Cathe­rine Feun­teun, Les Chro­niques mauves

Les Chro­niques mauves, c’est tout d’a­bord le nom d’un pro­jet assez inso­lite, et ensuite le titre d’un roman gra­phique paru en 2012 qui raconte, à tra­vers les décen­nies, la vie de plu­sieurs femmes les­biennes, aux ori­gines et aux aspi­ra­tions très diverses, mais unies dans leur quête de liber­té et de reconnaissance.

Le pro­jet ras­semble une scé­na­riste / auteure, Cathe­rine Feun­teun, et toute une équipe de des­si­na­trices qui ont reçu la consigne, non seule­ment de bête­ment illus­trer le scé­na­rio, mais d’y appor­ter leurs touches indi­vi­duelles, confé­rant au pro­jet, à tra­vers sa réa­li­sa­tion, la diver­si­té qui est le propre de tout grou­pe­ment humain, fût-il aus­si res­treint que celui des femmes homo­sexuelles. Et diver­si­té, dans ce cas-ci, est légi­ti­me­ment syno­nyme de richesse, richesse que Cathe­rine et ses col­la­bo­ra­trices per­mettent aux lec­trices et aux lec­teurs de décou­vrir à tra­vers les vies paral­lèles d’une poi­gnée de femmes.

Tout com­mence avec Chris, née en 1950 au fin fond de la Bre­tagne, fille aînée d’une famille de pêcheurs, usur­pant la place du gar­çon que le père aurait aimé avoir. Autant dire que son arri­vée dans le monde ne s’est pas pas­sé sous les meilleurs aus­pices. Elle arri­ve­ra pour­tant à faire son che­min, à tra­vers des études qui la font sor­tir de sa pro­vince, et des ren­contres qui lui per­met­tront de décou­vrir, de com­prendre et de fina­le­ment assu­mer son homosexualité.

Le roman est consti­tué de douze épi­sodes qui embarquent le lec­teur dans un périple à tra­vers plus de soixante ans de l’his­toire de la France, de l’a­près guerre jus­qu’en 2011, des épi­sodes dont cer­tains couvrent des années et d’autres à peine quelques mois voire quelques jours. On sort donc, avec Chris, de sa Bre­tagne natale pour la retrou­ver, elle et ses cama­rades, dans le Paris mou­ve­men­té des années 70 ou encore dans un San Fran­cis­co qui reten­tit des airs des enfants-fleurs et du bruit des engins des « Dykes on bikes », avant de des­cendre dans une com­mune rurale du Lar­zac où on ren­contre la petite Fan­ny, fille de parents baba cool recon­ver­tis, grâce aux joies de l’hé­ri­tage, en bourges. Des pla­teaux du Mas­sif cen­tral on des­cend vers l’o­céan pour faire connais­sance avec le crew de Bor­deaux, qu’on ren­contre plus tard à Paris, où tout ce monde se mêle et se côtoie dans les rues de la capi­tale pen­dant la marche des Fier­tés du 25 juin 2011, même pas un an avant l’é­chec de Nico­las Sar­ko­zy aux élec­tions présidentielles.

À lire :
Emmanuelle Houdou, L'été les petites culottes s'envolent

Si les diverses intrigues qui se déroulent et s’emmêlent dans les Chro­niques mauves ont bien un point de départ et une fin qu’on peut situer avec pré­ci­sion dans le temps, la chro­no­lo­gie entre les épi­sodes n’est pas linéaire, et il y a des sauts en avant et en arrière par­fois assez décon­cer­tants. Un évé­ne­ment auquel il est fait allu­sion peut trou­ver son expli­ca­tion quelques épi­sodes plus tard, et des per­son­nages secon­daires se glissent sour­noi­se­ment d’un épi­sode à l’autre, char­gés des années qui ont pas­sés ou bien brillants de l’en­tière jeu­nesse des sou­ve­nirs. Le fil rouge de cet éche­veau par­fois dif­fi­cile à démê­ler est la vie de Chris­tiane (Chris) Le Corre qui tra­verse pra­ti­que­ment tous les épi­sodes et qu’on voit vieillir, aux côtés de son amante Char­lotte, ce qui per­met à l’au­teure d’a­bor­der les pro­blèmes de la vieillesse et de la soli­tude et les pro­jets alter­na­tifs qui per­mettent de pré­pa­rer une fin de vie dans la dignité.

