té d’or­ga­ni­ser les cha­pitres selon les pré­fé­rences des lec­teurs, par auteur ou plu­tôt dans un ordre chro­no­lo­gique. Je sup­pose qu’il n’y a pas de plate-forme toute faite pour une telle approche et qu’il a donc fal­lu inves­tir. N’est-ce pas pro­hi­bi­tif pour un petit édi­teur comme Wal­rus ? Autre­ment dit, est-ce que la sur­vie de Wal­rus est liée au suc­cès de l’expérience ?

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JS : La sur­vie, non, même si nous sommes tou­jours sur le fil avec nos expé­ri­men­ta­tions. For­cé­ment, un suc­cès nous tire­rait une fière épine du pied, mais nous savons per­ti­nem­ment que nous ne fai­sons pas du grand public : Radius s’adresse à tous, bien sûr, mais les médias favo­ri­se­ront des approches plus mains­tream de la lit­té­ra­ture. Je ne peux pas leur en vou­loir, les choses sont ain­si faites. Quant à l’investissement ini­tial, il a sur­tout été un inves­tis­se­ment en temps et en com­pé­tences. Wal­rus pos­sède en interne, grâce à l’un de ses fon­da­teurs Jéré­mie Gis­se­rot (avec son stu­dio web Labu­bulle), les com­pé­tences néces­saires à un tel pro­jet. Nous ne nous sommes pas pri­vés pour en pro­fi­ter. Le temps est aus­si un luxe.

BL : On constate par­fois, en sui­vant de près les publi­ca­tions, des déra­pages édi­to­riaux, comme dans les publi­ca­tions d’An­toine Griot du 14 et du 17 jan­vier 2015 qui contiennent deux pas­sages presque iden­tiques. Est-ce que le défi tech­no­lo­gique lié au livre-web acca­pare trop de temps au dépens du tra­vail édi­to­rial ? En d’autres termes : est-ce que les textes publiés en mode web sont néces­sai­re­ment moins soi­gnés que ce que les lec­teurs ont le droit d’at­tendre, à moins d’in­ves­tir dans des res­sources sup­plé­men­taires ? [1]Un exemple : 14 jan­vier (Conver­sa­tion secrète) Je vais quit­ter la France parce que j’ai la trouille. J’ai recom­men­cé à suivre les infor­ma­tions depuis que je suis ins­tal­lé ici, à … Conti­nue rea­ding

JS : Ça peut arri­ver qu’un auteur se répète. C’est le jeu du direct, mais je ne vois pas en quoi c’est un pro­blème. On fait ce qu’on peut (beau­coup) avec les res­sources que l’on a (très peu). Alors si la seule chose qu’on puisse repro­cher à Radius, c’est que cer­tains textes se répètent, fran­che­ment, ça me va. Les auteurs font sur ce pro­jet un tra­vail tita­nesque. Le direct contraint for­cé­ment à ce que les textes soient plus spon­ta­nés. Cela fait par­tie de l’expérience. On ne peut pas faire de géné­ra­li­tés, sur­tout pas à par­tir d’un seul exemple hors de son contexte.

BL : Un édi­teur, ça doit gagner de l’argent. Déso­lé de for­mu­ler cette évi­dence, mais il faut pas­ser par là pour abor­der la ques­tion de la pro­tec­tion du droit d’au­teur. On sait, depuis le temps, que les DRM ne sont pas une réponse valable à cette ques­tion et que les seuls qui en font les frais sont les lec­teurs hon­nêtes. Mais la pro­tec­tion des sites web est sans doute bien plus faible encore que celle offerte par les DRM sur un livre numé­rique « clas­sique ». Com­ment est-ce qu’on peut envi­sa­ger, dans un tel contexte, la pro­tec­tion du contenu ?

JS : Je ne crois pas au sens strict dans la « pro­tec­tion » d’un conte­nu. De quoi on le pro­tège ? Des lec­teurs ? Ceux qui ne veulent pas payer trou­ve­ront tou­jours un moyen de le faire. Je suis, par prin­cipe, contre toute forme de DRM, et je pré­fère me concen­trer sur les quelques uns qui décident de sou­te­nir une démarche artis­tique forte et ori­gi­nale. Ceux-là sont ma seule pré­oc­cu­pa­tion. Et ce sont les auteurs qu’il faut protéger.

