Passez votre chemin !
Voici l’avertissement adressé par M. Denis Marc, dans les pages culture de la RTBF, aux « amateurs de zguegs et de foufounes en gros plans » qui se seraient laissé tenter par une BD dont l’éditeur n’hésite pas à attirer le chaland en sacrifiant aux dieux tutélaires des modes littéraires en qualifiant une de ses protagonistes de « libertine » :
Enquêtrice exemplaire le jour et libertine la nuit, Jeanne Condorcet est une policière atypique qui mène, en toute discrétion, une double vie. [1]Vehlmann, de Bonneval, Polaris, Quatrième de couverture
Adorateur invétéré de foufounes – et surtout en très gros plan [2]Si vous ne me croyez pas sur parole, passez un peu par le chapitre XX de l’Aventure de Nathalie fièrement intitulé le sexe de nathalie ;-) – l’avertissement de M. Marc me concerne évidemment, mais j’ai cru bon de l’ignorer afin de me pencher en toute tranquillité sur une œuvre présentée par certains comme la « BD érotique de cet automne » – pour ne citer que les Inrocks et leur article du 2 novembre 2018. Et comme la Bauge littéraire a vocation à s’occuper de tout ce qui, de près ou de loin, entre dans le giron de l’érotisme littéraire, comment éviter de parler ici de Polaris, une BD qui mélange érotisme et intrigue policière placée dans l’univers d’une société secrète – Circé – consacrée à une sorte de libertinage philosophique et intellectuel qui se propose de conduire ses adeptes à la plénitude du plaisir en instaurant les règles les plus strictes pour guider leurs rapports – un peu à la façon de ces lois qui gouvernaient l’art dramatique à l’époque classique et dont, jusqu’à la révolution des Romantiques, on disait le plus grand bien.

L’intrigue de base est celle de tous les whodunnit – la traque du coupable – et pourrait se résumer en quelques mots, mais cela n’empêche pas la protagoniste de devoir voyager à travers les décennies afin de démêler les agissements de Circé et de ses membres, le tout se compliquant par un récit qui se place sur plusieurs niveaux temporels : d’abord celui de Jeanne, la protagoniste inquisitrice, qui se place après le meurtre de la jeune Élise, et ensuite celui des mois et des semaines ayant précédé l’assassinat, les deux plans se rapprochant au fur et à mesure des événements. Mais comme si cela ne compliquait pas encore assez les choses, il s’y ajoute des épisodes puisés dans un passé encore plus lointain – celui de la création du cercle dans l’après-guerre par la dénommée Polaris, une prostituée présentée comme une « femme puissante » dans la lignée de la magicienne éponyme [3]Polaris, p. 48 – le tout suivi d’un épilogue qui téléporte le lecteur – et une partie des personnages – quinze ans en avant par rapport au présent de la lieutenante Jeanne. Et comme les récits sautent en permanence entre les époques, il n’est pas toujours facile de suivre une intrigue qui se passe entièrement de voix narrative pour confier la parole aux seuls personnages – ce qui, il faut le concéder, est plutôt l’usage dans la bande dessinée et ne devrait pas être un défi pour des lecteurs habitués.
Tout commence non point – malgré le genre – par un meurtre, mais bien – fidélité recommandable aux usages du « genre » libertin – par l’après-baise, cet instant peu confortable où deux inconnus que rien ne réunit sauf le souvenir de quelques heures de galipettes ne trouvent rien de mieux à faire que de se séparer – sans doute pour toujours. L’entrée en scène de la victime, si l’on peut dire, ne se fait pourtant pas attendre, et l’intrigue démarre pour de bon. Et c’est là que tout se complique et que le récit se pare des arabesques et des circonvolutions d’un style rococo des plus déchaînés. Parce que, si tout semblait banal et bien trop facile après les premières investigations aussitôt entamées – une victime et un assassin qui a eu le bon sens de se supprimer lui-même – Jeanne n’est pas convaincue et refuse d’accepter que tout puisse se résoudre de façon aussi facile. Et comme elle ne tarde pas à apprendre, à travers la mention de Circé sur l’éroismogramme trouvé dans l’appartement d’Élise, que l’assassinat a eu lieu dans un milieu libertin, c’est parti pour cette flic dont on connaît déjà le goût des galipettes. Les pages qui suivent, et il y en a encore une bonne centaine avant la conclusion, conduisent les lecteurs dans un méandre constitué de relations complexes, d’initiations, de références philosophiques et de souvenirs de relations sexuelles transcrites dans un code inventé pour l’occasion.

