Lor­raine B., Je m’offre à mes voisins

Il y a de ces textes qui te font l’ef­fet d’un coup de poing. En pleine gueule ou dans le ventre, peu importe, pour­vu que la force en est suf­fi­sante pour te ter­ras­ser sur place, te lais­sant effon­dré et à vomir tes tripes. Voi­ci l’ef­fet qu’a eu sur moi ce petit texte sor­ti de la plume cau­che­mar­desque de Lor­raine B. : Je m’offre à mes voi­sins.

Un titre à prendre au pied de la lettre ! Soyez donc aver­tis, chères lec­trices, chers lec­teurs, vos idées roman­tiques à pro­pos de l’a­mouuuuur et des unions fusion­nelles risquent d’en prendre un sacré coup. Si jamais tou­te­fois vous avez eu le bon­heur – ou le mal­heur, c’est selon – de pou­voir en gar­der, des illu­sions, après avoir fré­quen­té le San­glier et ses extra­va­gances lit­té­raires pen­dant je ne sais com­bien d’an­nées… Je vous pro­mets par contre que vous ne sor­ti­rez pas indemnes de ces quelques cent pages. Et ne venez sur­tout pas me faire des reproches après coup, vous aurez été avertis !

Aver­ti – l’ai-je été, moi ? Voyons… Je n’a­vais jamais enten­du par­ler d’une autrice qui se récla­me­rait du beau nom de cette pro­vince du bout des terres de France – Lor­raine. C’est elle qui m’a appro­ché à tra­vers un mail reçu vers la fin du mois de sep­tembre, pen­dant que j’é­tais absor­bé par la beau­té des pay­sages et des sites de la Sicile, plus pré­ci­sé­ment par les charmes de Syra­cuse. J’ai donc reçu son cour­rier dans la meilleure des dis­po­si­tions, et je me suis pro­mis de regar­der ça1 de plus près, une fois de retour dans mon sombre repaire. San­glier de parole, c’est ce que j’ai fait, et j’ai enta­mé la lec­ture du recueil de nou­velles que l’au­trice m’a pré­sen­té de la plus char­mante des manières :

Mon but était de dépas­ser la simple romance ou la méca­nique du cli­ché pour créer quelque chose de plus cru, plus intime, qui parle autant du corps que de ce qui se passe dans la tête.2

Si on peut affir­mer une chose à pro­pos de Lor­raine B., c’est qu’elle sait par­ler à votre ser­vi­teur ! « Dépas­ser la romance » ? Oui, avec plai­sir ! Pré­sen­ter aux lec­teurs « quelque chose de plus cru » ? Allez‑y, ma belle, fon­cez !! Et évo­quer, pour finir, l’in­time ? Le domaine de pré­di­lec­tion d’Anne Bert, une des femmes de lettres les plus remar­quables de ces décen­nies pas­sées… Oui, il fal­lait m’y plon­ger et sans attendre.

J’ai donc enta­mé la lec­ture du recueil, et j’ai effec­ti­ve­ment été très agréa­ble­ment sur­pris, sur­tout par la cru­di­té déjà évo­quée. J’ai bien sûr fait quelques petites recherches à gauche et à droite pour avoir quelques idées à pro­pos de l’au­trice. Des recherches qui m’ont conduit tout droit – non pas dans le mur, bande de rigo­los ! – mais vers un autre texte signé Lor­raine B., un roman ou plu­tôt une longue novel­la. Celle-là même que je suis en train de vous pré­sen­ter. Et com­ment vous dire ? Le recueil de nou­velles a presque aus­si­tôt été relé­gué en seconde posi­tion de ma PAL3 au pro­fit du récit d’une jeune femme qui, un beau matin, avait entre­pris d’al­ler s’of­frir aux voi­sins, sys­té­ma­ti­que­ment, corps et âme, sans le moindre regard pour la bien­séance, les qu’en dira-t-on ou encore sa san­té phy­sique et men­tale. Ni la sienne, ni celle des autres. Un texte qui ne m’a plus lâché avant une conclu­sion fébri­le­ment atten­due. Une conclu­sion non seule­ment à la hau­teur des débuts et des récits de baise les plus crades, mais à laquelle l’au­trice sait don­ner une telle inten­si­té que l’i­mage de cette jeune femme nue, debout dans la nuit dans une pose à rap­pe­ler les figures fémi­nines les plus remar­quables, reste gra­vée sur vos rétines comme si un éclair avait déchi­ré l’obs­cu­ri­té de toutes nos per­ver­sions afin d’en faire remon­ter cette image sor­tie du temps des légendes.