BL : Le pro­jet Radius demande de grands efforts et un enga­ge­ment impor­tant sur la durée à celles et à ceux qui y par­ti­cipent. En même temps, les séries lit­té­raires avor­tées, ce n’est pas ce qui manque sur la toile. Com­ment alors assu­rer la conti­nui­té et la bonne conclu­sion d’un tel pro­jet, sur­tout quand on sait que les droits d’au­teur, divi­sés par six ou sept (pour ne pas par­ler d’autres contri­bu­teurs), risquent d’être plu­tôt symboliques ?

JS : L’argent n’a jamais été le moteur de la créa­tion chez Wal­rus. De toute façon, vu le peu d’argent que l’on gagne avec, ce serait men­tir que de pré­tendre le contraire. La qua­si-tota­li­té des béné­fices retourne aux auteurs et en frais de fonc­tion­ne­ment. Je ne me paye pas, je reverse éga­le­ment l’intégralité de mes droits d’auteur en tant que Neil Jomun­si à Wal­rus. La moti­va­tion d’un auteur ne peut pas se réduire donc à l’argent qu’il peut en reti­rer, même si cela entre évi­dem­ment en ligne de compte. La conti­nui­té, on ver­ra : je ne peux pas pré­dire l’avenir. On ver­ra si les auteurs tiennent le coup, et s’ils trouvent dans le fait de bâtir un uni­vers cohé­rent et pas­sion­nant la moti­va­tion nécessaire.

BL : Julien, par­lons un peu conte­nu ! Tu as rap­pro­ché le pro­cé­dé nar­ra­tif de Radius d’un « immense jeu de rôle lit­té­raire ». Est-ce que tu peux nous révé­ler quelques détails sup­plé­men­taires à pro­pos du fonc­tion­ne­ment du pro­jet, de la façon d’or­ga­ni­ser le tra­vail en équipe ?

JS : Notre équipe est en dis­cus­sion per­ma­nente, en sous-marin ose­rais-je dire : nous com­mu­ni­quons via Face­book, sur un groupe pri­vé où nous échan­geons toutes les infor­ma­tions néces­saires au bon fonc­tion­ne­ment de l’histoire. J’annonce les évè­ne­ments à venir au groupe envi­ron une semaine à l’avance, de manière à ce qu’ils puissent s’y pré­pa­rer. Les auteurs s’organisent aus­si entre eux, indé­pen­dam­ment du scé­na­riste : ils dia­loguent leurs ren­contres, se mettre d’accord sur des croi­se­ments entre leurs his­toires. Enfin, une par­tie de l’histoire se passe même exclu­si­ve­ment entre nous, par mails inter­po­sés. Cette par­tie sous-marine a bien enten­du une influence sur la publi­ca­tion finale. En dehors de cela, les auteurs ont une totale liber­té édi­to­riale. Les cor­rec­tions se font en interne, les auteurs se cor­rigent les uns et les autres et je relis bien enten­du toutes les contri­bu­tions. Mais je n’érige aucune barrière.

BL : Tu as annon­cé, sur le blog des édi­tions Wal­rus, la fin du for­mat EPUB et, dans la fou­lée, du livre numé­rique. Et pour­tant, le livre numé­rique qu’on télé­charge dans sa librai­rie pré­fé­rée et qu’on peut sto­cker sur sa tablette ou sa liseuse, c’est un moyen de s’as­su­rer de la péren­ni­té de celui-ci, tan­dis qu’un site web peut dis­pa­raître et que la sau­ve­garde des textes conte­nus relève plu­tôt du domaine des pro­fes­sion­nels, au moins quand on vou­drait se retrou­ver avec quelque chose d’u­ti­li­sable. Com­ment enga­ger les lec­teurs à te suivre dans une démarche dont cer­tains ne com­pren­dront peut-être pas tout de suite l’u­ti­li­té, comme le laissent sup­po­ser les cri­tiques for­mu­lées, par exemple, par le Tea­mA­lexan­driz ?

JS : Je me suis déjà lon­gue­ment expri­mé sur le sujet et je ne vou­drais pas infli­ger de nou­veau cette pénible conver­sa­tion à tes lec­teurs, qui peuvent retrou­ver tout ce que j’ai déjà dit sur le blog des édi­tions Wal­rus. Quant aux cri­tiques de la Team Alexan­driz — ou de la per­sonne qui parle au nom de cette désor­mais défunte enti­té — je les com­prends sans les par­ta­ger. Radius est une expé­rience qui n’a pas voca­tion à rem­pla­cer ni le livre papier, ni le livre numé­rique, ni le web. Ce n’est pas parce qu’on a inven­té le four à micro-ondes que les che­mi­nées ont été éra­di­quées. C’est une peur irra­tion­nelle. Quant à la dis­pa­ri­tion du for­mat epub en tant que tel, c’était une réflexion d’ordre plus géné­ral qui m’avait ame­né à cette conclu­sion. On est dans la pros­pec­tive. Je ne suis ni devin, ni pro­phète. On ver­ra ce qui se pas­se­ra. D’ailleurs, Radius béné­fi­cie­ra dès la fin de la publi­ca­tion d’une ver­sion epub, gra­tuite pour les ins­crits, payante pour les autres. La preuve que rien n’est tout blanc ni tout noir.

