Anne Vas­si­vière, Par­ties communes

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La Musar­dine a déci­dé de lan­cer, le 16 mars, une col­lec­tion lit­té­raire tout au fémi­nin dont le titre peut appa­raître, avec un cer­tain charme insi­dieux, comme un conden­sé de sa ligne édi­to­riale : « • G ». Des­ti­née à un public fémi­nin, Octa­vie Del­vaux, la direc­trice recru­tée dans les rangs des auteurs de la mai­son, tient à pré­ci­ser que seules les femmes auront droit de cité dans le cata­logue : « Une col­lec­tion pour les femmes par les femmes », selon la for­mule magique de la direc­trice, qui affirme aus­si que « toutes nos auteures doivent être des femmes, des vraies ». For­mule aux réso­nances d’a­bord quelque peu bizarres, mais qui se com­prend dans la mesure où elle scelle la volon­té d’ex­clure du ber­cail les hommes écri­vant sous pseu­do­nyme fémi­nin. Ceci est un phé­no­mène assez répan­du à l’am­pleur bien enten­du dif­fi­cile à esti­mer, mais assez large sans aucun doute pour faus­ser la per­cep­tion de ce que peut être un éro­tisme au fémi­nin et quel est au juste le rôle des autrices dans le déve­lop­pe­ment de la lit­té­ra­ture éro­tique. D’autre part, Mme Del­vaux, dans sa Note d’in­ten­tion, prend soin de posi­tion­ner la nou­velle col­lec­tion à contre-cou­rant par rap­port à ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler « romance éro­tique », une volon­té qui n’est pas sans déplaire à votre ser­vi­teur, contemp­teur avé­ré de ce genre par trop gluant :

« je ne suis guère ama­trice de romance ou d’érotisme gui­mauve, et j’ai pu consta­ter, en œuvrant en sens inverse, c’est-à-dire en par­lant crû­ment, sans excès de roman­tisme ou sur­abon­dance de prince char­mant, que le lec­to­rat fémi­nin pou­vait aus­si être récep­tif à une lit­té­ra­ture éro­tique qui ne prend pas de pin­cettes pour décrire les actes sexuels. » (Pas­sage mis en relief par Mme Delvaux)

L’hon­neur d’ou­vrir cette col­lec­tion revient à Anne Vas­si­vière,  autrice incon­nue au bataillon qui contri­bue un texte dif­fi­cile à clas­ser, tout en chan­ge­ments de pers­pec­tives, et à l’in­ti­tu­lé par­ti­cu­liè­re­ment bien adap­té à son pro­pos, Par­ties com­munes. Ini­tia­le­ment publié en auto-édi­tion chez lulu.com, en 2011 ou en 2015 – dif­fi­cile de tran­cher, en l’ab­sence d’une notice dans le cata­logue de la BnF, quand Google et Ama­zon n’ar­rivent pas à se mettre d’ac­cord à pro­pos de la date de publi­ca­tion -, ce texte raconte les aléas des habi­tants d’un immeuble hauss­man­nien en met­tant l’ac­cent sur les rela­tions char­nelles qui se font et se défont au gré des pages et des ren­contres. Autre­ment dit, ça baise ferme côté cour et côté rue, au point où on pour­rait ima­gi­ner que ces gens-là, ils ne font que ça.

Le texte a sans doute béné­fi­cié d’une cer­taine atten­tion de la part de ses nou­veaux édi­teurs avant d’être admis dans la nou­velle col­lec­tion, et les ves­tiges de la pre­mière édi­tion conser­vées par la toile – et notam­ment par Ama­zon – per­mettent d’af­fir­mer que cette relec­ture a bien pro­fi­té au roman – en se rap­pe­lant tou­te­fois que cette affir­ma­tion ne peut se baser que sur les quelques pages acces­sibles en aper­çu à tra­vers la fonc­tion « feuille­ter » du libraire de Seat­tle. On constate, outre le chan­ge­ment du nom de famille des pro­prié­taires – qui, en cours de route, ont per­du leur par­ti­cule – et la sup­pres­sion de deux loca­taires, un style plus léger et une prise en main plus réso­lue des per­son­nages et des situa­tions de la part de l’au­trice, preuve que les années pas­sées entre les deux édi­tions ont été mises à profit.

D'une version à l'autre : L'immeuble de "Parties communes" d'Anne Vassivière
À gauche, l’im­meuble et sa faune dans la ver­sion ori­gi­nale publiée en 2011 (ou 2015), à droite la ver­sion de La Musar­dine, de 2017. On constate le chan­ge­ment de nom des pro­prié­taires et la sup­pres­sion de deux par­ties (Gus­tave et LA voisine).