Avant de conti­nuer, voi­ci un truc que vous devez abso­lu­ment savoir avant de tour­ner la (pre­mière) page : Le por­no, entre les mains de Lor­raine, c’est un anéan­tis­se­ment, un com­pres­seur rou­leur que l’au­trice fait pas­ser sur ses per­son­nages, écra­sés par un désir et une pas­sion que même la baise la plus effa­rou­chée n’ar­rive pas à éteindre, par des pas­sions qui ne connaissent qu’un seul but, la putré­fac­tion et l’a­vi­lis­se­ment de l’hu­main. Et ne croyez sur­tout pas que vous pour­rez sage­ment vous tenir à l’é­cart, comme si tout cela ne vous regar­dait pas !

« Pas si vite, Maître San­glier ! » vous me dites ? Vous vou­driez savoir qui est cette Lor­raine, pro­ta­go­niste d’une aven­ture qui ne peut que se conclure par un avi­lis­se­ment sans nom ? Dont le nom s’af­fiche sur la cou­ver­ture du texte, nour­ris­sant l’illu­sion qu’un texte por­no – signé qui plus est par une plume qu’on aime­rait ima­gi­ner fémi­nine – pour­rait se révé­ler auto­bio­gra­phique, dans l’es­poir mal­sain de pou­voir côtoyer une telle créa­ture dans la vie de tous les jours ? Sachez que c’est un vieux jeu des lit­té­raires que d’a­li­men­ter les illu­sions afin de mieux vendre leurs élu­cu­bra­tions. Sauf que dans le cas de Lor­raine B., aucune néces­si­té de recou­rir à la moindre astuce sor­tie de la besace des écri­vaillons de tous les âges, telle est la puis­sance des actes et du res­sen­ti dont Lor­raine a su rem­plir ses pages, codi­fiés dans un lan­gage qui, s’il se sert des codes gram­ma­ti­caux du Fran­çais tel que deux mille ans de déchéance l’ont trans­for­mé depuis nos loin­tains pré­dé­ces­seurs latins, rompt, avec une cruau­té sans pareil et une consé­quence digne des plus grandes éloges, avec tout ce que le consom­ma­teur le plus endur­ci de récits por­no­gra­phiques aurait pu conser­ver d’hu­main et de respectable.

À lire :
Alina Reyes, Le boucher - la conjuration du catholicisme

Lor­raine, telle qu’elle s’offre à ses voi­sins, celle-là même qui culbute ceux-ci dans le même gouffre qui la dévore, elle, au milieu d’une baise sans fin et sans limites, c’est la fin de toute forme de kalo­ka­ga­thie, c’est l’a­bou­tis­se­ment d’un avi­lis­se­ment si savam­ment ini­tié par un de Sade, c’est la fin sans retour d’un par­cours tra­cé par les Bau­de­laire, les Lau­tréa­mont et autre Mil­ler. Lisez-la donc, chères amies ! aspi­rez les paroles de Lor­raine, lec­teurs esti­més ! Et venez vous immo­ler au bûcher dont elle a patiem­ment et artis­te­ment assem­blé le bois, jus­qu’à la moindre petite brin­dille qu’il est si facile d’al­lu­mer pour tout faire explo­ser dans une confla­gra­tion et y réduire en cendres un uni­vers qui en a sans doute assez d’a­bri­ter des créa­tures telles que nous autres. Et si les héré­tiques du Moyen Âge ont encore pu jouir de la pers­pec­tive d’une fin immi­nente, nous serons condam­nés, nous, à nour­rir ce feu de nos propres entrailles ad infi­ni­tum.

Bon, et si je dai­gnais quand même vous racon­ter un peu ce qui se passe dans ce petit texte aux allures de gri­moire ? OK, bien sûr, mais pro­met­tez-moi de vous le pro­cu­rer aus­si­tôt ter­mi­née la lec­ture de cet article. Un article que je suis en train de vous rédi­ger à la façon d’une farouche ses­sion de bran­lette que je tiens à ter­mi­ner de la meilleure et de la plus adap­té des façons – à savoir en vous jutant mes paroles à la gueule. À vous de déci­der si, cette fois-ci, vous ava­le­rez ou pas.

