Les impu­dents, pre­mier roman de Mar­gue­rite Duras

Voi­ci un livre dont je ne sau­rais assez vous recom­man­der la lec­ture : Les impu­dents, le pre­mier roman de Mar­gue­rite Duras, mal-aimé par son autrice[1]Elle l’a qua­li­fié de « très mau­vais » livre dans une émis­sion radio­pho­nique. Cf. l’ar­ticle de Rodolphe Kobus­zews­ki, « Les Impu­dents, 1943, le pre­mier roman de Mar­gue­rite Duras » et long­temps presque éclip­sé par les suc­cès ulté­rieurs de la future hôtesse de la rue Saint-Benoît.

Mar­gue­rite s’est lan­cée dans la rédac­tion de ce petit roman à une époque mou­ve­men­tée, au seuil des quatre années d’oc­cu­pa­tion, et, après l’a­voir pré­sen­té sans suc­cès aux Édi­tions Gal­li­mard en 1941, elle a fina­le­ment réus­si à le faire publier, en avril 1943, chez Plon.

Au cœur de l’in­trigue, une famille de la petite bour­geoi­sie, recom­po­sée, avec un mari et beau-père effa­cé, presque absent, une mère dont l’ap­pa­rente fai­blesse cache une volon­té tor­due mais de fer néan­moins, et trois enfants, Jacques l’aî­né, véri­table brute der­rière une façade séduc­trice, Maud, l’a­do­les­cente au seuil de l’âge adulte, dont on pour­rait croire qu’elle tra­verse le roman sans pro­fé­rer une seule parole, tel­le­ment elle traîne le silence de ses pen­sées le long de ses pro­me­nades, et Hen­ri, petit der­nier, qu’on voit se gâter de plus en plus rapi­de­ment sous l’in­fluence mal­saine de son frère.

On (re)trouve donc, éta­lée sur ces quelques 250 pages, la constel­la­tion fami­liale qui allait han­ter Mar­gue­rite Duras sa vie durant, au point de la pous­ser à pétrir, encore et encore, les bras écla­bous­sés jus­qu’aux coudes, cette boue infecte et fer­tile qui a cou­vé tant de vies, depuis donc le tout début, en pas­sant ensuite par le Bar­rage contre le Paci­fique, jus­qu’au magis­tral Amant de la Chine du Nord.

Dans ce pre­mier roman, il faut l’a­vouer, il y a bien des pas­sages mal­adroits, et le lec­teur assiste au spec­tacle, outre celui des per­son­nages et de leurs démê­lés, d’une autrice à la recherche de son style, une autrice qui tâtonne, qui par­fois se goure. Mais on y trouve éga­le­ment des phrases qui ne se contentent pas de seule­ment titiller la matière grise, mais qui heurtent les neu­rones avec une telle force qu’elles s’y enfouissent à tout jamais et changent la façon de voir cer­tains pay­sages ou de réagir à l’é­vo­ca­tion de telle circonstance :

Depuis le haut du che­min, elle l’en­ten­drait. Avant même de l’en­tendre, elle devi­ne­rait le bruit de ses pas, croyait-elle.

Presque tout de suite, son impa­tience fut sans bornes. Vien­drait-il à pied, à che­val ? De par­tout sem­blaient lui arri­ver des rumeurs de galops qui las­saient son esprit, dérou­taient son atten­tion. L’homme arri­vait de par­tout, de tous les points de l’ho­ri­zon, de tous les che­mins emplis de nuit, et elle ne savait duquel au juste il fal­lait espé­rer. Quel tour­ment cette approche mul­ti­pliée, qui l’en­fer­mait comme au centre d’un cercle de plus en plus étroit et mena­çant ![2]p. 130. Toutes les cita­tions se réfèrent à l’é­di­tion Gal­li­mard, col­lec­tion Folio

