Flo­rian Rochat, La légende de Lit­tle Eagle – l’a­troce téna­ci­té du passé

Voi­ci, avec la Légende de Lit­tle Eagle de Flo­rian Rochat, le pre­mier roman auto-édi­té qui trouve sa place dans la Bauge. Le phé­no­mène est encore assez inso­lite aujourd’­hui pour que je puisse le rele­ver avant d’en­trer en matière, et je peux vous assu­rer que la qua­li­té du texte en ques­tion est à la hau­teur de ce qu’on peut trou­ver dans les meilleures mai­son d’é­di­tion, tant au niveau du conte­nu (l’in­té­rêt et la fac­ture de l’in­trigue) qu’à celui du conte­nant. Il y a très peu de coquilles, beau­coup moins que ce que j’ai pu trou­ver dans des livres édi­tés de façon clas­sique, et la maî­trise de la langue rend la lec­ture très agréable. Et quand on pense que la ver­sion numé­rique de ce texte est pro­po­sée pour la somme modique de 2,00 $ (sur Sma­sh­words), cela fait rêver. La culture enfin abor­dable pour tous ? C’est assu­ré­ment une piste à poursuivre.

La Légende de Lit­tle Eagle, c’est tout d’a­bord le récit d’une jour­na­liste, Hélène Mar­chal, qui, suite à un héri­tage et la décou­verte d’une lettre de son grand-père, par­ti­ra, presque soixante-dix ans après les faits, sur les traces d’un pilot de chasse amé­ri­cain, John Phi­lippe Gar­reau, indien de la tri­bu des Pieds-Noirs, pour arra­cher l’his­toire de celui-ci à l’ou­bli, un de ses buts clai­re­ment avoués étant, à part celui de col­lec­tion­ner les faits et les détails d’une vie, de faire de celle-ci une légende, un récit donc où « la pré­ci­sion his­to­rique passe au second plan par rap­port à l’intention spi­ri­tuelle » (article Légende de la Wiki­pe­dia). Un récit aus­si qui est, comme l’au­teur le fait expri­mer par Hélène, visi­ble­ment ins­pi­rée par le même article de l’en­cy­clo­pé­die collaborative

for­te­ment lié à un évé­ne­ment clé – en l’occurrence déter­mi­nant pour mon propre des­tin – et indis­so­ciable du per­son­nage par lequel il est sur­ve­nu. (Une légende)

Dès le début, la quête d’Hé­lène Mar­chal, céli­ba­taire près de la cin­quan­taine, implique les des­tins d’un grand nombre d’hommes et de femmes, évo­qués par­fois en quelques lignes seule­ment, mais tou­jours avec une telle force que ces vies-là, plan­tées dans l’i­ma­gi­na­tion du lec­teur, acquièrent une auto­no­mie cer­taine. Si ce sont tout d’a­bord des membres de la famille de la jour­na­liste, de nou­velles connais­sances croi­se­ront très bien­tôt son che­min au fur et à mesure du pro­grès de ses recherches, que ce soit des per­son­nages de second ordre, comme Fran­cis Davies, amant éphé­mère qui lui aura indi­qué quelques pistes, ou un per­son­nage clé comme l’a­via­teur Harold Hol­ding, cama­rade et ami du défunt John­ny Gar­reau. Ce qui m’a sur­tout frap­pé, dans le trai­te­ment des per­son­nages, aus­si peu impor­tants fussent-ils, c’est la pro­fonde huma­ni­té qui imprègne les mots qui leur sont consacrés.

À lire :
Audrey Betsch, La Pile du pont

Ses enquêtes mènent Hélène d’un vil­lage bour­gui­gnon, Ver­deil, jusque dans le far west amé­ri­cain, dans l’é­tat du Mon­ta­na et plus pré­ci­sé­ment dans la petite ville de Brow­ning, les deux loca­li­tés qui marquent le début et la fin de la car­rière ful­gu­rante de John­ny, enga­gé comme volon­taire avec à peine 18 ans dans l’ar­mée de l’air amé­ri­caine. Mais elles la trans­portent sur­tout en arrière, dans les larges espaces de l’Ouest d’a­bord où, dans les années Trente, les restes de la popu­la­tion indienne sont tiraillées entre la culture de leurs pères (à peine cin­quante ans après Woun­ded Knee) et celles des Blancs venus d’Eu­rope, guet­tées par la misère et l’a­ban­don ; en Angle­terre et en Corse ensuite, sur les bases d’où s’en­vo­le­ra John­ny dans sa Mus­tang pour par­ti­ci­per à l’ef­fort de guerre, dans les mois qui pré­cèdent et qui suivent le débar­que­ment allié en France. Entre la nais­sance et la mort se déroule le pano­ra­ma d’une jeu­nesse somme toute assez ordi­naire, mar­quée par la fas­ci­na­tion pour la tech­nique, sur­tout sous la forme de ces appa­reils volants et de leurs pilotes légen­daires tels l’A­mé­ri­cain Lind­bergh ou le Fran­çais Saint-Exu­pé­ry, qu’il ren­con­tre­ra d’ailleurs en Corse, quelques jours avant la dis­pa­ri­tion de l’au­teur de Vol de nuit.

