Anne Bert, L’eau à la bouche

« Tu veux me faire accou­cher de ce que je suis capable de concevoir
de plus beau et de plus monstrueux. »

Cer­tains de mes lec­teurs se sou­viennent peut-être de l’ar­ticle que j’ai consa­cré, il y a quelques mois, à la magni­fique Perle, d’Anne Bert. J’y ai insé­ré,  pour illus­trer le carac­tère aqua­tique du récit, un petit des­sin où figure une fée dans son bain : la Mélu­sine, l’être magique des rivages enchan­tés de la douce France. Et bien, après avoir lu les nou­velles d’Anne Bert, réunies dans un petit volume au titre évo­ca­teur (et révé­la­teur en même temps) « L’eau à la bouche », paru ini­tia­le­ment, en 2009, aux Édi­tions Blanche et dis­po­nible aux Édi­tions Numé­rik­livres depuis août 2015, je dois consta­ter que la Fée en ques­tion, c’est sans aucun doute l’au­teure elle-même. À la seule dif­fé­rence près que l’us­ten­sile qu’elle manie, ce n’est pas la tra­di­tion­nelle baguette, mais bien plu­tôt la bra­guette der­rière laquelle elle per­met à ses per­son­nages et à ses lec­teurs de décou­vrir des contrées pleines de charmes.

Mélusine, par Louna
L’illus­tra­tion de la plan­tu­reuse Mélu­sine qui ouvre cet article a été gra­cieu­se­ment contri­buée par Lou­na, dont le site a depuis dis­pa­ru de la Toile.

Dans un inter­view accor­dé au Sud-Ouest, Anne Bert indique qu’elle a « vou­lu décrire un éro­tisme joyeux, solaire » et qu’elle est allée cher­cher celui-ci « dans le quo­ti­dien » [1]Pro­pos recueilli par D. Fau­card pour un inter­view paru le 24/02/2009 dans l’é­di­tion Cha­rente-Mari­time du Sud-Ouest.. Effec­ti­ve­ment, elle ne recherche, pour cadre de ses intrigues, rien de très spec­ta­cu­laire : des voyages, en train ou en avion, une salle de lec­ture, une gale­rie, les salles d’un musée, la cam­pagne, les rues de Paris, un par­king. Et il n’y a pas non plus, du côté des per­son­nages, une recherche de pra­tiques extrêmes, rares ou par­ti­cu­liè­re­ment sor­dides pour raf­fi­ner leur vie sexuelle. Ils se contentent de ce qui, au XXIe siècle, peut faire par­tie du quo­ti­dien d’un couple « banal », tout juste pimen­té d’un brin d’ex­hi­bi­tion­nisme. Ce qui, par contre, sort de l’or­di­naire, c’est la maî­trise dont dis­pose l’au­teure pour com­man­der à la langue, pour trans­for­mer les mots en fils dont se trament les intrigues, pour évo­quer, à l’aide d’i­mages qui, grâce à leur dou­ceur et à leur carac­tère appa­rem­ment inof­fen­sif, se glissent sour­noi­se­ment dans la conscience du lec­teur où elles plantent ensuite un décor qu’il n’est pas près d’oublier.

À lire :
Marie Laurent, Le Maître de jet

Le recueil en ques­tion réunit vingt-trois textes assez courts qui tournent autour du désir et des formes qu’il peut prendre. Par­fois, celui-ci naît dou­ce­ment, à tra­vers des mois (« Puzzle »), et par­fois, il résulte d’une réac­tion spon­ta­née du corps irré­sis­ti­ble­ment atti­ré, bon gré mal gré, par la pré­sence d’un autre (« Mau­dite attrac­tion »). Le désir forme donc la trame prin­ci­pale qui donne au recueil son uni­té, mais on se rend bien­tôt compte de ce que l’au­teure, pour l’illus­trer, dis­pose d’un véri­table tré­sor de sources d’ins­pi­ra­tion. Elle fait pous­ser ses mots en ara­besques autour des paroles de deux poèmes de Bau­de­laire (« Chat Per­ché »), elle les lâche dans l’i­ma­ge­rie d’un poème de Ver­laine où ils se vautrent dans des plai­sir andro­gynes (« Ecce Homo »), elle leur fait mon­ter une expé­di­tion dans les parages de la mytho­lo­gie antique (« Dans les bras de Mor­phée ») ou dans les ver­sets de la Bible (« Can­tique »), et elle les puise aux pein­tures du Musée d’Or­say, comme devant les corps en sueur des rabo­teurs de Caille­botte (« Les rabo­teurs »). Ces richesses, elle les étale libre­ment sous les yeux de tout le monde et elle s’en sert pour ins­til­ler, à doses savam­ment cal­cu­lées, le trouble au cœur de l’i­ma­gi­na­tion des lec­teurs qui se trouvent empor­tés dans le tour­billon né quelque part dans les bas-fonds d’une conscience ani­male et qui gran­dit jus­qu’à balayer les conve­nances et les obstacles.

