L’été 2019 se termine dans la grisaille économique, et la rentrée littéraire, en phase avec l’esprit du temps, s’annonce assez peu spectaculaire – malgré les efforts du Sieur Moix de faire descendre sur lui la colère des dieux du panthéon littéraire. L’ambiance parfaite pour évoquer un des textes de cette haute saison littéraire – découvert grâce à un article de Thomas Messias où l’autrice était présentée comme une des « immanquables » – excusez du peu ! – de cette rentrée – à savoir Onanisme, dernier roman en date de Justine Bo, jeune autrice à peine sortie de la vingtaine avec déjà cinq titres à son actif. Un texte qui met en scène une jeune femme dans la tourmente, aux prises avec un été pourtant resté dans les annales comme extraordinaire, à savoir celui de 2018 qui a vu l’équipe tricolore remporter le championnat mondial.
C’est cet événement-là qui fournit au texte – et à ses personnages – son ancrage dans le réel, un point de repère pour lui conférer une dimension de journal, de vécu, et en même temps un contraste. Parce que si, pour les uns, la nuit se termine dans la liesse, les autres, comme Nour, la protagoniste du texte, se réveillent dans leur enfer quotidien. Et tandis que « Cerbère se lève dans le vacarme muet de la victoire »[1]Justine Bo, Onanisme, p. 9, la journée de Nour commence sous le signe de la mort, même si elle ignore – et ignorera pendant quelques heures encore – que son père Saïd vient de franchir le dernier cap, fauché par la Mort qui désormais, doucement et sournoisement, se glisse dans le monde, appuyée sur la tête de pont qu’elle vient de se conquérir dans le plus grand silence dans l’appartement perdu au fond d’un HLM de Bellevue, minuscule quartier de Cerbère où se tassent les vies fauchées. La Mort qui marque son progrès en éliminant les couleurs pour confondre l’univers des vivants avec celui des ombres qui n’évoluent plus que dans les ténèbres.
Et voici, au seuil du roman, le monde tel qu’il se présente à Nour au moment de commencer sa journée du 16 juillet 2018 :
Je roule le long du cimetière, ne distinguant du large que le béton continué d’eau et de ciel. […] Il n’y a devant qu’une ligne floue. Et le gasoil, répandu en constellations sur la piste. J’arque ma trajectoire au gré des aspérités de la côte : résidus de verre, carcasses d’animaux, objets abandonnés, ordures.[2]Justine Bo, Onanisme, p. 9
Une belle contre-proposition à tous les dépliants de l’Office de Tourisme local, le moyen assuré d’ôter au plus enhardi des estivants l’envie de mettre les pattes ne fût-ce que près de ce lopin de terre perdu entre terre et mer à deux pas de la frontière. Et quand le début de ce même paragraphe voit la donzelle « s’élance[r] »[3]p. 9 sur sa mobylette, on ne sait trop si cela fait de Nour une sorte de cavalière de l’apocalypse qui s’ignore ou si c’est juste une autre façon de rendre encore plus saisissante, par contraste, la misère d’un monde qui se fige dans la grisaille.