La Lor­raine-pro­ta­go­niste est donc une jeune étu­diante (aux Belles-Lettres !) de vingt ans qui, un beau matin enso­leillé, décide de renon­cer aux cours et de s’of­frir à la place une séance très par­ti­cu­lière. S’é­tant consti­tué une tenue des plus allé­chantes – pour une acti­vi­té des plus inso­lites – elle s’ins­talle dans la cour de son immeuble et com­mence à s’y exhi­ber avec comme seul but celui de pro­vo­quer les regards, les dési­rs, la lubricité :

Chaque éti­re­ment deve­nait une offrande, chaque cam­brure une invi­ta­tion. L’air frais sur la peau nue de mon ventre contras­tait avec la cha­leur humide qui com­men­çait à poindre entre mes cuisses. Je savou­rais l’effet que je pro­dui­sais, trans­for­mant la cour d’immeuble en scène inti­miste.4

Je ne sais si c’est l’i­mage de la pre­mière de cou­ver­ture qui a ins­pi­ré – ou mieux déclen­ché – les fan­tasmes de l’au­trice ou si, au contraire, l’i­mage a été com­po­sée après coup, ins­pi­rée par les faits et gestes de la pro­ta­go­niste. Ce der­nier cas de figure don­ne­rait effec­ti­ve­ment une plus grande authen­ti­ci­té au récit et aux aven­tures de Lor­raine, voire reflé­te­rait une réa­li­té guet­tant quelque part, une réa­li­té qu’on pren­drait le risque, à tout moment, de frô­ler sans le vou­loir. Un acte qui nous pro­po­se­rait une authen­tique des­cente aux enfers. Un peu à la façon de ces images et de ces actes qu’on per­siste à ima­gi­ner et à se répé­ter et qu’on vou­drait pour­tant reje­ter loin si loin en se disant que cela ne peut pas se pro­duire parce que que c’est tout sim­ple­ment impos­sible. Parce que cela doit être impos­sible. Mais dont, un jour néfaste, on est obli­gé de réa­li­ser la véra­ci­té parce que ces actes, indé­pen­dam­ment de notre volon­té, de notre désir, se pro­duisent quand même, sous nos yeux incré­dules et ter­ro­ri­sés. Pro­cé­dé savam­ment uti­li­sé encore et encore par le Maître incon­tes­té de l’Hor­reur et de l’hor­rible, H. P. Love­craft. On devine tout dou­ce­ment la char­mante com­pa­gnie qu’on risque de côtoyer dans ce texte aux allures si inno­centes d’un por­no comme les autres ? Et bien, je vous assure – vous pro­mets ! – qu’il n’en est rien et que vous met­trez très, très long­temps à mettre la main sur un texte ne fût-ce que vague­ment com­pa­rable à cette des­cente aux enfers, même si vous des­cen­diez vous-même dans les pro­fon­deurs des archives des édi­teurs des textes les plus éhontés.

À lire :
LeOn / Cucca, Annie va à la fac

Mais j’al­lais vous conter ce qui se passe dans cette cour d’un immeuble qui res­semble à s’y méprendre à un de ceux qu’on voit se dres­ser un peu par­tout dans nos cités fades, mais qui, à y regar­der de plus près, tout dou­ce­ment se trans­forme en Dis, cité infer­nale. Lor­raine, à peine lan­cée dans ses éti­re­ments et convul­sions, fait sor­tir son public des pro­fon­deurs de leurs appar­te­ments. Et conçoit une idée qu’elle met­tra très rapi­de­ment à exécution :

Une pen­sée crue m’a tra­ver­sé l’esprit, aus­si sou­daine qu’un coup de cha­leur : et si je les pre­nais tous ? Pas l’un après l’autre, non. Tous en même temps. Cette bande de cre­vards à l’affût.5