Le pro­pos de Par­ties com­munes, c’est donc de mettre sous le micro­scope la faune humaine d’un immeuble hauss­man­nien, ses loca­taires et ses pro­prié­taires, de zoo­mer sur les rela­tions qui se tissent entre les par­ties concer­nées avec, éro­tisme oblige, un rôle pré­pon­dé­rant pour les par­ties de – jambes en l’air. Le pro­cé­dé choi­si par Anne Vas­si­vière est aus­si simple qu’ef­fi­cace : Les dif­fé­rents per­son­nages prennent la parole, les uns à la suite des autres, le temps de quelques phrases, de quelques para­graphes par­fois, ouvrant une pers­pec­tive sur la situa­tion dans laquelle ils se trouvent et de leur res­sen­ti vis à vis de celle-ci. La plu­part du temps, la nar­ra­tion pro­cède à la façon d’un dia­logue – par réflexion inter­po­sée – et les deux par­ti­ci­pants se relaient dans leurs obser­va­tions, leur façon de voir et de com­prendre ce qui se passe, ce qui donne lieu à des confron­ta­tions par­fois très spé­ciales, don­nant du fil à retordre au lec­teur qui peut en déduire à quel point une seule et même situa­tion peut se pré­sen­ter sous une lumière tout à fait dif­fé­rente en fonc­tion de la per­sonne qui y évo­lue. Par­fois, on se com­prend ; par­fois, on se laisse flot­ter au gré des cou­rants pour débar­quer entre les bras – et les jambes – de l’élu(e) ; par­fois – très sou­vent – il y a des mal­en­ten­dus, des qui­pro­quos, des méprises qui font sou­rire, écla­ter de rire – gras ou jaune la plu­part du temps -, grin­cer des dents, pleu­rer – de rage sou­vent, de tris­tesse par­fois. Dif­fi­cile de faire le tour des émo­tions que l’au­trice sait réveiller d’un coup de baguette, avec une sin­gu­lière par­ci­mo­nie de paroles, et sans jamais tra­hir ses personnages.

À lire :
Joanna Hambert, Les vacances sans mon mari

C’est un pro­cé­dé par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace quand il s’a­git de se rendre compte de la vali­di­té de ses propres obser­va­tions, de remettre en ques­tion toutes les approches, toutes les évi­dences, pour com­prendre à quel point la véri­té (ou ce qui passe pour telle) évo­lue au gré des réflexions et des expé­riences qu’on apporte à une situa­tion don­née. À l’is­sue de cette lec­ture, on se pose bien des ques­tions, on assiste, impuis­sant, à l’en­vol de toutes les cer­ti­tudes et on aime­rait vrai­ment savoir ce qui se passe dans la tête de l’autre. Est-ce qu’on est tout seul à se faire un ciné­ma ? Est-ce qu’il y a un rap­port – quel­conque – en dehors de celui des par­ties ? Une chose est cer­taine, si vous êtes un peu trop imbu de votre per­sonne et de l’im­por­tance que vos atten­tions peuvent avoir sur votre bien-aimé(e), je vous conseille très vive­ment une ses­sion de rea­li­ty check avec Anne Vas­si­vière. Mais atten­tion, vous ris­quez de tom­ber de haut !

Les per­son­nages, faus­se­ment ras­su­rés par le sen­ti­ment d’être à l’a­bri dans leurs crânes avec leurs réflexions et de pou­voir tis­ser leurs pro­jets en cati­mi­ni, se placent sous les pro­jec­teurs où ils révèlent jus­qu’à la moindre de leurs failles, met­tant à nu les res­sorts qui les font bou­ger, les bas­sesses qu’ils com­plotent, les tra­hi­sons qu’ils pré­parent, mais par­fois aus­si les élans dont on les aurait cru inca­pables, petits vers incon­sé­quents grouillant dans la boue d’une huma­ni­té pour­rie. Et voi­ci le contexte dans lequel Anne Vas­si­vière a pon­du une des plus belles inter­ro­ga­tions pré-coï­tales que j’aie jamais pu lire :

« Est-ce que je vais pas me faire un lum­ba­go si je la saute dans une posi­tion tor­due ? » (Chap. 15, Mec II)

Anne Vas­si­vière nous fait voir de toutes les cou­leurs, à tra­vers les aven­tures et les réflexions de sa petite troupe, et com­ment tran­cher entre, d’un côté, déses­poir et pitié, entre l’en­vie de leur cou­per – à tous ! – les couilles et de leur arra­cher les ovaires, et la pul­sion, de l’autre, de ver­ser de chaudes larmes sur le sort et la minable condi­tion humaine de ces écor­chés de la vie ?

À lire :
Atilio Gambedotti, Cercle intime

Si l’au­trice excelle dans les obser­va­tions psy­cho­lo­giques, dans la pein­ture d’une huma­ni­té prise au piège du quo­ti­dien et de la soli­tude, les ama­trices de la baga­telle n’en sont pas pour autant pour leurs frais. Les habi­tants de notre immeuble y pensent à lon­gueur de jour­née et ne se privent pas de conclure à chaque fois que les cir­cons­tances s’y prêtent. Et qu’il suf­fise de citer la scène de baise épique qui réunit, au cha­pitre 13, Lili et Ben dans une che­vau­chée de tous les diables, pré­lude à une ini­tia­tion pous­sée de la jeune femme auquel le lec­teur assiste comme à tra­vers les inter­stices d’une jalou­sie tirée sur la vie des acteurs.