Gustave Caillebotte, Les Rabotteurs
Gus­tave Caille­botte, Les Rabo­teurs, 1875, Musée d’Orsay

S’il n’y avait que ça, cette diver­si­té des ins­pi­ra­tions et cette mise en scène savante du désir, je pour­rais déjà vous recom­man­der ce recueil pour une lec­ture des plus pas­sion­nantes. Mais il y a autre chose encore, et le lec­teur aver­ti peut y dis­cer­ner les traces de la matière pre­mière à par­tir de laquelle l’au­teur allait, très bien­tôt, dis­til­ler le joyau lit­té­raire où serait mon­tée une perle d’une si rare beauté.

Il y a, par­mi les per­son­nages dont l’au­teure peuple ses récits, des exemples frap­pants d’êtres qui évo­luent entre deux sphères, ceux de la terre et de l’eau, au point de les réunir dans leur chair. Qu’on pense à la vigne­ronne du deuxième récit, Mado, la Vouivre dont on se raconte au bourg que, la nuit, elle glisse dans l’é­tang « au bout du che­min » (p. 18) [2]Toutes les indi­ca­tions de page se réfèrent à l’é­di­tion Pocket où, cou­verte d’algues, elle a l’ha­bi­tude de s’a­bou­cher « comme une sang­sue » (p. 18) aux cons d’autres femmes, et qui, une fois sor­tie des eaux, retrou­ve­ra ses vignes, en com­pa­gnie de son amant, pour y « mouiller la terre de ses larmes, de sa salive et de son jus » (p. 21). Qu’on pense aus­si à l’hé­roïne de « L’é­cume des mots », Gaïa, à la chair infil­trée par les humeurs des mots, « algue, engluée de l’é­cume de tes mots » (p. 103), et dont le corps est pré­sen­té comme « la terre [qui] ne doit pas res­ter en friche » (p. 105).

À lire :
Alina Reyes, Le boucher - la conjuration du catholicisme

L’élé­ment liquide, on le retrouve dans pra­ti­que­ment tous les textes, que ce soit l’eau, glauque et noc­turne, d’un étang illu­mi­né par la lune ou celui qui gar­gouille aux fonds des cons inon­dés, celui dont l’hé­roïne est « constam­ment humide » (p. 107). Et c’est en sui­vant les traces lais­sées par son écou­le­ment que le lec­teur entre, émer­veillé, dans l’u­ni­vers mythique d’où est sor­ti la magni­fique Perle, née sous X, sor­tie de son océan pour incar­ner le che­min où les hommes aime­raient lais­ser l’empreinte de leurs bottes, en route vers l’ul­time repos entre les bras d’une fée qui inon­de­rait leurs cœurs d’une ten­dresse et d’une volup­té à laquelle ils pour­raient fina­le­ment suc­com­ber, au bout du che­min [3]Il y a, dans « L’é­cume des mots », des pas­sages qui annoncent haut et fort le roman à venir, comme le som­meil de l’a­mant ter­rien dont la queue, la nuit, pénètre son amante, ou les pro­me­nades de … Conti­nue rea­ding.

Anne Bert
L’eau à la bouche
Numé­rik­livres
ISBN : 9782897178246

Anne Bert, L'eau à la bouche

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Pro­pos recueilli par D. Fau­card pour un inter­view paru le 24/02/2009 dans l’é­di­tion Cha­rente-Mari­time du Sud-Ouest.
2 Toutes les indi­ca­tions de page se réfèrent à l’é­di­tion Pocket
3 Il y a, dans « L’é­cume des mots », des pas­sages qui annoncent haut et fort le roman à venir, comme le som­meil de l’a­mant ter­rien dont la queue, la nuit, pénètre son amante, ou les pro­me­nades de l’hé­roïne qui marche dans la rue assié­gée par la volupté.
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95