Michel Torres, Aris­tide. La Saga de Mô, t. 2

Il y a par­fois de ces textes qu’il faut conqué­rir avant de pou­voir les appré­cier. Mieux encore, il faut savoir se les appro­prier, les son­der jus­qu’au fond de leurs abîmes, échouer dans leurs bas-fonds cachés, pal­per le verbe qui se dérobe à force de s’ex­hi­ber – des textes revêches donc qu’il ne faut pas seule­ment lire, mais tra­vailler. Aris­tide, deuxième tome de la Saga de Mô qui a si brillam­ment com­men­cé sa car­rière lit­té­raire il y a six mois avec La Meneuse, texte coup de cœur du San­glier, appar­tient à cette caté­go­rie, et il m’a fal­lu un tra­vail achar­né avant de pou­voir per­cer son mys­tère, un mys­tère qui, au lieu de te sau­ter à la figure pour te traî­ner de force dans son repère sou­ter­rain, guette dans le noir pour y attendre le lec­teur assez cou­ra­geux pour appré­cier la beau­té farouche.

Dix ans ont pas­sé depuis les ven­danges san­glants de 1960. Le cadavre de la Meneuse est bien enter­ré, et Mô est sor­ti de l’en­fance. Mais le temps qui passe ne sau­rait abî­mer les fan­tômes qui conti­nuent à rôder, comme ceux de la famille belge dont l’as­sas­sin n’a tou­jours pas été retrou­vé. Mô ne fré­quente plus la Com­tesse, domaine viti­cole et scène du car­na­val gro­tesque et san­gui­naire du pre­mier épi­sode. Il s’est éta­bli en marge de la socié­té de Mar­seillan, dans un squat au fin fond de la plage, coin tran­quille et à l’a­bri des curieux, qu’il par­tage avec Aris­tide, le géant micro­cé­phale dont il a héri­té après la mort du père adop­tif de celui-ci, Manuel le ber­ger, l’a­nar­chiste espa­gnol venu s’ins­tal­ler dans le coin après la défaite des Répu­bli­cains d’outre-Pyré­nées en 1939.

Aris­tide, héros épo­nyme du deuxième volume, dont la force tel­lu­rique n’est pas sans rap­pe­ler celle d’An­tée, le géant qui devait res­ter en contact avec la terre mater­nelle sous peine de cre­ver étouf­fé entre les bras d’Her­cule, Aris­tide donc qui est appa­ru, dès les pre­mières lignes du pre­mier volume de la Saga, comme l’in­car­na­tion même de la Terre [1]Il suf­fit de suivre le cor­tège des « fous de l’an mille », ouvert comme par hasard par le colosse qui porte, « cloué sur un mât » un « man­ne­quin bour­ré de foin », man­ne­quin qui sera … Conti­nue rea­ding, l’élé­ment à l’hon­neur dans l’u­ni­vers dio­ny­siaque de la Vigne avec ses ceps gor­gés de soleil et ses caves pro­fondes, change d’en­seigne et vient rejoindre Mô sur sa pla­gette où celui-ci habite

« une bicoque de sac et de corde, étanche comme un bateau, hau­ba­née de bouts, ramas­sée, étayée du bois des nau­frages et coif­fée des épaves du temps »

On dirait un bout de mer échoué sur la plage, une baraque qui res­semble plus à un bateau qu’à autre chose et qui intro­duit, dès les pre­mières lignes, l’élé­ment qui mar­que­ra de son sceau le deuxième épi­sode de la Saga, l’Eau. Pré­sente déjà dans le pre­mier volume avec le Canal du Midi et le bref séjour des ado­les­cents à la plage, elle peut main­te­nant être comp­tée au nombre des pro­ta­go­nistes. Mô emmè­ne­ra Aris­tide dans des expé­di­tions sous-marines pour y bra­con­ner, des palourdes d’a­bord et des amphores ensuite. Plus tard, quand les pre­miers doutes se seront ins­tal­lés à pro­pos des jeunes filles dis­pa­rues, il l’embarquera dans des expé­di­tions insu­laires jus­qu’en Grèce, à Myko­nos et à Amor­gos où d’autres excur­sions mari­times vien­dront com­plé­ter la palette aux cou­leurs de l’o­céan. Mais l’eau, tout comme la terre, ne sau­rait être le domaine de l’u­nique beau­té. La mort y rôde avec ses cadavres, que ce soit sous le soleil des îles grecques ou dans les fosses pro­fondes que rem­plissent les eaux troubles du Canal de Midi.

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Il y a évi­dem­ment du poli­cier là-dedans, parce que qui dit « dis­pa­ri­tion de jeunes filles » et « cadavres » doit obli­ga­toi­re­ment pas­ser par « soup­çon » et « enquête » avant de conclure par « condam­na­tion », et Aris­tide se révèle  un des héri­tiers du « petit Albert », l’as­sas­sin simple d’es­prit de Fré­dé­ric Dür­ren­matt dans la Pro­messe, ce requiem pour le polar de 1958. Mais Aris­tide est bien plus qu’un banal poli­cier où il s’a­gi­rait de tra­quer le cou­pable. En évo­quant sa région natale peu­plée de per­son­nages qu’on ima­gi­ne­rait tout droit sor­tis d’un film de Paso­li­ni, Michel Torres en fait une terre mytho­lo­gique qui s’en­fonce loin dans le pas­sé et qu’on s’é­tonne presque de pou­voir retrou­ver sur des cartes IGN ou Google, tel­le­ment on la croi­rait loin­taine et inac­ces­sible à tout effort autre qu’imaginaire.

