Voici donc, en attendant le roman que M. Neirynck projette d’écrire, un nouveau texte de l’auteur bruxellois, sorti le 23 décembre 2013, une longue nouvelle, ou plutôt, comme l’auteur le précise dans sa préface, une novella. Comme ce terme n’a pas encore vraiment acquis droit de cité dans l’aire linguistique francophone, une brève introduction s’impose. Voici (une partie de) la définition de la Wikipédia anglophone [1]Il n’y a pas d’entrée Novella dans la version francophone de l’encyclopédie libre. :
A novella is a written, fictional, prose narrative normally longer than a short story but shorter than a novel. [2]Wikipedia, article « novella »
Une définition qu’on retrouve dans le passage sus-mentionné de la préface de 66 pages, où l’auteur fait de la longueur du texte le seul critère déterminant [3]« un texte plus long qu’une nouvelle et plus court qu’un roman »(p. 7) . On peut se poser des questions à propos de la pertinence d’une telle définition, et il est plus que douteux s’il est nécessaire d’introduire un nouveau genre, mais comme nous sommes en littérature, et qu’il s’agit, pour un auteur, d’écrire un texte et non pas de définir un genre littéraire, abandonnons cette discussion-là aux philologues.
Quoi qu’il en soit donc du genre, on peut affirmer qu’Éric Neirynck reste, une fois encore, le champion de la forme courte, le texte comptant, contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, pas plus que 48 pages (préface comprise). Mais cette brièveté convient à merveille à un texte présenté comme « juste un moment, des moments de vie » [4]Préface, p. 7, brièveté accentuée encore par l’apparente légèreté du style que M. Neirynck sait manier depuis Facebook mon amour.
D’un point de vue technique, 66 pages contient deux récits à la première personne et, par conséquent, deux narrateurs, tous les deux anonymes quoique intimement liés l’un à l’autre, le deuxième récit – d’une longueur de 66 pages – étant rédigé par le narrateur du premier à la demande de sa thérapeute et présenté par celui-ci comme « une petite fiction basée sur quelques événements de ma vie » (p. 31). Neirynck ajoute donc, par le recours au vieil artifice du récit dans le récit, un niveau supplémentaire de complexité à l’intrigue, un jeu de miroirs lui permettant de dédoubler les personnages et d’établir des liens entre les différents narrateurs, surtout dans la mesure où M. Neirynck ne se prive pas de faire allusion, dans la préface, à un éventuel caractère auto-biographique de son livre : « Autofiction, fiction, qui sait et d’ailleurs on s’en fout » (p. 7). S’en fout-on ? Réellement ? Après tout, le narrateur-auteur, celui du récit principal, on l’a vu, se réclame, lui aussi, d’une écriture auto-biographique, ce qui en fait un élément récurrent qu’on ne saurait si facilement écarter.
Pour l’instant, pourtant, comme nous n’avons pas l’occasion de côtoyer l’auteur dans sa vie de tous les jours pour savoir ce qu’il en est, nous devons nous contenter de ce que les textes nous révèlent des personnages et surtout des narrateurs respectifs. Et dans le cas présent, on arrive très vite à la conclusion que ce qui les occupe tous les deux (trois ?), ce qui les incite à noircir des feuilles, c’est principalement – leur égo…
Il y a, dans ce texte, très peu de personnages : Le narrateur-auteur du texte principal, sa thérapeute, le fils de celle-ci, et ensuite, dans le texte inséré, le narrateur et le couple qu’il croise dans un train et qu’il suit, fasciné par leur bonheur, à travers les rues d’une ville anonyme. Malgré les déplacements, on a l’impression que tout se joue sur un plan purement intérieur, que tout se passe dans la tête des narrateurs respectifs qui cuvent dans leur solitude à laquelle ils sont constamment rejetés, le narrateur-auteur par un événement qui l’ampute brutalement de la vie qu’il croyait serrer [5]« Je n’avais jamais été aussi heureux de monter vers ce qui, d’un calvaire, était devenu un septième ciel. » (p. 50) , et le narrateur par la réalisation que le bonheur qu’il poursuivait et qu’il croyait tenir n’est finalement pas pour lui, mais pour eux, et qui s’enferme dans une chambre d’hôtel qu’il aurait voulu être sa « dernière demeure » (p. 46).
Et il est vrai que ces narrateurs ne partent pas sur les meilleures bases. Celui du récit principal est présenté comme un personnage qui, « le nez dans la neige » (p. 10), n’arrive à tenir le coup qu’à « à force d’antidépresseurs de toutes sortes — Lexomil, Xanax, Loramet — de drogues plus ou moins douces » (p. 10) » et auquel ses rares amis conseillent régulièrement d’aller « consulter un psychiatre, d’entamer une thérapie » (p. 10), tandis que celui du récit inséré est un « handicapé de la vie » (p. 46) qui évolue dans un « monde égoïste et pourri » (p. 46), au gré des « soirées passées à boire, à fumer ou à se branler » (p. 36), hanté par une « pensée nocturne et terrible, violente de douleur » (p. 36). Un parcours qui ressemble assez à celui de son homologue dont la vie se présente comme une suite d’échecs, avec une enfance en miettes (« la pire période de ma vie », (p. 19)), une scolarité pénible (« la souffrance, le calvaire » (p. 19)) et des histoires d’amour avortées (qui, selon lui, finissent mal non seulement en général mais « à tous les coups » (p. 22)).