Avec les lieux, on voit défi­ler la socié­té en train de chan­ger et avec elle les groupes de femmes qui s’op­posent à la socié­té machiste et aux valeurs tra­di­tion­nelles, milieu où abondent les théo­ries qui vou­draient refaire le monde ou tout au moins le pen­ser dif­fé­rent. C’est ain­si que le lec­teur capte, au pas­sage, quelques-uns des grands noms de la théo­rie du genre, du mou­ve­ment des femmes en géné­ral et des théo­ries queer en par­ti­cu­lier. Tout ça sert bien sûr à illus­trer les décen­nies et leur ambiance, mais aus­si et peut-être sur­tout à dres­ser une sorte d’his­to­rique des mou­ve­ments et des grou­pus­cules qui auront lais­sé leurs marques sur celles et ceux qui les ont tra­ver­sés, his­to­rique à l’in­ten­tion de celles qui viennent après, et qui gran­dissent sans for­cé­ment connaître les luttes des anciennes :

L’objectif sous-jacent du roman gra­phique « Les Chro­niques Mauves »© est de trans­mettre une par­celle sin­gu­lière de l’histoire des les­biennes fran­çaises à tra­vers plu­sieurs géné­ra­tions. (Une mémoire à trans­mettre)

Per­son­nel­le­ment, je trouve très char­mante l’i­dée d’a­bor­der la grande His­toire par des his­toires parce qu’elle per­met de s’en rap­pro­cher sans com­plexes et de l’a­bor­der à un niveau acces­sible sans devoir pas­ser par les grandes théories.

Je l’ai dit tout au début de mon article, la diver­si­té des styles qu’on croise à la lec­ture des Chro­niques mauves illustre aus­si la varié­té qu’on ren­contre à l’in­té­rieur des groupes, peu importe leur appa­rente homo­gé­néi­té affi­chée sur la façade exté­rieure. Le désa­van­tage d’une telle approche est la confu­sion qui règne par­fois aux débuts des épi­sodes, quand le lec­teur doit s’a­dap­ter, non seule­ment à un nou­vel décor peu­plé de nou­veaux per­son­nages, mais encore à l’ap­pa­rence par­fois assez radi­ca­le­ment modi­fiée de ceux et de celles qu’il a déjà croi­sés. Un bel exemple en est le couple Chris – Char­lotte, vu par Soi­zick Jaffre dans l’é­pi­sode 4, « Sor­tir de ce pla­card », et par La Grande Alice dans l’é­pi­sode 5, « Le can­cer gay », qui se déroulent dans les années 80 et en 19811986, respectivement :

À lire :
Tobalina, Âmes sœurs
Chris et Charlotte dans l'épisode 4, vues par Soizick Jaffre
Chris et Char­lotte dans l’é­pi­sode 4, vues par Soi­zick Jaffre
Chris et Charlotte dans l'épisode 5, vues par La Grande Alice
Chris et Char­lotte dans l’é­pi­sode 5, vues par La Grande Alice

Si, à titre pure­ment per­son­nel, je pré­fère le style plus « clas­sique » de Soi­zick Jaffre, d’autres feront leurs délices de celui, angu­leux, plus abs­trait, de La Grande Alice. Quel que soit le goût du lec­teur, le roman gagne dans tous les cas par la diver­si­té des styles qui en plus fait par­tie inté­grante de la concep­tion du projet.

Avant de conclure, un der­nier mot à pro­pos de l’or­ga­ni­sa­tion qui est der­rière les Chro­niques mauves. Parce que, mal­gré ce que pour­rait faire croire sa qua­li­té et le grand nombre de col­la­bo­ra­teurs, le roman a été auto-pro­duit par la SARL Cat­people Pro­duc­tion, mon­tée par l’au­teure Cathe­rine Feun­teun, l’âme du pro­jet dans lequel elle a inves­ti trois ans de tra­vail. Cat­people Pro­duc­tion se pré­sente sur son site comme « créa­teur auda­cieux en matière de conte­nu pour le web, et fervent défen­seur de la dif­fu­sion indé­pen­dante ». Fidèle à cette devise, l’é­di­teur a non seule­ment publié une ver­sion papier du roman, mais per­met éga­le­ment à ses lec­teurs de s’a­bon­ner à une ver­sion web faci­le­ment consul­table à tra­vers le site des Chro­niques Mauves.

La lec­ture de ce roman inso­lite m’a per­mis de décou­vrir un uni­vers en effer­ves­cence, avec des pro­ta­go­nistes aux­quels on s’at­tache très vite et dont on aime décou­vrir les vies avec toutes leurs remises en ques­tion, leurs doutes, leurs peti­tesses et leurs riva­li­tés, leurs ins­tants de bon­heur et leurs peines qui n’en finissent pas, leurs décou­vertes, leurs affir­ma­tions et leur soif de vivre. Il a sans doute fal­lu un cou­rage inébran­lable pour mener à bon port ce pro­jet ambi­tieux. La qua­li­té du tra­vail accom­pli est la juste récom­pense de toutes ces peines, et je ne peux que recom­man­der l’ou­vrage qui en est né. Ouvrage à ne pas rater, sous aucun prétexte.

Cathe­rine Feun­teun
Les Chro­niques mauves
ISBN : 978−2−74664−783−1

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

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