Si je me permets d’introduire Joy Saint James dans des termes qu’on pourrait qualifier d’assez peu respectueux, vous imaginez que ce n’est pas sans raison, et que ce n’est surtout pas dans l’intention de la dénigrer. Cela fait maintenant un certain temps que j’ai découvert cette jeune femme qu’il convient de qualifier de personnalité de la toile. Je l’ai croisée tout d’abord sur About.Me, répertoire et annuaire en ligne qui propose aux internautes une sorte de carte de visite virtuelle. La croiser, la découvrir et la suivre ne furent qu’un, et le sobriquet qu’elle s’est choisi fut pour beaucoup dans cette attraction immédiate : The Scholarly Slut, un terme qu’il faut certes savoir déguster en anglais, mais qui conserve un certain charme dans sa traduction française : La Salope érudite. Et voici pour la partie « salope » de mon intitulé. Quant à l’impératif, il suffit de se souvenir du titre du recueil qu’elle vient de publier et qui fera le sujet de l’article que vous êtes en train de lire : Follow me, Read me – Lisez-moi, suivez-moi ! Et voici le pourquoi du comment.
Les sujets favoris de Joy Saint James sont la plupart du temps en parfaite cohésion avec son synonyme : Elle parle de sexe, sous ses déclinaisons érotique et pornographique, et la plupart du temps dans des termes non équivoques voire crus. Elle n’hésite pas à appeler une chatte une chatte et une bite une bite, et quand l’envie lui chante, elle ne dissimule pas son envie de sucer une belle queue bien juteuse. Ou de baiser à longueur de journée. Et avec tout ça, elle n’oublie pas, comble de l’indécence, de réfléchir.
Cette Salope bien particulière vient de sortir, en auto-édition, un recueil qui réunit quelques-uns de ses textes publiés un peu partout sur la toile, entre 2006 pour le plus ancien (I, Claudia) et 2016 pour les plus récents (The truth is in the telling) [1]Les dates de publication ne figurant pas dans le recueil, j’ai dû me baser sur les indications des sites web, procédé loin d’être fiable., et un des grands avantages de ce recueil est de proposer une variété de textes qui sont certes disponibles sur la toile, mais qu’il n’est pas toujours facile de repérer, Joy ayant l’habitude de publier sur plusieurs réseaux à la fois et de tester avec l’assiduité du nomade les nouveaux réseaux et les nouveaux sites qui n’arrêtent pas de foisonner sur la toile, un peu comme les champignons un jour de pluie en automne. Certains de ces textes ont subi de légers changements pour l’édition en volume, dotés la plupart du temps d’un nouveau titre, tandis que d’autres ont été repris tels quels.
Quant à ses sujets, le lecteur se trouve confronté à une riche variété, allant de considérations politiques (I give you my heart) en manifeste anti-jihadiste (Je suis Eros), en passant par la transcription d’un dialogue sur Twitter (Trysting on Twitter) et des interrogations littéraires pimentées par un narcissisme ardu que même un lecteur d’habitude intransigeant sur ce point finit par trouver à son goût quand il passe par la plume de Joy Saint James, autrice qui ne manque pas d’étaler jusqu’à ses réflexions les plus intimes (Do you like my hair ? A writer’s self-doubts). Et puis, il y a des textes tout en indécence comme I, Claudia, des textes qui rendent honneur à la deuxième partie du titre du recueil, The way we love now. Celui-ci raconte l’envie de la narratrice de se lancer un défi à elle-même, à savoir d’entrer en joute avec une dénommée Claudia, détentrice du titre de championne du monde de – suçage de bites. L’amateur aura remarqué au passage que Joy ne se prive pas de faire étalage de son érudition jusque dans le titre de ses textes, même et surtout si ceux-ci traitent d’un sujet aussi scabreux que les Oral Sex World Championships, l’événement à la base des considérations de la narratrice dans I, Claudia, allusion évidente aux romans de Robert Graves et à la série que la BBC en a tirée : I, Claudius, feuilleton télévisé dont le protagoniste est cet empereur romain dont la troisième épouse, Messaline, est devenue le symbole même de la décadence. On note au passage que Messaline apparaît brièvement dans un autre texte, Bukkake babe, That’s me !, réflexion à propos d’un fantasme de gang-bang qui se prépare, entre autres, à coups de recherches historiques :
In ancient Rome, Messalina, the young wife of old and doddering Emperor Claudius, challenged the most famous prostitute of the time, Sylla, to a gangbang competition. Messalina lay on one couch, and Sylla on another couch nearby, as each took as many men as she could. Accounts vary about who won. [2]Joy Saint James, Bukkake Bake, That’s me ! in : Follow Me, Read Me : The way we love now
Il n’y a rien de nouveau là-dedans, et le gang-bang en littérature ne dérange plus personne, mais cette façon d’en parler comme s’il s’agissait d’arroser son jardin ou de faire des courses ne laisse de me fasciner, et Joy finit par mettre sous le charme jusqu’au plus réticent des admirateurs quand elle laisse tomber, en guise de conclusion, le couperet en cinq paroles : « Accounts vary about who won ».
