En-tête de la Bauge littéraire

Josep Giró et l’inspiration mythologique

J’ai pré­sen­té à mes lec­trices et lec­teurs, il y a à peine quelques jours, la nou­velle patronne de la Bauge lit­té­raire, la belle démo­nesse ori­gi­naire de l’Ancien Orient d’où elle s’est envo­lée pour venir han­ter nos fan­tasmes et nos cau­che­mars. J’ai nom­mé la pre­mière femme d’Adam, la Reine de la Nuit, Lilith, que vous pou­vez admi­rer sur le por­tail de la Bauge lit­té­raire telle que Josep Giró l’a réa­li­sée après maintes dis­cus­sions avec votre ser­vi­teur. Si c’est bien moi qui en ai eu l’idée, il faut avouer que c’est l’artiste cata­lan qui me l’a en quelque sorte insuf­flée. C’est effec­ti­ve­ment en pen­sant à sa ver­sion de la célèbre Ève d’Autun1 que j’ai ima­gi­né le plai­sir que j’aurais – et que res­sen­ti­raient mes visi­teurs – en confiant la garde de ma Bauge à sa consœur des ténèbres. Et si c’est vrai que c’est l’une qui, Pan­dore hébreuse2, serait à l’origine de nos péchés, c’est l’autre qui incarne nos plus noirs fantasmes.

J’ai eu l’idée de cet article à cause de la proxi­mi­té de ces deux per­son­nages mytho­lo­giques qui incarnent, cha­cune sépa­ré­ment, mais aus­si en tant que double, une drôle de proxi­mi­té entre ombre et lumière, entre péché et salut. Et on s’étonne de les voir toutes les deux deve­nir les sym­boles de la ten­ta­tion, de la séduc­tion réus­sie – avec les consé­quences que l’on connaît – de la réa­li­sa­tion de tous les fan­tasmes sensuels ?

La Ten­ta­tion d’Ève

Gislebertus, La Tentation d'Ève
Gis­le­ber­tus, La Ten­ta­tion d’Ève.

Contrai­re­ment à Lilith, Ève occupe une place de choix dans les textes bibliques et la mytho­lo­gie et ico­no­gra­phie chré­tiennes. Pen­dant très long­temps, elle fut même la seule femme que les artistes ont eu le droit de repré­sen­ter vêtue de rien que de son célèbre cos­tume. On ima­gine donc l’intérêt de cet arché­type de toutes les MILF de la terre pour les artistes – et bien enten­du le public. Et voi­ci que je vou­drais vous pré­sen­ter, avec La Ten­ta­tion d’Ève d’Autun, une des plus ravis­santes repré­sen­ta­tions de la mère du genre humain, Ève. Cou­chée entre les arbres du para­dis ter­restre, elle tend le bras droit en arrière, vers la célèbre pomme qu’elle cueille à même la branche. Une branche qu’une main grif­fue (visible – à condi­tion de bien cher­cher – à l’extrémité droite du bas-relief) semble tirer vers le bas afin de lui faci­li­ter le geste fati­dique. Et puisqu’on parle de « geste », contem­plons un peu la charge éro­tique de celui que la belle ten­ta­trice est en train d’exécuter. N’est-ce pas par cet éti­re­ment que les muscles se tendent et mettent en valeur sa poi­trine, la ten­dant à son tour vers son com­pa­gnon cou­ché en face d’elle, comme on peut le voir sur cette copie en albâtre qui inclut la repré­sen­ta­tion d’Adam :

Gislebertus, Adam et Ève
Bas-relief pré­sen­té par la Yuko Nii Foun­da­tion comme une copie médié­vale du bas-relief ori­gi­nal tel qu’il a été exé­cu­té par Gis­le­ber­tus. (By Immu­no­nu­clear – Own work, CC BY-SA 4.0)

