En-tête de la Bauge littéraire
Félicien Rops, Nu assis (small)
Féli­cien Rops, Nu assis

J’ai récem­ment eu l’oc­ca­sion de me rendre à Namur, petite cité très agréable au cœur de la Wal­lo­nie, et qui a le mérite sup­plé­men­taire d’a­bri­ter un Musée Féli­cien Rops à l’ombre de sa cita­delle. La plus grande par­tie de sa col­lec­tion per­ma­nente est consa­crée aux des­sins de l’ar­tiste épo­nyme et le fonds non négli­geable que le musée a réus­si à ras­sem­bler couvre pra­ti­que­ment tous les aspects de la car­rière artis­tique de F. Rops, dont chaque ama­teur du XIXe siècle a déjà enten­du par­ler, ne fût-ce que comme illus­tra­teur d’œuvres deve­nus depuis célèbres (voire célé­bris­simes) : Épaves de Bau­de­laire, Jeunes France de Gau­tier ou encore Les Dia­bo­liques de Bar­bey d’Au­re­vil­ly, pour n’en citer qu’une petite partie.

Félicien Rops, Le quatrième verre de Cognac (small)
Féli­cien Rops, Le qua­trième verre de Cognac

Par­mi les sujets qui ont par­ti­cu­liè­re­ment occu­pé ce manieur habile du burin et du pin­ceau – et la liste des livres illus­trés par ses soins en donne déjà une pre­mière idée – il y a en tout pre­mier lieu la Femme et les bas-fonds de la socié­té. Et ima­gi­nez un peu les pro­fon­deurs où plonge le regard, quand la conju­gai­son de ces deux sujets ouvre un abîme, à deux pieds du spec­ta­teur incré­dule. On pour­rait croire que Rops, par un tel pro­cé­dé, a déli­bé­ré­ment choi­si de s’op­po­ser, avec toute la force de son art, à ce pas­sage célèbre des Diaboliques :

« Mais je me figure que l’enfer, vu par un sou­pi­rail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et pla­nant regard, on pou­vait l’embrasser tout entier. »

Et effec­ti­ve­ment, au lieu d’ima­gi­ner, Rops ouvre les yeux tout grands pour regar­der et pour son­der l’in­son­dable. Et dans tout cela, même quand les sujets peuvent appa­raître repous­sants, ou vul­gaire, quelle beau­té dans les lignes, quel atten­tion por­tée aux moindres détails, quelle joie de procréation.

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Félicien Rops, Études d’impudice (small)
Féli­cien Rops, Études d’impudice

Ses femmes impu­diques, per­dues, abî­mées, ne sont-elles pas en bonne com­pa­gnie en ce XIXe siècle qui a enten­du reten­tir des pro­cès contre ses plus célèbres auteurs ? Pour atteintes aux mœurs, jus­te­ment ? On a pu dire à pro­pos d’un de ses plus célèbres des­sins, Por­no­kra­tès, que « nous assis­tons à l’a­vè­ne­ment en art d’une femme contem­po­raine, arro­gante, parée, impi­toyable que glo­ri­fie Rops. » (cf. l’ar­ticle sur Wiki­pe­dia, note 3). Il faut pla­cer un tel énon­cé dans le contexte des cou­rants magis­tra­le­ment illus­trés et ana­ly­sés par Mario Praz dans son livre consa­cré au Roman­tisme noir (La Chair, la Mort et le Diable : le roman­tisme noir, Gallimard/Tel, 1998), mais n’est-ce pas remar­quable à quel point le siècle fait demi-tour vers l’obs­cu­ran­tisme quand il s’a­git de la femme ? Ou, plus pré­ci­sé­ment, du corps de la femme ? À contem­pler les des­sins ras­sem­blés dans les locaux du musée qui lui est dédié, on se rend compte que Féli­cien Rops, tout le long de sa vie,   a sen­ti trem­bler la terre, ébran­lée par les convul­sions d’un siècle tiraillé entre la moder­ni­té et la ten­ta­tion du retour vers les bas-fonds fan­geux où se noie la rai­son et d’où montent, à tra­vers les âges, la peur, la super­sti­tion et la haine.

Félicien Rops, La Grève (small)
Féli­cien Rops, La Grève

Mais, à côté de toutes ces femmes-démons, séduc­trices et cor­rup­trices qui peuplent l’œuvre du des­si­na­teur namu­rois, le regard curieux tombe sur un côté radi­ca­le­ment dif­fé­rent, et une concep­tion tout à fait autre de ce que peut aus­si être la femme moderne. En contem­plant cette planche, on dirait que F. Rops a confu­sé­ment pres­sen­ti (voire pré­pa­ré) l’es­thé­tique du Réa­lisme socia­liste. Et en même temps four­ni la preuve qu’il a été sen­sible à tous les cou­rants qui ont agi­té le XIXe siècle.