Le sexe se trouve un peu partout dans ce recueil, comme l’évidence même de nos quotidiens, et parfois jusque dans la trame des récits. Mais il ne faut surtout pas y voir une solution de facilité pour attirer le chaland ou pour combler un manque ! Il y a d’autres sujets tout aussi riches – ou presque – et le lecteur n’a que l’embarras du choix. Ou plutôt le plaisir de la découverte : on y trouve de la politique, des faits divers, la réalité des réseaux sociaux en train de modifier les relations humaines, et puis, le crime. Et c’est à plusieurs reprises que Joy Saint James parle de l’acte qui fournit comme un trait d’union, un lien indissoluble, entre le sexe et le crime, à savoir du viol, ce fléau horrible qu’il faut pourtant aborder, si on veut comprendre la réalité de la condition féminine en ce début de millénaire.
Et c’est précisément le viol qui est au cœur d’un des textes les plus importants du recueil, Maneater, Yes, I am, texte sans doute le plus complexe du recueil. Les premiers paragraphes, du début jusqu’à la phrase « Now everything has changed…. » ont été mis en ligne le 18 juillet 2013 sur tgirlconfidential.com sous le titre The Facebook effect, tandis que l’intégralité du texte a été publié quelques mois plus tard, le 13 novembre 2013, sur Booksie silk, site destiné à accueillir des textes érotiques (« Free erotica and adult romance publishing »), avec comme titre : Zombie, Me : Maneater. [3]Quand, dans cet article, j’écris “publier”, je sous-entends “mettre en ligne”. Je suis conscient du problème qu’il peut y avoir quant à la datation des textes sur internet, certaines plates-formes … Continue reading La narratrice se présente comme une zombie aux appétits quelque peu particuliers et la chute peut faire reculer d’effroi l’adepte le plus acharné des blind dates. Mais le côté le plus inquiétant de la narration est ailleurs. Le texte parle d’un viol subi par la narratrice, un viol commis par plusieurs personnes, et sans aucun doute dans un cadre universitaire, le texte évoquant par deux fois un « frat boy », un membre d’une association d’étudiants, phénomène très répandu outre-Atlantique. Ce qui rend le récit d’autant plus inquiétant, outre la narration qui procède de façon presque clinique pour rendre compte de ce qui est arrivé à la narratrice, c’est la relation avec ce qu’il convient de désigner comme une bombe médiatique qui allait ébranler les États-Unis un an plus tard, presque jour pour jour, à savoir l’affaire déclenché par la publication, le 19 novembre 2014, d’un article dans le magazine prestigieux Rolling Stone, A Rape on Campus. L’article présente l’histoire d’une jeune femme, Jackie, prétendument violée par plusieurs membres d’une « fraternité » de l’Université de Virginie. Les événements rapportés se seraient déroulés en septembre 2012, deux ans à peu près avant la publication de l’article de Rolling Stone, et un an presque jour pour jour avant la mise en ligne de Zombie, Me : Maneater, ce qui situerait le texte de Joy Saint James à mi-chemin entre les deux dates.
L’article du Rolling Stone a dû être retiré à peu près six mois après sa publication, la journaliste à son origine ayant été la victime d’une supercherie, et les faits allégués auraient été inventés de toutes parts. A Rape on Campus présente pourtant des détails qui ressemblent étrangement à ceux contenus dans le texte de Joy Saint James, notamment le viol en groupe et l’évocation des frat boys. Difficile de dire quelle est au juste la relation entre les événements et les textes, même s’il convient de remarquer que la violence des jeunes hommes organisés en bande est un lieu commun, invoqué dès qu’il s’agit d’expliquer certains phénomènes criminels.