Et quel meilleur geste ima­gi­ner pour obte­nir l’effet dési­ré, à savoir se rendre aus­si irré­sis­tible que ton mec en oublie jusqu’à son créa­teur et au seul inter­dit de celui-ci ? Gis­le­ber­tus a su com­mu­ni­quer à son Ève un éro­tisme aus­si inouï qu’irrésistible, et j’ai du mal à croire que ce geste fut ima­gi­né, exé­cu­té et expo­sé (!) il y a 900 ans. On remar­que­ra en pas­sant que l’écorce des branches res­semble drô­le­ment aux écailles des ser­pents, une belle trou­vaille pour évo­quer le sujet de la ten­ta­tion et du ten­ta­teur par les détails les plus infimes …

Pour mieux pro­fi­ter de cette remar­quable œuvre d’art vieille de 900 ans, je vous conseille de vision­ner la vidéo mise en ligne par la Télé­vi­sion catho­lique KTO où des détails sont mis en lumière grâce à l’animation :

Interprétation et visualisation de La Tentation d’Ève d’Autun
Inter­pré­ta­tion et visua­li­sa­tion de La Ten­ta­tion d’Ève d’Autun

J’ai décou­vert cette mer­veille pen­dant une tour­née bour­gui­gnonne entre­prise à l’automne 2019. Et je peux vous dire que ce fut un face à face mémo­rable. Ima­gi­nez votre ser­vi­teur qui tombe – à l’improviste et sans la moindre pré­pa­ra­tion – sur ce conden­sé de beau­té, d’érotisme, de séduc­tion et de mytho­lo­gie qui vous fait plon­ger vers ce qui drô­le­ment res­semble à la nuit des temps ! Parce qu’il n’y a pas seule­ment l’âge de la sculp­ture, mais sur­tout l’origine du sujet qui nous conduit tout droit vers les pro­fon­deurs his­to­riques et sur­tout mytho­lo­giques de l’Ancien Orient. Deux ans plus tard, quand je pense à la Bour­gogne, ce ne sont pas Charles le Témé­raire ou les Cli­mats et les sacrés mil­lé­simes qui s’imposent, mais cette Ève aus­si exci­tante que sobre qui me fait un clin d’œil du fond de sa pro­vince où elle guette, depuis si long­temps déjà, le pas­sage des siècles.

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Sous le coup de cette décou­verte, j’ai pra­ti­que­ment tout de suite eu l’idée de deman­der à Josep Giró, créa­teur de tant de beau­tés appe­lées à han­ter mes visi­teurs, de mettre son savoir-faire au ser­vice d’une réin­ter­pré­ta­tion de l’œuvre immor­telle de Gis­le­ber­tus. Ce qu’il a fait avec la bra­voure et l’originalité qu’on lui connaît. Et voi­ci pour­quoi vous pour­rez admi­rer, dans la Bauge lit­té­raire, la belle Ève qui, cou­chée au milieu de son jar­din, vous pré­sente ses pommes – et ses charmes.

Josep Giró, Ève
Josep Giró, La Ten­ta­tion d’Ève. En-tête réa­li­sé pour la Bauge littéraire.

Lilith

La deuxième pro­ta­go­niste de cet article, Lilith, est net­te­ment moins popu­laire par rap­port à sa célé­bris­sime consœur. Ima­gine-t-on le vieux Faust, doc­teur ès théo­lo­gie s’il vous plaît, qui ignore jusqu’à son nom ? Voi­ci qu’il four­nit pour­tant la preuve irré­fu­table de son igno­rance à tra­vers le dia­logue avec son com­pa­gnon infer­nal au milieu de la nuit du Sabbat :

FAUST.
Qui est celle-là ?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
Consi­dère-la bien, c’est Lilith.
FAUST.
Qui ?
MÉPHISTOPHÉLÈS.
La pre­mière femme d’Adam. Tiens-toi en garde contre ses beaux che­veux, parure dont seule elle brille : quand elle peut atteindre un jeune homme, elle ne le laisse pas échap­per de si tôt.3

Est-ce pour cela qu’on ne trouve guère que des repré­sen­ta­tions d’assez piètre qua­li­té de cette « pre­mière femme d’Adam » ? Quoi qu’il en soit, le bon vieux Méphis­to­phé­lès nous apprend à l’endroit sus-men­tion­né qu’elle aime la com­pa­gnie des jeunes hommes qu” « elle ne […] laisse pas échap­per de si tôt. » On laisse aux lec­teurs le loi­sir d’imaginer le passe-temps pré­fé­ré de notre démo­nesse. Qui tou­te­fois a la répu­ta­tion – et ce depuis ses ori­gines – de cher­cher à séduire les hommes et de s’introduire dans leurs mai­sons par la fenêtre. D’où elle peut s’envoler comme un oiseau, ce qui ne sau­rait vous éton­ner plus que ça vu ses rela­tions éty­mo­lo­giques avec le vent4.