Après un tel début certainement pas haut en couleur et pas non plus sur les chapeaux de roue – malgré l’élancement précédemment évoqué du deux-roues – il convient de présenter la protagoniste déjà brièvement évoquée : Nour, donc, jeune femme issue de l’immigration, tout juste vingt ans, habituée de Pôle emploi où elle essaie, dans un effort kafkaësque, de récupérer l’argent jamais versé de ses mois passés au chômage, état où elle croupissait avant d’avoir été placée, grâce à une amie de son père, en CDD au Kilomètre cinquante-trois, la succursale locale d’une chaîne de fast-food[4]La chaîne est nommée à la page 15 ; il s’agit du McDonald’s, et les allusions ne manquent pas pour identifier la marque. Pourtant, malgré ces indications précises, mes recherches assidues – … Continue reading, où elle prend dans son box les commandes des clients du Drive. Un personnage plutôt quelconque, s’il n’y avait le petit plus qui fait tiquer et qui, incidemment, donne son titre au roman : parce que Nour a ceci de particulier qu’elle aime profiter de ses pauses, « prétextant tout et n’importe quoi »[5]p. 16, pour se retirer dans le bunker de la plage – seul endroit qui garantit un reste de solitude dans une ville où « l’intimité n’existe pas »[6]p. 18 – où elle se livre à des séances de plaisir solitaire. Une habitude qui peut surprendre, une activité dont la seule mention, je l’assume volontiers, a fait sortir votre serviteur de son repaire, dans l’espoir d’y trouver une bonne grosse dose d’érotisme. J’ai pourtant dû me rendre presque aussitôt à l’évidence : Le roman n’a strictement rien d’érotique. Mais si le côté lubrique de mon imagination en fut pour ses frais, la jeune autrice a su me titiller ailleurs, et je me suis rendu avec un immense plaisir à la force des images qu’elle sait imbriquer les unes dans les autres par un tour de force qui ressemble à de la magie tellement ça passe vite et sans qu’on se rende compte de s’être livré corps et âme à l’enchanteresse constructrice d’univers. Il est vrai que celui de Nour dans son Cerbère sis quelque part entre réalité et fiction est assiégé en permanence par le désespoir, et que quiconque s’y aventure court le risque de voir se décolorer jusqu’à son âme, mais la force évocatrice de la parole le rend tout simplement irrésistible.
C’est d’ailleurs au cours d’une de ses séances masturbatoires qu’un autre protagoniste fait une entrée assez peu spectaculaire dans le récit, à savoir Manurhin, un revolver que quelqu’un a planqué dans le bunker où la jeune femme tombe dessus par hasard. Désormais, l’arme ne la quittera plus, malgré la résolution mainte fois répétée de la livrer aux autorités. Mais non, elle-même l’a compris dès le premier instant : « L’arme m’a saisie. »[7]p. 20
C’est munie de cette arme que Nour traverse désormais le récit qui lui est dédié, et avec elle les fantasmes de puissance et de destruction que sa présence fait germer dans sa tête. S’en servir, éliminer les autres, dans un but tellement confus qu’elle n’arrivera jamais à clairement le formuler. S’en servir aussi pour assouvir ses fantasmes, l’arme étant un condensé de virilité de par sa forme phallique et la puissance qu’elle confère. À côté des fantasmes, il y a aussi le récit, la suite d’événements auxquels Nour doit faire face et qui peu à peu l’emporteront dans un courant toujours plus irrésistible vers une fin qui la verra troquer le box du Drive contre celui des accusés. Il y a la mort de son père, l’enterrement qu’il faut préparer, le cortège des personnages qu’on a l’habitude de voir défiler pour de telles occasions : les gendarmes, un médecin, un thanatopracteur, des amis plus ou moins bienveillants. Et puis, Nour continue tout simplement d’exister, au gré des repas et des excursions dans l’arrière-pays et à la plage, entre les courses en ville, une visite à la boîte du coin, et même quelques évocations du passé et de l’occupation nazie, contribuées par la mémoire longue de certains de ses voisins. Plus tard, il y a même comme les prémices d’une romance qui se joue entre Nour et Jonas, l” »embaumeur au pied bot »[8]Citation tirée de la quatrième de couverture.. Et tout ça en compagnie de Manurhin dont elle n’arrive pas, elle, à se débarrasser. Malgré tout cela, le flou autour de la protagoniste persiste, et le fait de la suivre jusque dans ses moindres déplacements, d’assister à ses réflexions dévoilées par un récit à la première personne et de pouvoir scruter ses moindres gestes, tout cela finalement ne dévoile rien ou si peu. La narratrice se contente de jeter quelques morceaux en pâture au lecteur affamé : l’enfance avec son père, la mère absente, ses antéccédents avec la justice suite à une sombre affaire de drogue – quelques souvenirs de jeunesse qui, à la façon de la foudre, jetent une lumière violente sans pour autant rien éclairer.
