Celles et ceux qui suivent mes Lectures estivales savent que j’ai l’habitude, pour trouver de quoi me mettre sous la dent et pour remplir les soirées interminablement claires des étés germaniques, de plonger pendant de longues heures au fond des rayons numériques de chez Amazon, 7switch ou encore Smashwords, des expéditions d’où je reviens presque systématiquement chargés de titres prometteurs. Je ne vous apprends rien de nouveau quand je vous dis qu’un grand nombre de ceux-ci ne vaut pas grand chose, mais certains tiennent les promesses souvent bien grandiloquentes des couvertures, et c’est de ceux-ci que je parle avec un énorme plaisir vu que ce sont là des univers qui, ne disposant pas de réseaux éditoriaux et médiatiques, risquent de rester sous le radar.
Voici donc un de ces titres, Quelques %, une nouveauté en plus, parue il y a à peine quelques semaines en auto-édition Kindle, un titre qui, permettez-moi de vous le dévoiler avant d’attaquer l’article proprement dit, devrait se trouver entre les mains de tous les estivants de France et de Navarre, une lecture qui flaire si bon le soleil, les peaux bronzées, l’eau des piscines et les liquides qui se mettent à couler dès que le désir se mêle des affaires. Quant à moi, j’ai eu une pêche d’enfer en le lisant, et voici le seul inconvénient qu’il convient de signaler : une fois la lecture terminée, vous demanderez du rab, sauf qu’il n’y en a pas. D’où le risque d’une certaine frustration. Mais bon, comme vous êtes censé le lire à la plage ou au bord d’une piscine, en compagnie d’autres personnes légèrement vêtues, je vous fais confiance pour trouver le moyen de vous arracher à la mélancolie et de renouer avec la joie de vivre estivale.

Après avoir déterminé qu’il fallait absolument retenir Quelques % pour une entrée triomphale dans la Bauge littéraire, j’ai entamé quelques recherches afin de me renseigner sur l’auteur, et j’ai eu la surprise de pouvoir constater qu’Aaden Farey est non seulement auteur, mais aussi graphiste et co-propriétaire d’une boutique de sextoys, Le Petit Vice. Et les dessins qui figurent dans la partie blog du site n’ont rien à envier au récit – que je ne vais d’ailleurs pas tarder à vous présenter – pour ce qui est de l’inspiration érotique. Auteur, dessinateur, marchand de plaisir – vous conviendrez qu’une personne aussi polyvalente mérite une place de choix dans l’humble repaire de la Bête sauvage. C’est donc avec un énorme plaisir que je tiens la patte à M. Farey, un auteur dont j’espère qu’il saura vous mettre d’aussi bonne humeur que votre serviteur.
Un mot d’abord à propos de la narration. Les protagonistes se relaient à raconter les événements comme ils les ont perçus, les uns à la suite des autres, un peu à la façon d’un journal ou d’une interview en comité restreint, tête à tête avec le lecteur, idée que laisse entrevoir cette première « entrée » de Soraya :
Bon, j’imagine que c’est mon tour ? C’est assez étrange de te parler. Ça ne me dérange pas que tu regardes ce qu’il se passe. Je n’ai rien (pas grand-chose) à cacher. De toute façon, mes cousins ont l’air de faire comme ça. [1]Farey, Aaden. Quelques % (French Edition) . 21⁄9. Édition du Kindle, emplacement 1027
La narration laisse donc toute sa place à la subjectivité des personnages, créant ainsi des espaces de réflexion et de ressenti clairement délimités, d’autant plus nécessaires que le ballet du désir dans lequel les trois protagonistes s’engagent – Alexandre et Julie, frère et sœur, d’un côté, et Soraya, leur cousine, de l’autre – tend à abolir les distances.