Josep Giró, Soviet Girl
Voi­ci la Belle Sovié­tique telle qu’elle a accueilli les visi­teurs de la Bauge littéraire…

Mais pour­quoi l’avoir choi­sie pour gar­der l’entrée de la Bauge lit­té­raire ? Au départ, il y a eu l’actualité poli­tique, aus­si incon­gru que cela puisse paraître dans un site voué au cul. Les afi­cio­na­dos se sou­viennent sans doute de la Belle Sovié­tique à laquelle j’ai confié la garde de mon site pen­dant deux ans. Mal­heu­reu­se­ment, avec l’invasion de l’Ukraine par les troupes de l’ogre du Krem­lin, la pré­sence de la belle – qui en plus est pla­cée sous la devise « Resis­tance is futile »5 – a tout d’un coup eu des conno­ta­tions abso­lu­ment pas inten­tion­nelles ! J’ai donc jugé oppor­tun de la révo­quer de son poste afin d’éviter les malentendus.

Mais je n’ai pas vou­lu lais­ser sa place déserte, et c’est en réflé­chis­sant à une rem­pla­çante digne de ses charmes que j’ai pen­sé à la noire sœur de la belle Ève qui, vous l’aurez com­pris, exerce une fas­ci­na­tion cer­taine sur votre ser­vi­teur. Lilith, donc. Une femme que ses ori­gines, sa répu­ta­tion et sa beau­té rendent par­faite pour lui confier la tâche d’accueillir mes visi­teurs. J’ai donc très rapi­de­ment contac­té Josep – des­si­na­teur atti­tré du San­glier et créa­teur de la Belle Sovié­tique – afin de lui deman­der son avis. Une dis­cus­sion s’est enga­gée, ali­men­tée par des sou­ve­nirs et par des recherches sur la Toile. Mais avant de trop don­ner dans la théo­rie, je tiens à vous pré­sen­ter un tableau qui réunit les ins­pi­ra­tions visuelles ayant conduit à la Lilith telle que vous la voyez se dres­ser à l’entrée de mon sombre repaire :

Lilith sous toutes ses coutures,
Trois sources d’inspiration d’où est née la Lilith telle qu’elle se dresse au milieu d’un nid de vipères dans la Bauge lit­té­raire (de gauche à droite : La plaque Bur­ney, Lilith vue par Israel Llo­na, Red Son­ja par Josep Giró).

Mais pre­nons un peu de recul pour mieux vous expli­quer la genèse de mon rai­son­ne­ment : À force de fré­quen­ter Josep, je connais assez bien son œuvre, et il y figure un des­sin qui m’a don­né des idées pas très catho­liques dès que je l’ai vu défi­ler sur DeviantArt.

Oh, that’s a nice one with all those ten­tacles… This gives me lots of ideas for an upco­ming illus­tra­tion for the Bauge lit­té­raire 😍6

Il s’agit d’une de ses inter­pré­ta­tions de la célèbre guer­rière Red Son­ja où des ten­ta­cules jouent un rôle de la toute pre­mière impor­tance (à droite sur l’illustration ci-des­sus). Des ten­ta­cules, c’est quand même pas si loin d’un ser­pent, l’animal qui a cau­sé tant de sou­cis à notre chère Ève. Quel meilleur lien donc ima­gi­ner entre la pre­mière et la seconde épouse de notre père à tous ?