Toujours en train de bouger, parcourant les routes sur sa mobylette, Nour sillonne sa minuscule région un peu comme une souris sa cage, évoluant entre ses différents « box » – l’appartement de Bellevue, le guichet du Drive, le bunker de la plage, Pôle emploi – tournant en rond entre ses points de repère sans pour autant jamais arriver quelque part – sauf évidemment à se fracasser la gueule – et les accidents ne sont que le prélude du grand final qui la voit rentrer dans un mur qui, s’il ne la tue pas physiquement, éliminera sa présence tout aussi efficacement. En attendant, il y a la route, et il convient de l’introduire elle aussi, l’autre protagoniste de ce texte, moins évidente peut-être que la jeune femme, mais certainement pas moins présente, à savoir la Départementale 914, la route qui relie Perpignan à la frontière espagnole, celle qui longe la Côte Vermeille dans son entièreté et qui, entre Port-Vendres et le poste-frontière, épouse les courbes des criques, offrant des vues grandioses sur une mer dans laquelle plongent les racines des Albères dans des chutes parfois vertigineuses. On l’aura compris, l’auteur de ces lignes est non seulement un habitué, mais un véritable amoureux de ces contrées catalanes, et la 914 se pare pour moi du prestige des grandes routes qui semblent décliner l’essence même de la liberté au gré de leurs circonvolutions et de leurs élans. Dans l’univers de Nour, cette route n’a pourtant rien de légendaire. C’est un ruban d’asphalte et de béton, permettant de joindre un point A à un point B ; au mieux, un outil permettant à la jeune femme d’organiser sa vie – se rendre à Pôle emploi ou chez les copains de feu son père ; au pire, un passage qui ne mène nulle part, glissant sans compassion le long des misères et des cadavres – que ce soit ceux des chiens et des chats écrasés ou celui d’une tête d’homme rongée par les vers – ruban dans toute sa légendaire banalité qui a vu déferler les misères de l’Histoire, les victimes de la guerre civile et de la Retirada en route pour troquer un enfer contre un autre, bande d’asphalte écrasée par le soleil, traînée de sang gigantesque dont le rouge a depuis longtemps viré au noir, plaie gangrenée d’où le désespoir et le cynisme se communiquent au personnage, tout en lui conférant une aura quasi-légendaire :
Je suis la boniche du kilomètre cinquante-trois, qui distribue de la merde en boîte aux dégénérés de la départementale neuf cent quatorze. [9]p. 196

Celles et ceux qui ont déjà eu l’occasion de la parcourir, cette départementale 914, connaissent les perspectives qu’elle ouvre constamment sur la mer et la montagne, des perspectives ouvertes sur le large et l’horizon, en flagrante contradiction avec celles de Nour qui se réduisent comme peau de chagrin, d’une Nour retranchée et de plus en plus isolée dans ses minuscules espaces qui n’ont plus rien du jardin clos de l’imaginaire marial. C’est pour cela qu’on pourrait même dire que la perspective – ou plutôt l’absence de celle-ci – est le sujet majeur du roman, sujet qui s’exprime jusque dans le jeu des désignations, et le fait que la protagoniste, partagée entre d’un côté son box au McDo – « un réduit de deux mètres par trois »[10]p. 10 avec son « miroir ébréché » qui sert à Nour pour « scrute[r] les injonctions du chef »[11]p. 11 et qui en même temps « fragmente mon [i.e. celui de l’occupante] reflet » [12]p. 15 – et, de l’autre, son bunker des plaisirs solitaires – forteresse miniature qui, si elle permet d’évoquer les « longues étendues lisses »[13]p. 17 de la côte, borne la perspective au seul « ciel [qui] se réduit à une surface azur au-dessus de nos crânes »[14]p. 16 et qui rappelle en premier lieu « le mur de la Méditerranée »[15]p. 17 – le fait donc qu’elle réside dans un quartier que l’esprit et l’optimisme d’une époque révolue ont fait appeler, dans un bel élan de philanthropie figée dans le béton, Bellevue, n’est-ce pas là l’expression parfaite d’une existence qui frôle l’absurde en permanence ? Face à une telle désignation, le lecteur, initialement sans grand contexte à propos de l’existence qu’il s’apprête à sonder, pourrait se demander si l’autrice ne serait pas en train de se moquer de son personnage. Mais cette même désignation, à l’apparence si innocente voire même bienveillante, revue quelques centaines de pages plus loin à l’aune de l’univers créé par le texte, ne s’inscrit-elle pas dans un cadre tout à fait différent, un cadre où tout s’enchaîne pour renforcer l’idée d’une coupure, d’un isolement, accepté aussi bien que subi, où croupit la protagoniste, l’image omniprésente de sa captivité – présente et future ? On peut aussi évoquer ici, dans le contexte des « perspectives », l’épisode du Belvédère, la célèbre gare-hôtel de la ville frontière qui a pendant longtemps prospéré grâce à différence entre les voies ferrées des deux côtés de la frontière. Cette longue épisode, la visite de l’hôtel en compagnie d’Ulysse, est l’occasion pour l’autrice de donner une magnifique teichoscopie qui permet à Nour de contempler un train qui passe dans la nuit, l’occasion de voir renaître, pendant quelques instants, « les fastes heures de l’Europe bientôt chavirée »[16]p. 152.