Et voi­ci qu’entre en scène le véri­table pro­ta­go­niste : la nature débor­dante, avec ses pay­sages qui retiennent l’at­ten­tion, qui s’emparent des hommes et des femmes, pâles spectres appe­lés à s’é­va­nouir devant la force tran­quille mais irré­sis­tible d’une nature qui, au besoin, se mue en échi­quier[3]« divi­sant la région en damiers d’un vert gra­dué ; », p. 194 où nos par­ties se ter­minent inexo­ra­ble­ment par l’é­chec – que ce soit le « gouffre de clar­té » dans le ciel vers lequel se pré­ci­pitent les nuages, le soir, dès les pre­mières lignes du récit [4]p. 13 ; celui qui, guer­rier, part à l’as­saut de la vieille mai­son qui titube devant sa lente mon­tée[5]p. 185 ; ou celui encore, en proie à la « tor­peur de l’es­pace », au-des­sus duquel les cor­beaux tracent les « lignes inco­hé­rentes de leur vol »[6]p. 194195 dans un ciel mou­ton­nant. Dans ses meilleurs ins­tants, le récit nous emporte dans les parages mau­dits de la Mai­son Usher[7]« La cha­leur stag­nait autour de la mai­son, comme une mare. », p. 186, où la terre, l’eau et la mala­die s’a­donnent à un trio­lisme effré­né qui finit par engen­drer le mael­ström des­ti­né à englou­tir la repaire de la race maudite.

À lire :
Justine Bo, Onanisme
Chateau de Duras

Dans un tel uni­vers qui se pas­se­rait très bien de la pré­sence humaine, quel sou­ve­nir gar­der des per­son­nages qu’on y voit évo­luer ? Celui, sur­tout, de la fan­to­ma­tique jeune fille qui s’y pro­mène comme une ombre, dans un silence qua­si­ment végé­tal, et qui frôle, tour à tour, l’air, l’eau, la terre et le feu (la cha­leur) – jamais assez pour­tant pour pou­voir prendre la fuite et échap­per ain­si aux miasmes de sa famille ; celui, ensuite, de la jeune ser­vante noyée qui, enche­vê­trée dans ses noires tresses, des­cend la rivière, en silence elle aus­si, sans lais­ser d’autre trace que les cris de ceux qui sont par­tis à sa recherche ; celui de la mère, enfin, qui, avant de s’en aller, endeuillée, sur la route pous­sié­reuse, a failli se perdre dans la nature, englou­tie déjà jus­qu’à sa seule voix, à la recherche de sa fille.

Même si Mar­gue­rite Duras n’a­vait jamais écrit les chefs d’œuvre qui res­te­ront asso­ciées à son nom, ce petit roman, avec l’am­biance étouf­fante de la famille Grant-Tane­ran, sa nature dont les effluves asphyxient ceux qui s’y aven­turent, et sa fille ado­les­cente qui subit, sans le com­prendre, un pre­mier amour, dévas­ta­teur, aurait suf­fi à lui tout seul de faire appré­cier l’art d’une roman­cière certes pas accom­plie, mais dont la maî­trise future perce à tout bout de phrase.

Cré­dit pho­to­gra­phique : Sebas­tian Delmont

Mar­gue­rite Duras
Les impudents
Folio
ISBN : 9782070457830

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Elle l’a qua­li­fié de « très mau­vais » livre dans une émis­sion radio­pho­nique. Cf. l’ar­ticle de Rodolphe Kobus­zews­ki, « Les Impu­dents, 1943, le pre­mier roman de Mar­gue­rite Duras »
2 p. 130. Toutes les cita­tions se réfèrent à l’é­di­tion Gal­li­mard, col­lec­tion Folio
3 « divi­sant la région en damiers d’un vert gra­dué ; », p. 194
4 p. 13
5 p. 185
6 p. 194195
7 « La cha­leur stag­nait autour de la mai­son, comme une mare. », p. 186
À lire :
Angélique Fontaine, Toute une semaine
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95