M. Rochat, pour être à la hau­teur de son sujet, s’est lar­ge­ment docu­men­té, que ce soit sur la vie des Indiens dans les pre­mières décen­nies du XXe siècle ou encore sur les pro­prié­tés tech­niques des avions de chasse. Il me semble que, visi­ble­ment fas­ci­né par l’as­pect tech­nique de la chose lui-aus­si, l’au­teur se laisse aller avec par­fois juste un peu trop de faci­li­té pour suivre ce pen­chant-là, mais sans pour autant embê­ter le lec­teur qui, séduit par l’in­té­rêt humain de l’in­trigue et le style tou­jours agréable, se laisse empor­ter et suit tous ces détails sans rechigner.

La vie de John­ny aurait pu être celle de tant d’autres qui ont tra­ver­sé le ciel d’un conti­nent en guerre comme des météores. Ce qui le fait res­sor­tir, ce qui lui confère son uni­ci­té, c’est l’im­pact que sa vie a eu sur d’autres, impact rele­vé et illus­tré par les inves­ti­ga­tions de la  nar­ra­trice, à laquelle le sacri­fice de John Phi­lippe Gar­reau a per­mis de vivre. Son his­toire est ain­si une belle illus­tra­tion des vers célèbres de John Donne et en même temps une leçon en huma­ni­té qui met en valeur la signi­fi­ca­tion des liens, des rela­tions, qui existent dans la vie des indi­vi­dus dès avant leur nais­sance, et qui per­sistent à se tis­ser après la mort. Et voi­ci le côté spi­ri­tuel de la légende de Lit­tle Eagle qui nous apprend que per­sonne n’est jamais seul, et que même dans l’i­so­la­tion d’une cabine d’a­vion, on est entou­ré de ceux qui nous ont pré­cé­dé et de ceux qui vont nous suivre :

No man is an island, entire of itself ; eve­ry man is a piece of the conti­nent… (John Donne, Devo­tions upon Emergent Occa­sions, Médi­ta­tion XVII )

Per­met­tez-moi, avant de conclure, une note per­son­nelle : Je me sou­viens encore des longues dis­cus­sions avec mon père qui m’a appris l’his­toire de cette guerre qui a oppo­sé, dans mon cer­veau d’en­fant, l’Al­le­magne au reste du monde. Et comme j’é­tais (et le suis tou­jours) Alle­mand, j’ai été fier de nos vic­toires et affli­gé par nos défaites. Ce n’est que bien plus tard que j’ai décou­vert la véri­table dimen­sion de ce conflit qui n’é­tait pas cen­sé régler des ques­tions de pou­voir, mais qui tou­chait à la notion même de notre huma­ni­té. Qui avait été déclen­chée par une bande de cri­mi­nels, avec la com­pli­ci­té d’une bonne par­tie du peuple, dans le but de per­pé­trer le plus grand crime ima­gi­nable, à savoir l’ex­ter­mi­na­tion d’un peuple entier. C’est dans une telle pers­pec­tive que les évé­ne­ments rela­tés par Flo­rian Rochat prennent tout leur sens. La liber­té et la paix sont à ce prix-là, et il ne sert à rien de fer­mer les yeux devant la cruau­té et la mort qu’ap­porte inexo­ra­ble­ment la guerre. John­ny est mort pour moi aus­si bien que pour tous ceux qui, après la défaite des Fas­cistes, ont pu recou­vrer non seule­ment leur liber­té, mais sur­tout leur humanité.

Flo­rian Rochat
La Légende de Lit­tle Eagle
Sma­sh­words
ISBN : 9781465922731

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

2 réponses à “Flo­rian Rochat, La légende de Lit­tle Eagle – l’a­troce téna­ci­té du passé”

  1. Poi­gnant au fur et à mesure du récit. Pour­quoi pas un film ?

    1. Mer­ci d’a­voir lais­sé un com­men­taire. La légende de Lit­tle Eagle, c’est effec­ti­ve­ment un texte pas­sion­nant, un texte qui, en plus, m’a fait décou­vrir un détail impor­tant de l’his­toire de ce conflit mon­dial, à savoir l’en­ga­ge­ment des Amérindiens.