Mais le mal guette au cœur même de ces terres mytho­lo­giques, tapi dans ses pro­fon­deurs – mari­times aus­si bien que ter­riennes – et il n’y a que le feu pour les pur­ger, le feu qui pour­tant ne peut pas­ser sans noir­cir et consom­mer ceux qui y touchent de trop près, comme le soleil qu’on a inté­rêt à évi­ter, sous peine de connaître et de par­ta­ger le sort d’Icare.

Aris­tide, c’est un texte pétri de réfé­rences mytho­lo­giques, et com­ment en pour­rait-il être autre­ment, le Lan­gue­doc étant, avec sa façade mari­time, une des vieilles terres médi­ter­ra­néennes, terme plus en rap­port avec les anciennes civi­li­sa­tions orien­tales qu’a­vec les réa­li­tés géo­gra­phiques. Rap­port sou­li­gné encore par le voyage des pro­ta­go­nistes dans les îles grecques et la chasse aux amphores dont la pré­sence est la preuve tan­gible de l’in­tro­duc­tion de l’es­pace mytho­lo­gique des Anciens. Aux lec­teurs main­te­nant le plai­sir de se lais­ser empor­ter par les mul­tiples engre­nages, de per­cer à tra­vers les couches suc­ces­sives savam­ment agen­cées par  Michel Torres dans l’es­poir de péné­trer jus­qu’au cœur de l’énigme.

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Je lais­se­rai votre plai­sir entier en m’empêchant de vous dévoi­ler quoi que ce soit de pré­cis, mais soyez assu­rés que l’ef­fort de suivre la construc­tion éla­bo­rée de cet uni­vers tex­tuel consti­tue déjà un plai­sir bien réel, plai­sir qui s’a­joute à celui des décou­vertes que vous pour­riez faire en sui­vant les traces de cet écri­vain tout à fait remar­quable. Aris­tide, c’est, au fond, un autre mor­ceau du grand puzzle annon­cé qui pro­met, une fois ter­mi­né, de ver­ser une lumière inouïe de clar­té sur la région que Michel Torres étale sous les yeux de ses lec­teurs ébahis.

Michel Torres
Aris­tide
La Saga de Mô, t. 2
Publie.net
ISBN : 9782371710061

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Il suf­fit de suivre le cor­tège des « fous de l’an mille », ouvert comme par hasard par le colosse qui porte, « cloué sur un mât » un « man­ne­quin bour­ré de foin », man­ne­quin qui sera ensuite « plan­té […] entre ses jambes-poteaux », invi­ta­tion à tout ce monde débri­dé de se poser « à même le sol de terre battue ».
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

5 réponses à “Michel Torres, Aris­tide. La Saga de Mô, t. 2”

  1. Mer­ci au lec­teur pers­pi­cace qui a su déce­ler ces traces mytho­lo­giques qui sous-tendent les tomes 1 et 2 et qui vont explo­ser dans le tome 3, « L’é­tang d’encre » dont voi­ci un extrait de la 4ème de cou­ver­ture sur laquelle je planche en ce moment :
    Entre pillage et hom­mage, sur les traces des héros antiques, de l’étang de Thau à l’Enfer de Dante, vivez le voyage fan­tas­ma­go­rique d’Henri le pour­ri et de son neveu, Mô, dilué dans le déses­poir comme on se perd dans un brouillard façon Zyk­lon B…
    Le diable avait déser­té l’enfer et s’était bar­ré sans que ça change grand-chose. En défi­ni­tive, les hommes géraient tout seuls et depuis bien long­temps leurs salo­pe­ries et n’avaient plus besoin du père Fouet­tard cornu…

    1. Ce texte annon­cé, j’es­père l’a­voir très bien­tôt sous les yeux. C’est un régal de vous lire.

  2. La saga de Mô, tome III, « L’é­tang d’encre » ?
    Pas lu ? Débordé ?
    Déso­rien­té ? Dému­ni ? Déçu ?
    J’ai essayé de jeter le bou­chon le plus loin que j’ai pu quitte à cho­quer mes lecteurs.
    Votre avis, quel qu’il soit, m’im­porte vraiment.
    Pour le tome IV « Tabar­ka, étang de Thau », à paraître au prin­temps, je repars sur les fon­da­men­taux : un héros des­pé­ra­do en sym­biose avec son étang malade et l’a­ven­ture qui frappe sous les traits d’une jeune beau­té exo­tique et déglinguée…

    1. En train de rédi­ger un article :-) Ayant un nou­veau poste depuis le 1er juillet, les res­sources que je peux consa­crer à mon blog s’en res­sentent, c’est pour cela que j’ai dû réduire le rythme de mes publications.

    2. Et le voi­ci, l’ar­ticle consa­cré à L’É­tang d’encre : http://baugelitt.eu/michel-torres-letang-dencre-la-saga-de-mo-t‑3/