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Il faut croire que j’ai tou­ché une corde car Josep a aus­si­tôt revu ses pre­mières esquisses pour y ajou­ter une bande entière de ser­pents, à l’image de ce que j’avais vu sur un des­sin signé Israel Llo­na, artiste pré­sent lui-aus­si sur Devian­tArt (l’image du milieu dans le dia­po­ra­ma). Des rep­tiles qui n’hésitent pas à son­der les replis les plus intimes de la belle démonesse…

Josep ayant fait ses propres recherches aupa­ra­vant, il était tom­bé sur la plaque Bur­ney (à gauche sur l’illustration), une plaque de terre cuite datant du règne du roi Ham­mu­ra­bi – celui-ci ayant régné au 18e siècle avant notre ère – avec la repré­sen­ta­tion d’une déesse baby­lo­nienne qu’on a vou­lu iden­ti­fier à Lilith. C’est cette plaque qui lui a ins­pi­ré la pose et l’attitude de son modèle, debout et les bras écar­tés, pose qu’il n’a plus que très légè­re­ment modi­fié afin d’offrir une meilleure perche à ses ser­pents. Et c’est la com­bi­nai­son de tout cela qui a don­né nais­sance, du fond de ses mil­lé­naires, à une beau­té orien­tale qui allie la plus chaude des pas­sions à la plus froide des attitudes.

Une der­nière remarque avant de conclure : Est-ce que vous vous sou­ve­nez de ce que Méphis­to­phé­lès a confié à son com­pa­gnon à pro­pos de Lilith ? Qu’il fal­lait se tenir « en garde contre ses beaux che­veux, parure dont seule elle brille »… Avez-vous seule­ment remar­qué celle dont Josep a doté sa Lilith ? Une nasse ondu­lante tout en boucles qui lui des­cend jusqu’aux genoux et à laquelle la lumière infer­nale donne un tel éclat doré qu’on a peur de se brû­ler si on osait seule­ment s’en rap­pro­cher. La contem­pler, c’est tom­ber sous le charme, mais aus­si se brû­ler. Bref, céder à la ten­ta­tion qui peu à peu te consume. Et voi­ci que la boucle se ferme qui réunit ces deux consœurs que tout pour­tant sem­blait vou­loir éloigner.

Josep Giró, Lilith
Josep Giró, Lilith. Des­sin réa­li­sé pour la Bauge littéraire
  1. Je vous recom­mande très vive­ment d’aller vous rendre à Autun pour l’admirer dans le Musée Rolin. À elle seule, elle vaut le voyage. ↩︎
  2. Je tombe sur cet adjec­tif, j’hésite, et je me rends compte que je n’ai jamais vu nulle part sa ver­sion fémi­nine. Hébreuse, la forme que j’ai fina­le­ment rete­nu après avoir consul­té le dic­tion­naire du Centre Natio­nal de Res­sources Tex­tuelles et Lexi­cales, s’impose pour­tant comme une évi­dence, le mot fai­sant immé­dia­te­ment pen­ser à ceux issus de la célèbre famille lexi­cale des sca­breux et autres vocables aus­si périlleux que gra­ve­leux. C’est ce qu’on ima­gi­ne­rait, mais non, il paraît que les dic­tion­naires, comme Le Robert en ligne qui le pré­sente comme « nom et adjec­tif mas­cu­lin », n’en connaissent que la forme mas­cu­line. C’est après avoir trou­vé dans celui du CNRTL que la forme hébreuse fut uti­li­sée par Vil­liers de L’Isle-Adam dans ses Contes cruels que je me suis dit que rien ne pou­vait m’empêcher de suivre l’exemple don­né par une per­son­na­li­té au lan­gage aus­si éru­dit que le père spi­ri­tuel de l’Ève (!) future↩︎
  3. Johann Wolf­gang von Goethe, Faust, tra­duc­tion par Gérard de Ner­val, Don­dey-Dupré et fils, imp.-lib., 1828, p. 272 ↩︎
  4. Cf. la par­tie Éty­mo­lo­gie et ori­gine de l’article de la Wiki­pé­dia. ↩︎
  5. « Toute résis­tance serait futile », la célèbre apos­trophe des Borgs quand ceux-ci s’introduisent auprès d’une nou­velle race à assi­mi­ler. ↩︎
  6. Oh, c’est un beau spé­ci­men avec tous ces ten­ta­cules… Cela me donne plein d’idées pour une pro­chaine illus­tra­tion de la Bauge lit­té­raire. ↩︎