Comme la recherche du coupable est un des principaux intérêts d’un whodunnit, je ne vais bien sûr rien révéler de la conclusion, mais je ne vais pas me priver du plaisir de souligner l’intérêt de la façon dont M. Vehlmann a su conduire une intrigue qui fonctionne comme le miroir des complications de l’histoire enchevêtrée du cercle et de ses revendications où le spirituel prétend prendre le pas sur le physique afin d’enchaîner une libido qui aurait besoin d’entraves pour mieux se réaliser – une démarche qui n’est sans doute pas sans plaire aux amateurs du BDSM tellement en vogue depuis quelques années que certains ont pu le confondre avec la notion même d’érotisme.
D’un autre côté, à mon avis nettement bien réussi, les auteurs ne se privent pas du plaisir d’étaler une érudition qui passe des débuts même de la littérature en invoquant l’épopée de Gilgamesh [4]Polaris, p. 49. M. de Bonneval, dessinateur ici, a d’ailleurs scénarisé cette épopée dans la mini-série Gilgamesh. pour expliquer le rôle civilisateur de la prostituée aux évocations de l’OuLiPo qui aurait engendré une drôle d’engeance, l’OuSexPo, qui aurait « fait à la sexualité ce que l’OuLipo a fait à la littérature » [5]Polaris, p. 47 – une revendication assez pertinente quand on pense à cette définition prêtée à Queneau comme quoi les membres de l’OuLiPo seraient des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir », le labyrinthe étant ici remplacé par les règles régissant les jeux sexuels. Entre ces deux pôles, nombreuses sont les références à la philosophie et à la littérature, des références dont je ne retiendrai que celle – évidente – à Homère et à l’épisode des compagnons d’Ulysse transformés en porcs par la (très peu sainte) patronne du cercle.
Si le récit pèche donc par une certaine prétention, j’ai été impressionné par les efforts de construire une intrigue oscillant sans cesse entre le passé et le présent, portée par des récits d’un grand nombre de personnages dont certains confèrent au récit une présence très individuelle. Cet effort de construction se poursuit jusque dans le traitement de la protagoniste naturelle d’un polar, Jeanne, qui se dissout au fur et à mesure de l’intrigue qui avance, un procédé hérité du roman historique et de son plus éminent auteur, Walter Scott, qui a déjà reconnu la valeur d’un héros qui s’éclipse au profit de celles et de ceux qui ont fait l’Histoire. Dans le cas de Polaris, ce sont les membres du cercle qui réellement intéressent le scénariste, et Jeanne doit se contenter du rôle d’une sorte de présentatrice.
L’érotisme de Polaris – si érotisme il y a – n’a rien de lumineux. Du côté de Jeanne, ses coups d’une nuit n’ont rien de particulièrement reluisant, et du côté du cercle, l’amour physique est sujet à une obsession de contrôle, d’une volonté de policer en légiférant, comme si on avait confié à des ingénieurs la tâche de canaliser des sentiments et des pulsions. Mais cela n’empêche pas Vehlmann et de Bonneval de trouver des images très fortes qui jalonnent le récit et laissent des impressions durables, comme cette scène de baise d’outre-tombe qui mêle le sordide d’une nécrophilie par écran interposé à un travail de mémoire aussi douloureux qu’obsessif :

Dans un long article paru sur le blog de Fabien Vehlmann à l’occasion de la parution de Polaris, le scénariste formule d’ailleurs quelques pensées qui pourraient aider à comprendre l’intention de son texte :
en prônant l’imaginaire et la créativité (à travers l’enquête policière et la quête personnelle de son héroïne), notre [i.e. celui de Vehlmann et de de Bonneval] récit tente d’inventer une 3èmevoie, entre la « trop grande permissivité » actuelle […] et les « bonnes mœurs » d’un passé corseté où l’on pensait devoir réglementer la vie érotique et intime des hommes et des femmes. [6]Fabien Vehlmann, « Polaris ou la Nuit de Circé » sort cette semaine !!, article publié le 10 octobre 2018 sur le blog de l’auteur
Si on laisse de côté la notion assez problématique de la trop grande permissivité déplorée par Vehlmann, on pourrait en conclure que c’est Jeanne qui, par sa quête toute personnelle, montre une sorte de voie du milieu qui, en évitant les extrêmes, pourrait conduire vers l’accomplissement personnel, une approche qui me semble problématique dans la mesure où Jeanne n’a rien d’une protagoniste malgré sa présence et son rôle dans l’enquête qui conduit à la dissolution d’un cercle rongé par les passions depuis longtemps.