Dans un univers qui se décline sur le manque de perspectives, la captivité et l’impossibilité d’une fuite, il n’est pas difficile d’imaginer la conclusion, et c’est effectivement de la seule façon possible que tout se termine pour Nour : prisonnière déjà – d’une route et d’une vie qui n’offrent aucune échappée – elle le sera des hommes aussi, et on la voit terminer son parcours dans le « fourgon qui regagne le poste »[17]p. 276, image d’une logique et d’une conséquence aussi cruelle qu’impeccable, image qui colle avec celle de la fille toujours en mouvement, et qui permet de conclure, en fin de parcours, que la liberté n’a jamais été qu’une illusion et que la contrainte, toujours présente, a fini par se visibiliser, se matérialiser sous la forme de ce fourgon qui l’emmène dans le noir.
Un mot encore à propos de cette fin – que je ne vais pas éplucher ici pour laisser entier le plaisir de la découverte : Nour se retrouve la victime consentante d’un drôle de concours de circonstances, et l’autrice ne résiste pas à la tentation de l’Actualité pour pimenter son récit d’une dose supplémentaire de contemporanéité et de relevance sociétale. On peut se poser des questions à propos de la pertinence de ces derniers soubresauts du texte, mais le fait que ceux-ci n’entament en rien la pertinence et la force des images est un témoignage irréfutable en faveur de la puissance créatrice de Justine Bo.
Onanisme est un texte d’une grande richesse aux inspirations multiples que je n’ai pu aborder dans leur totalité dans ces colonnes. J’ai retenu ici pour en parler longuement le jeu des perspectives et le rétrécissement du domaine des vivants, sujet pour lequel l’autrice trouve un imaginaire d’une rare expressivité. Il y a pourtant, dans le texte et chez la protagoniste, bien d’autres pistes qu’il convient d’explorer, bien d’autres facettes à dévoiler dont vous trouverez certaines amorcées dans mon texte. Je souhaite donc à Justine Bo et à son texte le succès qu’ils méritent afin de permettre aux voyageurs des pays de l’imaginaire de le parcourir de long en large, avec plus de bonheur que la protagoniste, afin de rendre honneur à la diversité qu’il recèle et qui n’attend qu’à être révélée.
Justine Bo
Onanisme
Grasset
ISBN : 9782246820840
Références
↑1, ↑2 | Justine Bo, Onanisme, p. 9 |
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↑3 | p. 9 |
↑4 | La chaîne est nommée à la page 15 ; il s’agit du McDonald’s, et les allusions ne manquent pas pour identifier la marque. Pourtant, malgré ces indications précises, mes recherches assidues – étayées par mes expériences personnelles – n’ont donné aucun résultat : il n’y a pas de McDonald’s à Cerbère. Ni de kilomètre 53 non plus sur la départementale qui rejoint la frontière aux alentours des kilomètres 49 ou 50. |
↑5, ↑14 | p. 16 |
↑6 | p. 18 |
↑7 | p. 20 |
↑8 | Citation tirée de la quatrième de couverture. |
↑9 | p. 196 |
↑10 | p. 10 |
↑11 | p. 11 |
↑12 | p. 15 |
↑13, ↑15 | p. 17 |
↑16 | p. 152 |
↑17 | p. 276 |