Avant de conclure de mon côté, je me per­mets d’at­ti­rer l’at­ten­tion de mes lec­teurs sur un petit côté déli­cieu­se­ment méchant du texte, à savoir une mise à mal de ces connards d’au­teurs qui aiment tel­le­ment s’i­ma­gi­ner en nom­bril du monde avec leurs phi­lo­so­phie à la con et à même pas deux balles :

« si la rare­té fait la valeur il y a plein de petites bites de son genre par­tout dans les rues de Navarre ou d’ailleurs c’est même pas un bon coup et il paraît qu’il s’est aus­si mis à taqui­ner la muse de l’écriture c’est juste deux ados à l’hygiène dou­teuse qui se sont trou­vés pour grif­fon­ner des trucs nuls ensemble et se per­sua­der qu’ils sont le nom­bril incom­pris du monde, c’est tout. » (Chap. 9, Michèle)

Quel plai­sir que de dégus­ter ces remarques de Michèle, l’an­cienne et délais­sée amante de Thi­bault (et par cela peu encline à la modé­ra­tion voire à la neu­tra­li­té), confron­tée au fait de voir sa sœur cadette l’emporter haut la main (cha­pitre 9) et s’en­voyer en l’air avec son ex. Ce n’est rien moins qu’un régal de pou­voir assis­ter au mas­sacre des ébats poé­tiques et de toutes ces inep­ties héri­tées d’une cer­taine poé­sie à la sauce roman­ti­sante. Mas­sacre qui se répète et se pour­suit dans les mono­logues au lyrisme écœu­rant du « Jeune homme (5e côté rue) », l’a­mant futur de la pro­prio auquel l’au­trice refuse jus­qu’à l’hon­neur d’un nom.

Il convient de féli­ci­ter Octa­vie Del­vaux et toute l’é­quipe de la Musar­dine pour un démar­rage aus­si pro­met­teur de leur nou­velle col­lec­tion et pour la révé­la­tion au public d’une autrice du calibre d’Anne Vas­si­vière. Par­ties com­munes porte un regard désa­bu­sé sur la condi­tion humaine, sans pour autant oublier qu’il s’a­git d’hommes et de femmes qui se battent pour leur once de bon­heur – qu’ils n’ob­tien­dront sans doute jamais. Le rire – moqueur, jaune, libé­ra­teur – s’y mêle à une conster­na­tion tein­tée à tour de rôle de pitié et de colère. Peu importe que cette nou­velle col­lec­tion s’a­dresse prin­ci­pa­le­ment aux femmes, je recom­mande aux hommes aus­si de sur­veiller de très près ce qui s’y passe afin de ne pas rater – et sous aucun pré­texte – les mer­veilles que Mme Del­vaux est sans doute en train de nous concocter !

Un seul sou­hait qui me reste à for­mu­ler : Dans une col­lec­tion qui se reven­dique à un tel point d’une sexua­li­té fémi­nine assu­mée, qui s’a­dresse à un public fémi­nin, et dont la direc­trice sou­ligne avec verve la voca­tion fémi­niste, on aime­rait voir les res­pon­sables renon­cer au terme « auteure » bête­ment cal­qué sur le mas­cu­lin sans le moindre égard pour l’his­toire de la langue fran­çaise, et rendre son hon­neur à la fière dési­gna­tion tom­bée en désué­tude depuis les assauts des Aca­dé­mi­ciens du XVIIe siècle, une dési­gna­tion qui convient à mer­veille aux femmes qui écrivent et qui sont tout sim­ple­ment – des autrices.

Anne Vas­si­vière
Par­ties com­munes
La Musar­dine
ISBN : 9782364907881

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

3 réponses à “Anne Vas­si­vière, Par­ties communes”

  1. Super inté­res­sant !
    Je regarde cette nou­velle col­lec­tion avec inté­rêt et j’ai donc beau­coup appré­cié de lire ton billet (qui m’a plu jus­qu’à la der­nière ligne, d’ailleurs, avec la remarque sur le terme « autrice »). Je lirai très cer­tai­ne­ment ce roman. Merci ! :)

    1. Cou­cou Valé­ry, et bien­ve­nue dans la Bauge ! Et mer­ci pour le com­men­taire enthou­siaste :-) Après un début aus­si ful­gu­rant de la nou­velle col­lec­tion, j’ai hâte de lire le deuxième titre, annon­cé pour le mois sui­vant : June, de Vir­gi­nie Bégau­deau (la seule cou­ver­ture lui assure une place de choix dans mes Lec­tures estivales !) :
      Virginie Bégaudeau, June

      1. Je serai tout autant curieuse de le lire. :)