
On connaît la formule des expos qui attirent les masses : Rassembler un maximum de toiles d’un peintre (voire d’une « école ») auquel l’époque daigne conférer quelque notoriété (fait assez facile à vérifier, il suffit de relever la partie plus ou moins élevée de leurs boni ou de leurs gains que les banquiers et les gérants de fonds spéculatifs sont prêts à investir dans les œuvres d’un tel), de préférence dans des locaux prestigieux, le tout accompagné d’une offensive publicitaire savamment orchestrée par des agences de marketing, et voilà les moutons qui se basculent pour avoir le droit de docilement se ranger en files interminables. Bon, vous allez me dire que c’est toujours mieux que l’abattoir, et qu’à la fin du parcours, il y de beaux tableaux à admirer, et que cela est quand-même mieux que de se vautrer sur un canapé devant la télé. Certes ! Et pourtant, il y a un problème. C’est qu’on n’y apprend pas comment regarder, comment se fier à son regard. On sait d’emblée qu’on aura affaire à des maîtres, à des peintres reconnus, et on se dispense de la peine de voir, de regarder, d’étudier par le regard. De là, au moins en partie, les problèmes d’artistes contemporains dont la réputation n’est pas encore faite et qui en sont réduits à compter sur les « happy few ».

C’est dans un tel contexte que se place l’initiative du musée des Beaux-Arts de Cologne qui a eu la bonne idée de célébrer son 150ème anniversaire par une exposition pas comme les autres. Au lieu de faire parader sous les yeux des masses ébahies rien que les grands noms consacrés par l’Histoire de l’Art, une petite équipe, dirigée par Mme Ludmila Piters, a hanté les couloirs des dépôts et en a fait sortir plusieurs centaines de toiles, dont une bonne partie n’a pas vu la lumière des salles publiques depuis des décennies.

Rien de plus normal pourtant qu’une telle situation, la plupart des grands musées disposant de trop peu de salles pour y exposer en permanence tous les tableaux que les décennies leur ont fait échouer. Il faut donc faire un tri, et une bonne partie des toiles se trouvera exclue de l’honneur des cimaises pour des périodes plus ou moins prolongés, et ces hôtes intérimaires entrent et sortent dans une obscurité où ils côtoient des tableaux dont les plaies sont jugées trop choquantes pour être étalées sous les yeux du public, des contre-façons et tous ceux qui ne répondent pas, ou plus, au goût de l’époque. Et c’est là que le dossier devient épineux, car il n’y a plus de Pétrone pour trancher d’une manière définitive de telles questions. Et si tout ça se passe sans soulever le moindre tollé, il faut sans doute en attribuer le mérite au peu d’intérêt que trouvent les collections permanentes auprès de l’opinion publique. Et comme les dépôts ne sont pas librement accessibles et que les répertoires d’une collection entière sont bien trop peu répandus, cette situation n’est pas près de changer.

On entre donc dans les locaux prestigieux du musée Wallraf, on descend au sous-sol, et on se trouve confronté à un spectacle que l’habitué des musées du XXIe siècle ne connaît plus. Les murs sont couverts par des rangées de tableaux, les formats pullulent, et des retables du 15e siècle côtoient une Marine des Pays-Bas, son cadet de plus de deux siècles, Alexandre le Grand se promène devant le tonneau de Diogène sous les yeux incrédules de quelque courtisan de la cour du Grand Louis tandis que les fruits légèrement trop mûrs d’une nature morte captent les rayons qui se dégagent d’une baie dont les eaux scintillent sous le soleil du Midi.

On conçoit facilement le désarroi du visiteur, exposé lui-même à un chaos de couleurs et de styles où sombre le regard et où il devient impossible de se repérer voire de classer. Mais on se rend compte à quel point les tableaux communiquent et dans quelle mesure une toile peut déborder de son cadre pour empiéter sur ses voisines. J’ai dû partir au bout de deux heures, trop fatigué pour continuer ce voyage sans but à travers des myriades de nouvelles impressions. Mais pas sans me promettre de revenir pour profiter de ces rescapés des dépôts, pour enrichir mes regards et pour les tremper dans un bain qui ressemble assez à une fontaine de jouvence.
« Panoptikum ». Les trésors cachés du Walraff, du 21 octobre 2011 au 22 janvier 2012.