Je garde de Polaris le souvenir d’une intrigue intelligente et superbement construite qui n’a pourtant rien d’érotique dans la mesure où l’érotisme conduit vers et tourne autour du désir et de l’acte sexuel. Dans l’univers de Circé, la sexualité est plutôt un ingrédient incontournable, mais dont on aimerait mieux pouvoir se passer pour éviter les dérapages. Les relations sexuelles y sont plutôt une obsession susceptible de faire exploser les pires passions. On est loin de la libération sexuelle quand même…
Le dessin
C’est une banalité, mais on ne peut pas assez la répéter : Dans une BD réussie, le scénario et le dessin se soutiennent et se renforcent mutuellement, le dessin donnant à l’intrigue une interprétation qui puisse la faire vibrer par d’autres cordes que la seule imagination. Maintenant, qu’en est-il du dessin dans Polaris ? Tout d’abord, sur la plupart des pages, le dessin est en noir et blanc, sans fioritures, d’une facture extrêmement réduite, visant l’essentiel. D’un côté, un style aussi sobre donne un contrepoids à l’intellectualisation de l’intrigue, conférant donc une certaine balance à l’ensemble. D’un autre côté, on ne peut pas vraiment dire que ce style-là sert les personnages :

C’est comme si de Bonneval se donnait toutes les peines du monde pour montrer ses personnages – et Élise est censée être une jeune femme séduisante – sous un jour défavorable en leur donnant un air revêche et presque répulsif. Sur certains des portraits ici rassemblés on dirait une extraterrestre à la Roswell…
J’ai dit plus haut qu’il n’était pas « toujours facile de suivre [l”] intrigue », et cela ne peut pas être imputé aux seules complications temporelles, mais bien aussi à un dessin qui ne permet pas toujours de distinguer les personnages les uns des autres, et même le lecteur numérique qui peut pourtant agrandir les planches à souhait doit parfois regarder de très près avant d’être sûr de l’identification. Ce qui, surtout dans un scénario qui présente un grand nombre de personnages, n’ajoute pas à la lisibilité.
Un détail que j’aimerais évoquer avant de vous laisser découvrir le texte, c’est l’usage de la couleur. Dans cette BD presque entièrement en noir et blanc, les couleurs sont réservées à ce qui appartient au passé, à ce qui ne peut plus être vu, touché. Élise, au départ présente dans une des rares scènes sensuelles du texte, s’efface de plus en plus jusqu’à ne plus apparaître qu’à travers les récits, les souvenirs. La scène du meurtre, finalement, n’est plus dessinée : il n’y a plus que de schématiques fantômes, des silhouettes en couleur qui vaguement rappellent les personnages, plus voisines des peintures rupestres ou pariétales que du dessin.
Pour conclure, je ne dirais donc pas de Polaris que c’est la « BD érotique de l’automne » – je dirais même que ce n’est pas une BD érotique du tout malgré l’omniprésence de la sexualité – mais la lecture est d’une énorme richesse et conduit à de nombreuses découvertes – voire à des remises en question. Il suffit de prendre les auteurs au sérieux et de chercher plus loin que les affirmations trop faciles de la 4e de couverture.
Toutes les illustrations tirées de Polaris : © Éditions Delcourt, 2018 – Vehlmann, de Bonneval
Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval
Polaris ou la nuit de Circé
Éditions Delcourt
ISBN : 978−2−7560−7410−8
Références
↑1 | Vehlmann, de Bonneval, Polaris, Quatrième de couverture |
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↑2 | Si vous ne me croyez pas sur parole, passez un peu par le chapitre XX de l’Aventure de Nathalie fièrement intitulé le sexe de nathalie ;-) |
↑3 | Polaris, p. 48 |
↑4 | Polaris, p. 49. M. de Bonneval, dessinateur ici, a d’ailleurs scénarisé cette épopée dans la mini-série Gilgamesh. |
↑5 | Polaris, p. 47 |
↑6 | Fabien Vehlmann, « Polaris ou la Nuit de Circé » sort cette semaine !!, article publié le 10 octobre 2018 sur le blog de l’auteur |