Et c’est exac­te­ment ce qui se passe, et mieux que ce qu’elle ne puisse ima­gi­ner. Un pho­to­graphe voyeur ; la pré­si­dente du syn­dic, rom­bière que Lor­raine fini­ra par mettre en rut avant de l’a­néan­tir ; un papy avec son chien ; des ados croi­sés dans l’as­cen­seur ; le gar­dien de l’im­meuble, pédo­phile invé­té­ré qui reçoit Lor­raine dégui­sée en éco­lière avant de la bai­ser dans le lit de sa propre fille, lui met­tant entre les bras la pou­pée de celle-ci, depuis long­temps aban­don­née ; un tau­lard à peine libé­ré qui aura com­mis son pro­chain viol avant la fin du texte. Un pan­dé­mo­nium dont je vous donne ici les détails, parce qu l’in­té­rêt du texte n’est pas dans l’é­nu­mé­ra­tion des par­ties de jambes en l’air, mais dans l’art de Lor­raine de s’of­frir et de se faire offrir afin de mieux anéan­tir et de réduire à néant toute vel­léi­té humaine qu’on pour­rait être ame­né à trou­ver jusque dans les décombres de la civi­li­sa­tion. Mal­heu­reu­se­ment pour nous, il n’en est rien dans un monde où la mère pros­ti­tue sa fille et où celle-ci n’hé­site pas à lui rendre la mon­naie de se pièce. Mais voi­ci que, à tra­vers des actes qui ont fini par l’ex­pul­ser dans le noir, près de l’is­sue du récit, Lor­raine se trans­forme en figure emblé­ma­tique, fan­tas­ma­go­rique, une figure dans laquelle on recon­naît avec hor­reur cette icône fran­çaise, la Marianne. Une Marianne prête à rele­ver le défi de nos regards et qui nous invite à la suivre dans le noir.

Je ne me suis pas cachée. J’ai rele­vé le men­ton, ser­rant le slip dans mon poing comme une arme déri­soire [pas­sage sou­li­gné par moi], et j’ai sou­te­nu leurs regards un ins­tant, défiant tous ces fan­tômes accro­chés à leurs fenêtres.6

Et au lieu de dis­pa­raître dans la nuit pour y cacher sa honte et étouf­fer les sou­ve­nirs, elle fait demi tour et s’en­gouffre entre les portes béantes de cette autre Dis afin de relan­cer le cercle, dans toute la gloire du vice :

Puis, tour­nant le dos à la façade peu­plée de yeux [sic], je me suis diri­gée vers la porte d’en­trée, lais­sant der­rière moi la nuit humide et le poids de tous ces silences com­plices.7

Et tout peut recom­men­cer. Encore et toujours.

J’ai fer­mé le livre et je suis res­té bouche bée. Com­ment par­ler d’une force aus­si crue, aus­si peu res­pec­tueuse non seule­ment des conve­nances, mais de l’hu­main lui-même, comme si elle vou­lait se libé­rer une fois pour toutes de cette condi­tion si sou­vent invo­quée pour jus­ti­fier nos fai­blesses et nos insuf­fi­sances ? Le seul moyen que je connaisse pour faire face à un tel déluge, c’est la mise en parole de mon res­sen­ti, de ma sombre fas­ci­na­tion. Qui me conduit à plon­ger la main dans la boue afin d’y ramas­ser la pierre soli­taire qui seule brille à tra­vers l’obs­cu­ri­té et la souillure, une étoile pour mieux nous gui­der vers l’a­néan­tis­se­ment. Et tant mieux si l’En­fer se trouve entre les cuisses de Lorraine.

Lor­raine B.,
Je m’offre à mes voi­sins
Kindle Unli­mi­ted
ASIN : B0FY6GFRJY

  1. « Ça » étant le recueil Moi, Lor­raine, 21 ans, obsé­dée. ↩︎
  2. Lor­raine B, dans une com­mu­ni­ca­tion pri­vée avec l’au­teur. ↩︎
  3. Petit sou­ve­nir des temps où je fré­quen­tais encore les milieux des blo­gueuses lit­té­raire, coin­cées entre leurs Pyra­mides À Lire ;-) ↩︎
  4. Lor­raine B., Je m’offre à mes voi­sins, p. 4 ↩︎
  5. Lor­raine B., Je m’offre à mes voi­sins, p. 3 ↩︎
  6. Lor­raine B., Je m’offre à mes voi­sins, p. 115 ↩︎
  7. Lor­raine B., Je m’offre à mes voi­sins, p. 115 ↩︎
Dessin en noir et blanc d'une femme dénudée vue de dos, aux cheveux noirs bouclés
The last Expressionist, Girl Rear View Sat Bhdh