Gina Mon­té-Cor­gès, Les deux Carole

On n’a pas tous les jours le bon­heur de tom­ber sur un texte dont la féro­ci­té sen­suelle du cor­tège des fan­tasmes se double d’une fraî­cheur aus­si exquise que celle de la plume de Gina Mon­té-Cor­gès dans son pre­mier roman Les deux Carole. Un roman dans lequel on sent l’au­trice au bord de l’é­rup­tion, sa main gui­dée par le désir irré­sis­tible de s’ex­pri­mer, de plon­ger dans le vif du sujet, de cou­rir de fan­tasme en fan­tasme, fouet­tée par l’ob­ses­sion de deve­nir – enfin – entière. Par consé­quent, elle ne laisse pas le moindre répit au lec­teur non plus, s’emparant de son esprit pour le culbu­ter avec une vio­lence inouïe dans le monde en ébul­li­tion de Carole, une femme confron­tée à une pas­sion inas­sou­vie et reniée.

Gina Monté-Corgès, Les deux Carole, première édition
La cou­ver­ture de la pre­mière édi­tion du roman, à l’es­thé­tique déci­dé­ment porno.

Carole, c’est une jeune femme dont la vie ran­gée se ter­mine à l’im­pro­viste quand elle cède au mar­chan­dage impo­sé par des incon­nus et qu’elle est d’ac­cord pour payer en nature, en ouvrant sa bouche et ses cuisses. Désor­mais, elle se découvre double, scin­dée, l’an­cienne Carole aux pas­sions domp­tées par la vie en socié­té, et la nou­velle qui danse sur le vol­can, prête à se lais­ser emme­ner par la ronde infer­nale de ses fan­tasmes. Ceux-ci désor­mais s’en­chaînent, et Carole les assou­vit en ogresse qui se nour­rit de chair mas­cu­line, cédant aux coups de bou­toirs qui défoncent les obs­tacles éri­gés par la civi­li­sa­tion entre elle et ses pul­sions de femme.

Le motif du double inquié­tant place l’au­trice dans la lignée des roman­tiques obsé­dés par les dop­pelgän­gers et autres doubles qui menacent d’u­sur­per la place de l” « ori­gi­nal », de faire dis­pa­raître, de dis­soudre celui-ci au pro­fit d’une enti­té venue d’ailleurs, sur­gie des bas-fonds à peine visible de la conscience. Un sujet incar­né à la per­fec­tion par le couple jus­te­ment célèbre du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, mais on peut se deman­der s’il a déjà été son­dé avec l’ur­gence sen­suelle qu’y met Gina Mon­té-Cor­gès, une urgence qui met le lec­teur dans une situa­tion des plus inte­nables : Autant il aime­rait brû­ler les étapes pour voir com­ment tout ça se ter­mine, autant il vou­drait s’ar­rê­ter à chaque page pour s’empiffrer de sen­sua­li­té, pour boire jus­qu’à la der­nière goutte la liqueur que les ren­dez-vous de Carole font si abon­dam­ment couler.

À lire :
Cornnell Clarke, Peanut Butter, vol. 2

Le texte s’ac­com­pagne d’une sorte de pro­logue et d’un réqui­si­toire poli­tique en guise de conclu­sion. Le pro­logue, quant à lui, appelle très clai­re­ment les choses par leur nom et ne laisse sub­sis­ter aucun doute quant à la tenue des pro­pos qui vont suivre, l’au­trice y insis­tant sur le non-sens d’une dis­tinc­tion entre por­no­gra­phie et éro­tisme, dis­tinc­tion tout ce qu’il y a de plus arti­fi­cielle, ten­ta­tive mal­adroite de faire admettre une sen­sua­li­té domp­tée au nombre des genres « fré­quen­tables ». Conclu­sion inévi­table après le « vibrant hom­mage aux acteurs et actrices fran­çais du ciné­ma por­no des années 1970–1980 », que Gina Mon­té-Cor­gès salue comme

« les pion­nières d’un com­bat qui a su […] don­ner [aux femmes] le droit de jouer avec leurs fan­tasmes comme bon leur semble… » (p. 4)

