Celui qui entre dans le musée des Beaux-Arts de Cologne, se trouve exposé à des regards scrutateurs. Et ce n’est pas nécessairement le personnel qui se charge de cette insolence – il suffit de leur montrer un billet et ils se retirent au fond de leurs bauges. Non, ce sont les objets exposés eux-mêmes qui sont à l’origine de cette inversion de rôle : tout un mur du hall d’entrée est garni de reproductions des tableaux qu’on va retrouver plus tard, dans les salles, et y figurent – des yeux, rien que des yeux, agrandis outre mesure (entendez : outre la mesure humaine), énormes, aux regard éternellement en éveil, sans sourciller, sans jamais permettre au moindre clignotement de les obscurcir, ne fût-ce que pendant des millièmes de secondes.
C’est évidemment un petit jeu que s’est permis la direction, de faire changer de perspective et de rôle, mais, en même temps, une annonce : Ici, vous serez réduits à la seule vue. Les autres sens, effectivement, se révèlent à peu près inutiles ici.
L’ouïe ? À moins d’être doué d’oreilles super fines et d’être capables de suivre la trace des vers qui se frayent un chemin à travers le bois des cadres, il faut avouer que les tableaux, même s’ils nous parlent, n’ont pourtant pas de voix. Inutile, donc.
Le toucher ? C’est bien connu, dans un musée (comme dans d’autres endroits) on ne touche pas ;-) sous peine de recevoir des claques !
L’odorat ? Vous pouvez toujours essayer de vous rapprocher assez des tableaux pour détecter les dernières molécules que dégagent encore les couches de peinture après parfois des siècles, mais vous risquez fort de vous retrouver avec les susdits cerbères sur le dos. [Remarque : Essayez un peu un musée d’Art moderne… ]
La voix ? Ben, vous vous voyez, debout devant un tableau, dans une salle où il y a sans doute d’autres visiteurs, gueuler à pleins poumons afin de capter l’écho et de vérifier à quoi ressemblent les ondes sonores réfléchis par la surface parfois certes peu plane des couches d’huile ? À moins d’être chauve-souris, vous auriez mauvaise figure.
La vue, donc. Les yeux du musée de Cologne vous rappellent gentiment que c’est tout ce qui vous reste pour faire entrer les œuvres auxquels vous allez vous exposer dans votre for intérieur. Dans l’espace où vous pourrez ruminer à votre guise les sentiments que réveillent les tableaux ainsi que les objets et les scènes représentés. J’ai d’ailleurs fait exprès de dire : « les tableaux ainsi que ». Tout d’abord, il y a des tableaux qui ne représentent rien (la peinture non-figurative, quoi, Kandinsky & compagnie, mais aussi des précurseurs comme Turner, voire les peintres réunis sous l’appellation : « Impressionnisme ». À propos, je me demande bien si on ne pouvait pas leur coller une étiquette : AOC ? Qu’en pensez-vous ?). Des tableaux où il ne figure donc rien, à part les couleurs, bien entendu.
Et puis, même ceux où on reconnaît des personnages, des paysages, des sites ou la rue où l’on habite, ils n’échappent pas à ce que je viens de dire. Le tableau, en sa qualité d’assemblage de toile (ou de bois ou de métal ou de quoi que ce soit comme support) et de couleur, mène une vie à part, et la façon de peindre s’impose souvent tout aussi violemment à l’œil du spectateur que la scène qu’on y voit représentée.
Tout ceci est fort banal, mais je ne m’adresse pas aux critiques d’Art. Je viens de visiter le musée de Cologne pour voir l’exposition en cours, et je me suis retrouvé face à ses yeux à la beauté inquiétante. Et j’ai eu envie de vous en parler. Voilà, c’est tout.
Avant de terminer, je vais quand-même vous montrer l’intégralité du tableau que j’ai choisi pour illustrer mon article. Il s’agit d’un portrait de jeune fille, par le peintre allemand Louis Ammy Blanc. On ne trouve pas beaucoup de renseignements à propos de cet artiste aux origines berlinoises (huguenotes sans aucun doute, vu le nom de famille). Il a commencé sa carrière à l’académie de Berlin, puis, en 1833, il est venu s’établir sur les bords du Rhin (décision on ne peut plus louable), à Düsseldorf, où une académie fleurissante attirait un grand nombre d’artistes (entre autres Böcklin, Feuerbach, Hasenclever).
Il parait que son tableau Femme se rendant à l’église fut assez apprécié des bons bourgeois. On y voit une jeune femme, vêtue à la mode « médiévalisante » des peintres nazarènes, devant le chantier de la cathédrale de Cologne. Le tout sur fond d’un ciel tellement invraisemblable qu’on a envie de rire. À moins qu’il ne s’agisse d’un changement climatique avant l’heure, effectif dès le milieu du XIXe ???
N’empêche, le regard de la jeune fille qu’on peut croiser à Cologne ne laisse pas indifférent. Regardez donc …