À part la misère intensément ressentie et longuement rassasiée de leurs vies respectives, les narrateurs partagent une prédilection pour la littérature, omniprésente dans les deux récits avec des passages de Céline et de Bukowski (tous les deux des auteurs particulièrement appréciés par le sieur Neirynck, d’ailleurs), le rêve assez cocasse du premier, le narrateur-auteur, qui se voit « déjà parmi les écrivains cultes […] recevant le Goncourt. » (p. 29), et le besoin vital de mots de la part du deuxième, à savoir ceux des grands poètes du XIXe, seuls aptes à exprimer, voire à faire exister l’amour :
Aimer comme dans un poème de Rimbaud, Verlaine ou Baudelaire. Un amour profond que l’on ne peut exprimer qu’avec les mots… (p. 34)
Est-ce étonnant que se soit, dans un tel contexte, un texte littéraire qui résume et condense les sentiments des deux compères, en l’occurrence le titre d’un poème de Bukowski : Vies de merde [6]cité aux pp. 25⁄26 ?
On voit comment, sous l’effet de miroir, les personnages / narrateurs se dédoublent, l’un se projetant dans l’autre, et on peut imaginer que la quête du bonheur qui hante le narrateur du deuxième texte (pas moins de 17 occurrences du mot « bonheur » dans les passages cités du récit éponyme !) n’est pas étrangère à son homologue, même si celui-ci évite soigneusement d’utiliser ce mot-là, comme s’il avait peur de s’y brûler (une seule occurrence en rapport avec ce qu’aurait dû être l’enfance, à la page 19). Bonheur imaginé sous la forme assez cocasse d’une sorte de triolisme [7]Il y a plusieurs passages qui évoquent clairement le désir, de la part du narrateur, de voir se réaliser une histoire à trois : « Ils ne sont plus deux avec leur bonheur, nous sommes trois. Ils ne … Continue reading, fantasme d’un seul des partenaires vite rejeté : « Le bonheur, CE bonheur, n’était en réalité pas le mien. » (p. 33), ou encore sous la forme d’un amour entrevu suite à un échange de fluides inattendu. Mais la quête se termine inéluctablement par des refus, clairement prononcé ou tacite. Un tel récit n’a pas besoin d’afficher les célèbres trois lettres pour marquer une FIN aussi assassine que terminale, mais a‑t-on jamais assisté à une poursuite plus acharnée du bonheur que celle du narrateur dédoublé, réflexion aux origines multiples où se croisent les autres rôles de ce texte si bref en apparence, mais rendu si profond par les réflexions infinies des miroirs mis en place par Éric Neirynck ?
66 pages montre une fois de plus qu’il n’y a, tout compte fait, qu’un seul sujet au cœur de l’écriture d’Éric Neirynck, et le géant de Bruxelles sait conjuguer celui-ci avec la finesse ésotérique d’un passé antérieur sentimental, l’assaisonner de condiments finement balancés qui n’ont rien de factices, voire le faire avaler avec une cruauté qui ne cherche même pas à cacher sa bonne mesure de désespoir : la tendresse – encore et toujours. Mais il faut constater que cette tendresse ne trouve plus où s’épancher, lentement suffoquant celui qu’elle a infecté, et le lecteur reste bouche bée devant un texte qui se transforme, sous ses yeux, en testament.
PS : Ceux d’entre vous qui seront à Bruxelles à l’occasion de la Foire du Livre pourront y rencontrer Éric Neirynck qui viendra signer, le 22 février 2014, Facebook mon amour.
Éric Neirynck
66 pages
Zeugme Éditions
ISBN : 979–1022702690
Références
↑1 | Il n’y a pas d’entrée Novella dans la version francophone de l’encyclopédie libre. |
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↑2 | Wikipedia, article « novella » |
↑3 | « un texte plus long qu’une nouvelle et plus court qu’un roman »(p. 7) |
↑4 | Préface, p. 7 |
↑5 | « Je n’avais jamais été aussi heureux de monter vers ce qui, d’un calvaire, était devenu un septième ciel. » (p. 50) |
↑6 | cité aux pp. 25⁄26 |
↑7 | Il y a plusieurs passages qui évoquent clairement le désir, de la part du narrateur, de voir se réaliser une histoire à trois : « Ils ne sont plus deux avec leur bonheur, nous sommes trois. Ils ne le savent pas encore, mais nous sommes trois ! (p. 34) », et le narrateur, qui affirme qu” »ils sont mon bonheur, enfin, ils sont moi » (p. 38), voudrait être « celui qui fait partie d’eux, de leur vie, de leur bonheur » (p. 37) |