Après avoir été franchement déçu par la Rééducation sentimentale, premier tome de la trilogie homonyme de l’auteure parisienne, et vaguement rassuré par le tome 2, L’Éveil des Sentiments, la lecture de Un sentiment d’éternité, dernier volume de la saga érotique, vient de me révéler une Emma mûrie qui, si elle garde la fraîcheur verbale et émotionnelle à la base du succès du Manoir, a dû traverser une période d’intense apprentissage et de mûrissement pour en arriver à cette apparente légèreté du ton et à créer l’illusion – à l’image d’une cathédrale gothique avec ses espaces dégorgeant de lumière – d’un travail architectural aérien tout en légèreté qui, cachant habilement les formations souterraines, les contreforts et les arcs-boutants sur lesquelles repose la structure entière avec ses enchevêtrements parfois hallucinants, ne livre qu’aux yeux habitués à scruter le travail des écrivains les secrets d’une construction recherchée et finement élaborée, tandis que le lecteur se laisse volontiers emporter par des mots et des phrases dont le charme s’apparente à une véritable magie incantatoire.
« Enfin de la profondeur ! » – telle est l’exclamation imaginaire que j’ai poussée mainte fois à la lecture de ce dernier volume de La Rééducation sentimentale, trilogie à succès d’Emma Cavalier, une jeune auteure que j’ai découverte à travers Le Manoir, son premier roman publié en 2011, unanimement salué par la critique et couronné par le Prix du premier roman érotique de l’éphémère Festival d’Évian. Après les aventures aussi quotidiennes que banales de Camille dans le premier tome de la saga, La Rééducation sentimentale, Emma nous a ensuite rassurés par la consistance humaine du personnage de Valentine et les constantes remises en question de celles-ci, rendues si douloureuses par le fond légèrement inquiétant d’agressivité et d’insatisfaction qu’on sentait grouiller au fond de la protagoniste du tome 2, L’Éveil des sentiments, roman rendu plus riche encore par les escapades homosexuelles de son protagoniste masculin, fait toujours extrêmement rare dans des textes destinés au grand public, tandis que le troisième et dernier épisode de l’aventure illustre la profondeur à laquelle Emma sait arriver quand elle se met à réellement creuser, révélant le caractère toujours profondément dérangeant d’un sentiment aussi fort que l’amour, propulsé par une pulsion aussi fondamentale que le sexe.
Après les couples Camille / Antoine et Valentine / Vincent des deux premiers volets de la Rééducation, c’est le tour de Valérie et d’Étienne de fournir les protagonistes de l’épisode terminal. Les lecteurs les ont déjà croisés, notamment à l’occasion d’une soirée à l’opéra dans le premier volume, soirée où l’art du chant a vite été relégué dans les coulisses, et en compagnie de Valentine qu’ils se sont chargés d’initier aux clubs dans le volume suivant. Rencontre qui, dans Un sentiment d’éternité, se révèle fatale pour le couple, Étienne étant allé beaucoup trop loin dans son attachement à Valentine. Voici fourni le point de départ de l’intrigue qui enchaîne une suite de récits servant à saisir le couple, à raconter ses parties constituantes, son évolution, son éclatement, le tout vu à travers les yeux de celles et de ceux qui leur ont tenu compagnie pendant les quinze ans qu’aura duré leur mariage. Le roman est composé de chapitres offerts à des narrateurs successifs dont les récits illuminent des facettes de la vie et de la personnalité de ceux qui sont devenus Valérie et Étienne, un couple que ses amis croyaient indivisible, « immuable » voire « éternel », pour reprendre les mots de la quatrième de couverture. Ils se seront trompés, et le roman raconte non seulement les raisons de l’échec du couple, mais aussi l’impossibilité de nos prochains de saisir un être humain dans sa totalité. Le texte devient ainsi un puzzle, non seulement parce qu’il fournit des pièces qu’il faut essayer d’arranger dans le bon ordre pour reconstituer l’image éclatée, mais aussi et surtout parce que la vie humaine constitue une énigme trop profonde pour laisser subsister autre chose que des interrogations. Un jeu sur le sens original du mot dans la langue de Shakespeare [1]Un puzzle étant, d’après la partie British and world English du Oxford dictionnary, « A person or thing that is difficult to understand or explain ; an enigma. » , jeu qui s’accompagne d’une mise en forme littéraire qui allie le contenant au contenu dans une étreinte serrée et indissoluble.
Est-ce qu’il faut encore, après tout ça, parler de l’intrigue ? Oui, sans doute, dans la mesure où elle est tout sauf banale, contrairement à ce que l’on pourrait croire quand on la ramène à son strict minimum. Parce que, après tout, quoi de plus banal, dans le Paris du XXIe siècle, qu’un couple qui se sépare ? Quoi de plus quotidien qu’un salaud de mari qui se tape une fille qui fait à peine la moitié de l’âge de sa femme ? Qui reste au bureau jusqu’à des heures pas possibles pour y tirer son coup ? Mais quand ces faits divers sans grand intérêt se produisent chez un couple qui essaie de vivre sa sexualité différemment, pour qui le polyamour est bien plus qu’un mot croisé dans les colonnes d’un magazine de life style, il faut peut-être y regarder de plus près. Et l’homme et la femme qui sortent de l’ombre, ou plutôt de l’obscurité des chambres et des clubs où on les a croisés jusque-là, se révèlent, à la lumière que les regards des proches déversent sur eux et sur le vécu qui les a façonnées, des êtres d’une profondeur insondable où il restera toujours, malgré tous ces regards et toutes ces perspectives, un résidu d’obscurité, une zone d’ombre où on ne pénétrera jamais sans en même temps anéantir l’individu blotti au centre.
Le très beau texte d’Emma Cavalier est peut-être, malgré tous les épisodes érotiques qui font une grande partie de son charme, surtout cela : une approche du fond irréductible de ce qui constitue l’essence même de l’individu. Et le désarroi des proches qui se retrouvent, malgré tous leurs efforts, les mains vides, au bord d’un gouffre, n’est-il pas la preuve la plus pertinente de la singularité de toute vie, de sa valeur intrinsèque et irréductible, peu importe l’apparente banalité qui la rend semblable à tant d’autres qu’on daigne à peine regarder ?
Emma Cavalier
Un sentiment d’éternité
La Rééducation sentimentale (t. 3)
Éditions Blanche
ISBN : 978–2846283502
Références
↑1 | Un puzzle étant, d’après la partie British and world English du Oxford dictionnary, « A person or thing that is difficult to understand or explain ; an enigma. » |
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