Un tel dis­cours n’est peut-être pas nou­veau, mais on l’en­tend rare­ment por­té par une telle urgence toute per­son­nelle, cette véri­table soif de s’af­fir­mer comme femme et être humain à tra­vers les sens et l’as­sou­vis­se­ment des dési­rs les moins avouables. Et voi­ci que Carole, l’al­ter ego plei­ne­ment assu­mé de l’au­teure, est pro­je­tée dans une suite de fan­tasmes où elle flirte avec la pros­ti­tu­tion, le liber­ti­nage, l’ex­hi­bi­tion et l’ho­mo­sexua­li­té. Et pour être plus sûr de pas­ser au-delà des bornes de ce qui pour­rait s’ad­mettre, on n’a pas affaire ici aux jeux entre femmes, domaine car­ré­ment usur­pé par les queu­tards, mais bien à l’ho­mo­sexua­li­té mas­cu­line qui se pra­tique sans le moindre com­plexe, pra­tique qui per­met à Carole de goû­ter elle aus­si aux plai­sirs de la péné­tra­tion anale.

À l’autre bout du texte, à l’is­sue du par­cours ini­tia­tique de Carole, se trouve un véri­table réqui­si­toire poli­tique contre l’é­tat de la femme en occi­dent, femme tiraillée entre, d’un côté, le rôle d” « objet de convoi­tise » tout juste bon à « assou­vir les fan­tasmes du mâle en rut » (p. 76) sans pour autant avoir le droit d’en conce­voir à son tour et, de l’autre, la femme cas­tra­trice, enne­mie du plai­sir, celle qu’on aime ima­gi­ner frus­trée. Un bon petit rap­pel à nous autres imbus de notre pré­ten­due liber­té qu’il existe d’autres formes de sou­mis­sion que celle d’im­po­ser la burqa.

À lire :
Journée mondiale du livre. À propos d'un passage de Jean-Paul Brighelli

J’ai tout sim­ple­ment aimé ce texte hal­lu­ci­nant à la sen­sua­li­té riche et entière, un texte nul­le­ment mena­cé d’être réduit à l’é­tat de mani­feste poli­tique. Il est d’au­tant plus dom­mage que l’au­trice n’ait pas tou­jours su maî­tri­ser son obses­sion des épi­thètes, des expres­sions drô­le­ment cise­lées et des images cher­chées bien trop loin. Que dire, par exemple, de la « buc­cale dex­té­ri­té » (p. 15), d’une « lécheuse lan­gou­reuse » (p. 64) ou  d’une « sti­mu­lante intu­mes­cence » (p. 16) ? Com­ment digé­rer des expres­sions comme « sa senestre » (p. 15), le « pinacle de la béa­ti­tude » (p. 18) ou la « cluse rose » (p. 72) ? Et que faut-il com­prendre par un « mirage dans un Wal­hal­la magique » (p. 71) ? Une relec­ture pro­fes­sion­nelle aurait sans aucun doute per­mis à l’au­trice d’é­vi­ter de tels pièges et de don­ner au texte la per­fec­tion for­melle qu’il mérite. Mais cela n’en­lève rien à son inté­rêt, à sa sin­cé­ri­té et à l’in­ten­si­té de la pein­ture des pas­sions. Les deux Carole, c’est tout sim­ple­ment une superbe illus­tra­tion de la por­no­gra­phie littéraire.

PS : J’ai rare­ment vu un livre aus­si bien ser­vi par sa cou­ver­ture. On aurait aimé savoir à qui on doit ce superbe coup de crayon.

Mise à jour

Cologne, le 15 août 2017

Ini­tia­le­ment paru aux Édi­tions Edi­livres, le roman a depuis chan­gé de cré­me­rie, et le texte a été dis­po­nible dans la col­lec­tion Indé­cente des Édi­tions Évi­dence. L’ar­ticle que vous venez de lire est basé sur la pre­mière édi­tion, et je ne sau­rais vous dire s’il y a eu des rema­nie­ments. Quoi qu’il en soit, vu l’ex­cellent sou­ve­nir que ce texte m’a lais­sé, je ne peux que le recommander.

Adden­dum, 9 juillet 2021

À l’heure actuelle, le texte ne se trouve plus dans le cata­logue des Édi­tions Évi­dence et il est mar­qué indis­po­nible dans la bou­tique 7switch. Je n’ai pas réus­si à le dépis­ter sur la toile.

Gina Mon­té-Cor­gès
Les deux Carole
Évi­dence Édi­tions
ISBN : 9791034802678

Gina Monté-Corgès, Les 2 Carole
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Gina Mon­té-Cor­gès, Les deux Carole”

  1. Tipram Poivre

    Mer­ci pour votre ana­lyse qui me donne une féroce envie de décou­vrir ce roman bien qu’il n’ait pas béné­fi­cié d’une relec­ture professionnelle.

    Tipram