Jeff Balek, Lisa. Le rire « si léger »

Jeff Balek, auteur vedette des Édi­tions Numé­rik­livres où il s’est illus­tré avec la série du Waldgän­ger, joyeux pas­tiche de SF et de jeu d’ac­tion, sait manier d’autres registres aus­si – et de façon magis­trale – comme il l’a démon­tré avec Lisa, un roman d’a­mour, dans lequel il trouve, entre rêve som­nam­bule et fait divers, les mots assez doux pour faire rêver et assez durs pour écorcher.

Lisa, c’est le rire si léger ; celle qui incarne l’ode à la mer, de Neru­da ; ou encore « la brise de prin­temps […] dans l’hi­ver de l’exis­tence » du nar­ra­teur [1]Jeff Balek, Lisa. Paris 2012. Édi­tions Numé­rik­livres, cha­pitre 2. C’est celle encore qui domine de son nom le livre et les réflexions du nar­ra­teur, c’est par elle que tout com­mence et c’est par elle que tout se ter­mine. Autant dire que le livre porte bien son nom.

Le nar­ra­teur se met à la pre­mière per­sonne et nous raconte sa vie avec Lisa. Tout d’a­bord, et de façon tout à fait banale, c’est l’his­toire d’une jeune femme et d’un homme visi­ble­ment plus âgé, « vieux mâle, […] dos argen­té » [2]Lisa, cha­pitre 1 dans « l’hiver de [son] exis­tence » [3]Lisa, cha­pitre 2. On les suit dans leurs dépla­ce­ments, à la mer, dans leur chambre d’hô­tel, dans le res­to, et on suit leurs dia­logues, leurs dis­putes, leurs récon­ci­lia­tions. Bref, on devient le témoin de leur quo­ti­dien qui n’est mar­qué par aucun grand évè­ne­ment, jalon­né des expé­riences de tous les jours comme tout le monde peut en faire : le divorce du nar­ra­teur, la perte de son bou­lot, ses démis­sions suc­ces­sives, ses ten­ta­tives de se construire une vie d’é­cri­vain. Ou encore la vie pro­fes­sion­nelle très peu brillante de Lisa dans son bureau où « on vieillit len­te­ment » [4]Lisa, cha­pitre 15.

Mais, et dès la pre­mière page, leur his­toire est sur­tout celle des voyages et des départs, réels et ima­gi­naires : départ pour la mer, d’a­bord, celui, ensuite, pour Paris, plu­sieurs fois repor­té. Celui de Lisa qui quitte son pays natal pour venir s’ins­tal­ler en France. Et ceux de leurs jeux, qui, dépour­vus de limites, les emmènent bien plus loin, dans les contrées les plus exo­tiques, jus­qu’en Afrique, en pas­sant par l’Es­pagne et l’Italie.

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De départs, il y en a d’autres encore, pla­cés sous un signe plus sinistre :

Celui, social, du nar­ra­teur, empor­té par un véri­table tour­billon qui le fait des­cendre jus­qu’à la perte de son appar­te­ment. Bizar­re­ment, la menace, très réelle pour­tant, de som­brer dans la misère, est comme absente de ce départ-là, de cet adieu aux conven­tions de la vie au sein de la société.

Ceux, fina­le­ment, de la fin, celle du nar­ra­teur et celle de Lisa, qui les rap­prochent encore, mal­gré les direc­tions dif­fé­rentes qu’ils sont obli­gés d’emprunter. Et c’est dans ce contexte-là que la décou­verte, pen­dant une visite au Père Lachaise, de la tombe de « Théo­phraste Lor­gnon, voya­geur », prend son entière signi­fi­ca­tion. D’au­tant plus que celle-ci se double d’un cor­tège funèbre que le nar­ra­teur voit défi­ler, en rêve, dans un décor des Îles.

On devine quel est l’é­vè­ne­ment cen­sé ame­ner la fin. Évè­ne­ment de plus en plus clai­re­ment annon­cé, voire deman­dé par les per­son­nages qui iront jus­qu’à deman­der à Dio­ny­sos de les empor­ter [5]Fin du cha­pitre 23 : « Et nous avons levé mille et une coupes à Dio­ny­sos. Qu’il nous emporte ! ». Sauf que le nar­ra­teur se refuse aux fins, s’ac­croche aux his­toires sans fin. Et même s’il doit céder aux exi­gences de Lisa, qui demande une fin, dont elle dit que l’au­teur la doit à ses per­son­nages [6]« C’est bizarre. Pour­quoi tu n’écris jamais de fin ? Tu leur dois bien ça à tes per­son­nages ! », cha­pitre 24, ce n’est pas la mort, cette fin abso­lue, qui a le der­nier mot. Et c’est ain­si, par cette fin ren­due pos­sible par les obses­sions du nar­ra­teur, que le roman se ter­mine dans un ailleurs, dans un dia­logue entre le nar­ra­teur et un per­son­nage – entre deux per­son­nages – dont on ne sait plus très bien qui il est – ou a jamais été. Inven­tion du nar­ra­teur – écri­vain ? Per­son­nage inves­ti de la même « réa­li­té » lit­té­raire que le nar­ra­teur ? Voire spectre créé par l’au­teur lui-même ?

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Louis-Stéphane Ulysse, La solitude de l'ours polaire

Lisa joue avec plu­sieurs niveaux et le récit semble échap­per à la tem­po­ra­li­té,  ce qui risque de brouiller la piste sur laquelle un lec­teur vou­drait peut-être s’en­ga­ger. Mais il me semble que c’est là un des buts de Balek : de brouiller les pistes pour créer l’es­pace à part où se réfu­gient ceux dont la vie demande à sor­tir du cadre du quo­ti­dien. Est-ce qu’il aurait vou­lu illus­trer dans quelle mesure la vie est  ou peut être un songe ? Ceci ren­ver­rait bien enten­du au décor espa­gnol / cubain et aux ori­gines de Lisa, et confè­re­rait une cré­di­bi­li­té sup­plé­men­taire à ce roman, si léger qu’il finit par faire s’en­vo­ler ses personnages.

Jeff Balek
Lisa
Édi­tions Numé­rik­livres, 2012
ISBN : 978−2−89717−088−2

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Jeff Balek, Lisa. Paris 2012. Édi­tions Numé­rik­livres, cha­pitre 2
2 Lisa, cha­pitre 1
3 Lisa, cha­pitre 2
4 Lisa, cha­pitre 15
5 Fin du cha­pitre 23 : « Et nous avons levé mille et une coupes à Dio­ny­sos. Qu’il nous emporte ! »
6 « C’est bizarre. Pour­quoi tu n’écris jamais de fin ? Tu leur dois bien ça à tes per­son­nages ! », cha­pitre 24
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95