Ce sont donc les vacances, et Alexandre et Julie viennent de débarquer dans un bled paumé quelques part entre les vignes, loin de la plage et des plaisirs que celle-ci promet à l’estivant bourré d’hormones, en quête de peaux nues et de rencontres sans lendemain. Ou, pour le dire de façon presque pudique avec Alexandre, un des protagonistes en question :
Je crois que je comptais un peu sur ces vacances pour faire des rencontres. [2]Farey, Aaden. Quelques % (French Edition) . 21⁄9. Édition du Kindle
Tandis que tout s’annonce bien pour les parents qui, grands amateurs de l’élixir de Bacchus, comptent visiter les caves de la région, profitant au passage de la majorité du fils aîné et du fait que celui-ci a déjà passé son permis, le farniente en perspective pour les ados a plutôt des allures de corvée. Et même l’eau de la piscine n’est pas au rendez-vous vu que le propriétaire, vigneron accaparé sans doute par le contrôle de ses crus, a bêtement oublié de la remplir. Ajoutez à cela le fait que le wifi ne marche pas et que les mobiles n’arrivent pas non plus á se connecter, et vous aurez un aperçu de ce que doit être, pour un jeune du XXIe siècle, l’enfer.
Voici donc le point de départ d’une aventure estivale qui, dans une sorte de huis clos entre trois protagonistes, se révélera une étape inoubliable dans le parcours vers l’âge adulte. Mais on comprend qu’Alexandre, loin de savoir ce qui s’apprête à lui tomber dessus, une fois confronté à la réalité du « trou paumé » où le jeune homme s’est laissé entraîner par ses parents, se résigne presque aussitôt à passer « le pire été de [sa] vie », renonçant à tout espoir avec un stoïcisme digne du Dante près de franchir le seuil de l’Enfer.
Comme il n’y a donc absolument rien dans les environs qui puisse attirer l’attention du jeune homme, celui-ci se voit contraint d’aborder le seul être humain à partager sa solitude, à savoir sa sœur. Et quelle surprise quand il entre à l’improviste dans sa chambre et que celle-ci, à l’abri des regards et des mauvaises surprises sous sa couette, semble occupée à des activités dont un frère n’est pas censé être au courant. Mais c’est depuis cet instant-là que c’en est fait de lui et qu’il n’arrête plus de se poser des questions à propos de sa sœur dont il découvre la beauté et dont il comprend peu à peu que c’est un être sexué. En attendant de se laisser happer par le tourbillon incestueux qu’une bête intrusion inopinée et quelques instants intimes entraperçus auront suffi à soulever, le jeune homme trouve pourtant le temps de vaquer à des occupations plus en phase avec la vie d’un ado à la sexualité à peine entamée avec son lot de remises en question, et on ne tarde pas à le voir en train de se masturber à son tour tout en se posant un tas de questions à propos de la taille de sa bite :

C’est ainsi, la queue au vent, que Julie lui rend la pareille quand elle pénètre chez son frère pour lui emprunter son chargeur. Délicieuse mise en scène qui met le lecteur dans tous ses états, le laissant en proie aux interrogations, délicieusement happé par le même tourbillon qui risque d’emporter la fratrie. On dévore donc les pages afin de savoir si ces deux-là vont franchir le pas et se retrouver dans un terrain au-delà de tous les interdits.
En attendant de voir où cela peut emmener les deux protagonistes de cette première partie, on les voit occupés à des affaires banales : on bouquine, on fait des courses, on attend que la piscine se remplisse et que le proprio se charge enfin de lancer le wifi, on se masturbe, on se taille la motte. Rien de notable, aucune aventure qui pointe le bout de son nez, et un chat entre copines qui vire à un échange de photos et d’idées émoustillantes est déjà le comble de ce qui pourrait passer pour digne d’attention. Rien ne se passe, et pourtant les deux jeunes ne s’embêtent pas, leurs pensées étant en permanence tournées vers leurs sens en éveil et le corps de l’autre, à deux pas, juste à côté. On pourrait imaginer le lecteur assiégé par un certain ennui, mais il n’en est rien. On tourne les pages et on suit ces activités pourtant insignifiantes comme s’il s’agissait là de quelque drame qui se prépare. Telle est la force narrative que le sieur Farey déploie dans ce récit si peu spectaculaire et en même temps si captivant. Parce qu’on prend vraiment un drôle de plaisir à voir ces deux-là évoluer l’un autour de l’autre, deux papillons attirés par le feu, se frôler les uns aux autres – dans les idées plus que dans les faits – pris dans une ambiance où le désir monte en spirale, un peu à l’image de flammes qui montent dans la nuit ou de l’eau qui peu à peu remplit la piscine, tout doucement, sans que l’on puisse vraiment se rendre compte de son progrès. Quitte à se voir surpris quand elle aura, mine de rien, débordé.