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BL : À pro­pos d’u­ti­li­té, je n’ai pas encore vrai­ment com­pris l’u­ti­li­té de l’é­cri­ture en direct. Pour­quoi ne pas d’a­bord mener le pro­jet à bien, à huis clos, et le lan­cer ensuite ? Le – publier, quoi ? Quels sont les avan­tages de l’ap­proche choi­sie par Wal­rus pour ce pre­mier livre-web ?

JS : Il n’y a ni uti­li­té ni avan­tage : c’est une expé­rience, un test, et comme toutes les expé­riences, elle n’a pas besoin d’être utile. Son exis­tence jus­ti­fie d’elle-même son carac­tère. En réa­li­té, il y a plus de désa­van­tages que d’avantages : c’est un chal­lenge, il faut être réac­tif et vigi­lant, c’est casse-gueule… On n’a pas choi­si la voie de la faci­li­té, mais c’est moti­vant. De la même manière que publier 52 nou­velles en 52 semaines pour mon pro­jet Brad­bu­ry n’était ni utile, ni avan­ta­geux pour moi… dans un pre­mier temps. Je pense que les auteurs qui par­ti­cipent à Radius en sor­ti­ront gran­dis et plus forts.

BL : Et qu’en est-il, dans ce contexte, de ces mor­ceaux qui font leur appa­ri­tion, à l’im­pro­viste, dans une par­tie du livre-web appar­te­nant au pas­sé et qui peuvent sur­prendre le lec­teur, voire lui échap­per ? Est-ce que ce sont des publi­ca­tions pro­gram­mées ou plu­tôt des mor­ceaux livrés et publiés en retard ?

JS : Je ne suis pas pour le prin­cipe de ces rétro-publi­ca­tions et j’en ai fait part aux auteurs, notam­ment parce c’est confu­sant pour le lec­teur, qui ne voit pas tou­jours qu’une nou­velle par­tie a été publiée. L’information est pas­sée. On ver­ra si les auteurs la prennent en consi­dé­ra­tion. Leur liber­té prime.

BL : Quand tu parles de ce qui a ins­pi­ré Radius, tu cites des séries amé­ri­caines comme Lost. On sait que le public de ces feuille­tons télé­vi­sés a une cer­taine influence, par le biais du cour­rier des lec­teurs, les forums sur inter­net, les réseaux sociaux, etc., sur l’é­vo­lu­tion de l’in­trigue, le des­tin des per­son­nages, voire la conclu­sion. Qu’en est-il de Radius ? Est-ce que les com­men­taires des lec­teurs influen­ce­ront l’é­cri­ture des épi­sodes ? Et est-ce com­pa­tible avec l’i­dée qu’on se fait de la créa­tion littéraire ?

JS : Je pense que c’est en effet par­fai­te­ment com­pa­tible. Nous nous nour­ris­sons, en tant que créa­teurs, de l’influence des autres. Cela a tou­jours été le cas. Aucun créa­teur n’est une île iso­lée du conti­nent. les retours des lec­teurs sont donc pré­cieux et appré­ciés à leur juste valeur. Ils arrivent sur­tout par le biais des réseaux sociaux, et de Twit­ter notam­ment. Quant à l’influencer direc­te­ment, je ne pense pas, en tout cas pas au niveau de l’intrigue géné­rale qui, elle, est déjà arrê­tée. Après, si un inter­naute sug­gère une idée à un auteur et que celui-ci n’y avait pas pen­sé lui-même, pour­quoi s’en pri­ver ? La lit­té­ra­ture a besoin d’un peu de modestie.

BL : Par­lons un peu du retour du feuille­ton si sou­vent consta­té sur la toile, par toi entre autres très récem­ment dans une inter­view avec le site ActuSF. Qu’en est-il, et quelles en sont, d’a­près toi, les raisons ?

