La bêtise évi­tée – ou com­ment une croûte peut ser­vir la beauté

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Bon, par­fois, j’ai ten­dance à écrire plus vite que mon ombre, et j’ai failli com­mettre une grosse bêtise… Mais comme cette bêtise m’a fait décou­vrir un très bon peintre, ita­lien cette fois-ci, je vais quand-même entre­prendre de vous en parler.

Eugène Delacroix, Les convulsionnaires de Tanger
Eugène Dela­croix, Les convul­sion­naires de Tanger

Mais com­men­çons par le début. Comme tous les jours, je me suis embar­qué ce matin dans une longue pro­me­nade sur la Toile, à la recherche d’ar­ticles ou de livres inté­res­sants et, sur­tout, de beaux tableaux. Je ne sau­rais plus vous dire quel clic m’y a fait débar­quer, mais me voi­ci sur un site qui parle d’une expo­si­tion (ter­mi­née fin jan­vier 2012) à Rome, consa­crée à l’O­rien­ta­lisme : « Gli Orien­ta­lis­ti. Incan­ti e sco­perte nel­la pit­tu­ra dell’800 ita­lia­no » (Les Orien­ta­listes. Charmes et décou­vertes dans la pein­ture ita­lienne du XIXe siècle). L’o­rien­ta­lisme, on le sait, est un des cou­rants majeurs de l’Art du XIXe siècle, un peu par­tout en Europe. Et un cou­rant qui, incon­tes­ta­ble­ment, a contri­bué à faire pro­gres­ser la pein­ture occi­den­tale, sur­tout à tra­vers la ré-éva­lua­tion des cou­leurs, par Dela­croix suite à son séjour au Maroc, dans des tableaux comme La noce juive au Maroc, Les convul­sion­naires de Tan­ger, Les femmes d’Al­ger. L’ex­pé­rience immé­diate, per­son­nelle, de l’O­rient a donc contri­bué à faire pro­gres­ser les peintres sur une voie appe­lée à les éloi­gner du dik­tat de la ligne pour faire valoir la pré­émi­nence de la cou­leur, un des attri­buts majeurs de l’Im­pres­sion­nisme et de la pein­ture moderne.

L’Europe et l’O­rient, c’est pour­tant une his­toire qui n’est pas récente, bien au contraire. La Grèce antique est impen­sable sans les contri­bu­tions spi­ri­tuelles en pro­ve­nance des villes phé­ni­ciennes, Alexandre et Rome se sont frot­tés, pen­dant des siècles, aux Empires du Proche et du Moyen Orient, ouvrant par là une voie à la vaste « orien­ta­li­sa­tion » des contrées à l’est des rivages d’I­ta­lie, influence qui se mani­fes­ta, des siècles plus tard, par la créa­tion de l’Em­pire mil­lé­naire de Byzance qui, par bien des cotés, res­sem­blait à celui des Perses, et dont, à l’aube des temps modernes, l’Em­pire des Otto­mans a pris la relève. De l’autre côté de l’Eu­rope, des pays tour­nés vers la façade atlan­tique se sont lar­ge­ment ouverts au com­merce avec les loin­taines civi­li­sa­tions de l’Inde et de la Chine, et ces rela­tions-là ne se sont jamais bor­nées aux seuls échanges de mar­chan­dises. D’où une pré­sence qua­si per­ma­nente de cou­rants orien­ta­listes en Europe et dans l’Art occi­den­tal, plus ou moins sen­sibles selon les époques et les goûts. À l’aube du XIXe siècle, fina­le­ment, une des sources majeures de l’o­rien­ta­lisme fut lit­té­raire, à savoir l’œuvre de George Gor­don Byron, qui a construit une véri­table auto­route à tra­vers la brèche déjà grande ouverte, et par laquelle un cou­rant irré­sis­tible s’est déver­sé sur les auteurs et leur public, irri­guant nos régions, peut-être moins tor­rides mais assu­ré­ment tout aus­si friandes, de délices en pro­ve­nance de l’Est.