Peu d’évolutions donc dans ce huis clos entre frère et sœur, ce qui n’empêche pas les lecteurs de s’accrocher, le désir agacé par une proximité de tous les instants qui menace de consumer ces drôles d’aspirations sans qu’il y ait pourtant – contrairement à tout ce que l’on peut ressentir – le moindre débordement à signaler. Jusqu’à ce que l’intimité de la fratrie soit brisée par l’arrivée de Soraya, la cousine qui, adoptée, n’en est pas vraiment une. Le manège continue comme si de rien n’était, sauf que ce n’est plus l’idée de l’inceste qui domine les relations, mais bien le désir de trois adolescents – un désir joyeux et contagieux, un désir chauffé à blanc par la proximité et l’oisiveté estivale qui invitent à s’offrir aux regards et aux gestes qui effleurent, à se dénuder jusqu’aux pensées les plus intimes, à se tendre vers l’autre dans un effort qui voudrait abolir jusqu’à la dernière frontière. Exemplaire transgressivité que Farey sait capter avec des mots qui s’effacent derrière les émois qu’ils provoquent. Tout se passe de la façon la plus discrète qui soit, et le décor des vacances devient celui des découvertes, que ce soit dans les bois, aux bords d’un étang noyé sous la verdure des feuillages ou au milieu d’un champ de blé sous le ciel nocturne. Deux scènes qui d’ailleurs rendent honneur à la volonté de composition qui sous-tend la narration avec cette lumineuse correspondance entre les étincelles qui descendent sur la surface des eaux et celles qui, propulsées par le brasier, montent dans la nuit. Encore une fois, rien d’extraordinaire, rien que du mille fois vécu, et pourtant quel effet.
Si je devais indiquer, dans ce texte jouissif comme des vacances en bord de mer en compagnie de ses meilleurs copains, les éléments les plus forts, je pense que je nommerais le calme et la discrétion de la narration qui déteignent sur les personnages, l’évidence de tout ce qui se passe, une évidence toute en douceur qui se double d’une joie presque silencieuse. Et puis, pour terminer, une fin qui n’est que le passage vers la prochaine étape, une libération qui est tout sauf grandiloquente, un nouvel état qui s’exprime simplement et qui, traduit en grammaire, donne des phrases toutes simples, déclaratives, qui, sans la moindre prétention, ne font qu’énoncer ce qui est sans avoir besoin de se justifier. Un mode d’expression qui convient à l’être humain dès qu’il aura trouvé un nouvel équilibre :
— Moi, je vais me baigner. Je n’attends pas de réponse. Je dégrafe le haut de mon maillot. Je le laisse tomber sur les dalles de pierre. Je me débarrasse du bas avec une certaine précipitation. Je regarde Alexandre avec un large sourire mêlant satisfaction et fierté. […]. Je plonge dans l’eau. Je glisse sous la surface, sans heurts. Je ne remonte qu’après avoir atteint l’autre rive. J’inspire à fond cet air qui m’avait manqué. [3]Farey, Aaden. Quelques % (French Edition) . 21⁄9. Édition du Kindle, emplacement 6125
Comme quoi les mots et les gestes les plus simples peuvent se charger d’une signification qui de loin dépasse l’énoncé.
Mise à jour (2022)
À mon très grand regret, Aaden Farey a retiré ses deux romans érotiques de chez Amazon, et ceux-ci ne sont donc plus disponibles. Voici d’ailleurs un des très grands désavantages des textes publiés en numérique : Une fois retirés de la circulation, il n’est plus possible de mettre la main dessus, contrairement aux ouvrages en papier qui finiront pratiquement toujours par apparaître chez les bouquinistes. J’ai donc retiré des liens qui toutefois ne mèneront plus nulle part.