JS : Il y a, c’est vrai, un retour du feuille­ton. Reste à voir si c’est une ten­dance de lec­ture ou seule­ment une ten­dance de publi­ca­tion. Une chose est sûre : nous lisons moins long­temps sur un écran. Il parait donc natu­rel de pen­ser que les lec­teurs pri­vi­lé­gie­ront les textes courts ou mor­ce­lés. Nos usages de lec­tures se frag­mentent dans le temps, notre capa­ci­té d’attention s’étend davan­tage sur le court terme et de moins en moins dans le long terme. Les édi­teurs tentent du mieux qu’ils peuvent d’anticiper les attentes de leurs lec­teurs en ce sens, et nous ver­rons si cela paye. Concer­nant Wal­rus, il est vrai que nos deux plus grands suc­cès édi­to­riaux sont des séries (Toxic et Jésus contre Hit­ler). Mais je n’en fais pas une généralité.

BL : On peut consta­ter un phé­no­mène qui, s’il n’est pas nou­veau, a sans doute pris de l’am­pleur avec l’a­vè­ne­ment des réseaux sociaux : Si un fait quel­conque, un pro­jet, une nou­velle, peut sou­le­ver beau­coup d’in­té­rêt et inci­ter beau­coup de per­sonnes à s’ex­pri­mer, c’est plu­tôt un enga­ge­ment qui a le souffle court, vu le nombre d’é­vé­ne­ments en lice pour faire le buzz. Com­ment comptes-tu inci­ter des lec­teurs à suivre un pro­jet pen­dant un an ?

JS : C’est un pro­blème géné­ral auquel je n’ai évi­dem­ment pas la réponse : l’essoufflement de l’attention est direc­te­ment lié à l’augmentation spec­ta­cu­laire de la pro­duc­tion d’œuvres de l’esprit. Cette aug­men­ta­tion est en soi une bonne chose, mais elle pose des ques­tions de pré­sence et de long terme. Une fois la nou­veau­té pas­sée, que reste-t-il ? J’ai un début de solu­tion, que j’ai tes­té dans le pro­jet Brad­bu­ry : la per­sé­vé­rance et la conti­nui­té. Le tout est d’établir une rela­tion de confiance avec les lec­teurs, qu’ils soient 10, 100 ou 10.000. Et il est bien enten­du de notre devoir d’écrire une his­toire qu’ils aime­ront suivre, dont ils vou­dront avoir la suite. Inter­net ne fait que mettre en exergue des pro­blèmes vieux comme le monde. Nos solu­tions nous sont propres, et il n’y a pas de for­mule magique, sinon de croire en la qua­li­té de ce que l’on fait.

Pro­pos recueillis par Tho­mas Gal­ley.

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Un exemple :

14 jan­vier (Conver­sa­tion secrète)

Je vais quit­ter la France parce que j’ai la trouille. J’ai recom­men­cé à suivre les infor­ma­tions depuis que je suis ins­tal­lé ici, à Vau­gi­rard. Et ce que j’y ai appris entre les lignes me fait peur. D’abord, il y a la chasse à l’homme dont fait l’objet notre col­lègue amé­ri­cain, Gra­dy Smith. Avec le fias­co de son Ter­mi­nus, il s’est mis dans une mouise noire.

Je n’en avais pas encore par­lé, mais deux jours avant que Gra­dy me passe un coup de fil, Pek­ka Sulan­der, l’écrivain de cochon­ne­ries ani­ma­lières m’a appe­lé. Notre échange a été si éton­nant pour moi que je suis presque capable de m’en sou­ve­nir au mot près. À moins que ce ne soit un effet du Pouvoir.

17 jan­vier (Le plai­sir d’Icare)

J’ai donc quit­té la France, hier en pleine nuit. Parce que j’ai peur. J’ai recom­men­cé à suivre les infor­ma­tions depuis que je me suis ins­tal­lé à Vau­gi­rard. Et ce que j’y ai appris entre les lignes me fait froid dans le dos. D’abord, il y a la chasse à l’homme dont fait l’objet notre col­lègue amé­ri­cain, Gra­dy Smith. Avec le fias­co de son Ter­mi­nus, il s’est mis dans une mouise noire. Et puis la longue conver­sa­tion avec Pek­ka, qui m’est reve­nue en mémoire l’autre jour, durant laquelle il m’a appris qu’il enquê­tait, qu’il réunis­sait des infor­ma­tions. Et enfin cette his­toire de drone qui a fil­mé mes exploits dans le bayou.

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95