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Hugo von Habermann - le "Panoptikum" revisité
Francesco Netti, L'Odalisque
Fran­ces­co Net­ti, L’O­da­lisque (détail)

Il y a donc, à côté de l’ex­pé­rience vécue, comme dans le cas de Dela­croix, toute une ima­ge­rie de l’O­rient, telle qu’elle s’est fixée dans beau­coup (trop) de cer­veaux d’ar­tistes et qui, à cause ou peut-être mal­gré son énorme poten­tiel, a par­fois pu faire dégé­né­rer l’ins­pi­ra­tion. Et c’est pré­ci­sé­ment cette ima­ge­rie-là qui a contri­bué à créer un Orient de paco­tille, sorte de réserve toute prête et trop faci­le­ment acces­sible de toute cette chair qui, à l’é­poque de la sen­si­ble­rie roman­tique, a été refou­lée dans un ailleurs qu’il fal­lait repré­sen­ter bien au-delà de tout espoir de jamais pou­voir l’at­teindre. Et voi­ci qu’entre en scène le tableau qui est à l’o­ri­gine de cet article, à savoir l’O­da­lisque qui se vautre au-des­sus de ce para­graphe, par Fran­ces­co Netti.

Francesco Paolo Michetti, Contadina abruzzese (nb)
Fran­ces­co Pao­lo Michet­ti, La Pay­sanne des Abruzzes (mise en noir et blanc par mes soins)

Je ne désa­voue pas ma fas­ci­na­tion pour cette blanche chair éta­lée sous les yeux d’une façon aus­si appé­tis­sante, mais j’ai fré­quen­té assez de musées où j’ai pu voir trop de belles toiles pour igno­rer le fait que celle de Net­ti n’entre pas dans cette caté­go­rie. Te voi­ci donc, cher lec­teur, en pré­sence de la croûte, appe­lée à tirer par la main et à intro­duire, la beau­té. Mais le pas­sage de l’une à l’autre est un peu com­plexe : La lan­guis­sante oda­lisque de Net­ti a été choi­sie pour ser­vir d’emblème à l’ex­po­si­tion que j’ai men­tion­née plus haut, dédiée à l’o­rien­ta­lisme ita­lien. Le nom du peintre n’y étant pas indi­qué, j’ai reco­pié l’a­dresse inter­net du fichier que j’ai ensuite jetée en pâture au moteur de recherche d’i­mages de Google (engin tout par­ti­cu­liè­re­ment puis­sant !). Celui-ci m’a sor­ti plu­sieurs réfé­rences, entre autres une vers le site de l’Art Rene­wal Cen­ter, où le tableau en ques­tion est réper­to­rié sous le nom du peintre Fran­ces­co Pao­lo Michet­ti. J’ai ensuite fait une recherche sur la Toile pour pou­voir me faire une idée de l’œuvre de ce peintre, et je me suis retrou­vé en face de quelques tableaux extra­or­di­naires, dont deux qui m’ont for­te­ment impres­sion­né, L’en­ter­re­ment des mort-nées et Pay­sanne des Abruzzes (région dont est issu Michet­ti et qu’il a par­cou­rue à maintes reprises en com­pa­gnie de son conci­toyen, Gabriele D’Annunzio).

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Éton­né par le fait que l’œuvre d’un seul peintre puisse conte­nir des tableaux d’une fac­ture et d’une ins­pi­ra­tion aus­si dis­pa­rates, j’é­tais prêt à consa­crer un article à cet aspect de l’Art. Heu­reu­se­ment que j’ai mené des recherches sup­plé­men­taires pour élu­ci­der la rela­tion qu’il puisse y avoir entre une croûte du genre de l’Oda­lisque et les chefs d’œuvre que je viens de citer. Et j’ai fini par recon­naître, grâce aux ren­sei­gne­ments pui­sés sur d’autres sites, l’er­reur de l’ARC qui s’est pro­pa­gée sur la toile et qui y a semé la confu­sion. Mais comme cette confu­sion s’est fina­le­ment révé­lée très fer­tile en ce qu’elle m’a fait décou­vrir un peintre peu connu de nos jours, je tiens à vive­ment remer­cier la per­sonne res­pon­sable de cette attri­bu­tion erronée.

Francesco Paolo Michetti, L'enterrement des mort-nés
Fran­ces­co Pao­lo Michet­ti, L’en­ter­re­ment des mort-nées
La Sirène de Montpeller