Le récit du viol, qualifié d” « accident » par la narratrice, est terrifiant non seulement de par les faits relatés, mais peut-être plus encore par la sobriété du style. Ou est-ce le fait que le viol se trouve placé dans un contexte presque jubilatoire où la narratrice se réjouit de ses succès sur Facebook ? Un « succès » qu’on mesure au nombre des sextos reçus, des propositions scabreuses destinées à changer la jeune femme en « sex object ». Parce que Joy se sert de son sujet pour étendre le domaine de la lutte en s’interrogeant à propos du rôle des nouveaux médias, des réseaux sociaux en général, dans la réification de ceux – de celles surtout – qui participent à l’acte sexuel et à la déshumanisation qui en résulte : « To say I’m a sex object is like admitting I’m a zombie. » Deux énonciations qui, dans le cadre du récit, renvoient à une évidence, la première acquérant toute sa signification de par sa relation étroite avec la seconde. Parce que le zombie, c’est l’être pas tout à fait mort – mais tout comme – ressuscité et privé de raison, avide de chair humaine. Et voici l’effet du viol, l’acte qui se veut assassin en privant la victime de son humanité.
Le témoignage de Jackie se trouve dans un autre texte encore, publié pour la première fois – d’après ce que j’ai pu trouver – le 10 décembre 2014 [4]Il a été republié sous un titre différent, “The Case of the Purloined Panties …”, en juillet 2016, soit quelques semaines seulement après l’affaire déclenchée par A rape on campus. Le texte porte le titre The Truth is in the Telling, et est l’occasion pour Joy de faire revenir une de ses narratrices sur ses expériences, en la faisant réfléchir à sa façon de voir les choses, de s’interroger à propos de ce qu’est un viol et si elle en aurait subi un. L’occasion surtout de se poser des questions à propos de la notion de « vérité » ou de « réalité ». Est-ce qu’il faut le témoignage d’un tiers, comme devant le tribunal, pour constituer une vérité ? Est-ce qu’un récit à la première personne, témoignage dans sa forme la plus élémentaire pourtant, souffre toujours de sa subjectivité ? Ce texte est, de par le niveau de sa réflexion. un de mes préférés parmi ceux rassemblés dans Follow me, Read me, et la force de Joy se révèle dans cette capacité, mise à la portée de la narratrice, de pouvoir formuler une telle interrogation : Est-ce que j’ai été violée ? Qu’est-ce qu’un viol, au juste ? Et est-ce qu’il ne vaut pas infiniment mieux taire cette réalité, la nier, la pousser en dehors du champs des possibles, pour se construire une réalité de « party girl » ?
« Thus what I told myself […] is that I shouldn’t worry about what had happened. It was all part of having a good time in college […] It would become essential to the way I saw myself […] the persona I was forging. […] I was now a brilliant wild woman, living on the edge […] a Facebook-era rendition of Zelda Fitzgerald, partying the weekends away. »
Ces réflexions, aussi profondes que profondément bouleversantes, permettent un aperçu de ce qui peut se passer à l’abri des témoignages, la perception embrumée par l’alcool, l’épée de Damoclès de la pleine réalisation toujours suspendue au-dessus de la tête de la jeune femme qui voudrait nier l’inadmissible, et ignorer sa victimisation. Et pourtant, The Truth is in the Telling – la vérité réside dans l’acte de parler, de dire. Mais quelle vérité ?
Vous trouverez dans ces essais un condensé de ce qu’est le monde de Joy Saint James, et je conseille à tout amateur de la suivre afin de se faire une idée plus complète. Comme elle-même le propose à ses lecteurs – Follow me, Read me ! Joy se trouve un peu partout, et quand elle fait une de ses apparitions, elle laisse sur son passage des bribes de ses réflexions qu’on ramasse avec plaisir dans la poussière du chemin, à la façon des enfants ramassant des cailloux. Et c’est ainsi qu’elle se tient debout à l’orée du monde palpable pour nous ouvrir des perspectives et nous inviter à réfléchir sur les conditions que le nouvel univers est en train de nous poser.
Joy Saint James sur la Toile
- Interview avec Joy Saint James
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- Page profile sur She Writes
- Memoirs of a Tgirl
- Website
Références
↑1 | Les dates de publication ne figurant pas dans le recueil, j’ai dû me baser sur les indications des sites web, procédé loin d’être fiable. |
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↑2 | Joy Saint James, Bukkake Bake, That’s me ! in : Follow Me, Read Me : The way we love now |
↑3 | Quand, dans cet article, j’écris “publier”, je sous-entends “mettre en ligne”. Je suis conscient du problème qu’il peut y avoir quant à la datation des textes sur internet, certaines plates-formes permettant de coller une date quelconque à un article. |
↑4 | Il a été republié sous un titre différent, “The Case of the Purloined Panties …”, en juillet 2016 |