Aaden Farey, Quelques %

Celles et ceux qui suivent mes Lec­tures esti­vales savent que j’ai l’ha­bi­tude, pour trou­ver de quoi me mettre sous la dent et pour rem­plir les soi­rées inter­mi­na­ble­ment claires des étés ger­ma­niques, de plon­ger pen­dant de longues heures au fond des rayons numé­riques de chez Ama­zon, 7switch ou encore Sma­sh­words, des expé­di­tions d’où je reviens presque sys­té­ma­ti­que­ment char­gés de titres pro­met­teurs. Je ne vous apprends rien de nou­veau quand je vous dis qu’un grand nombre de ceux-ci ne vaut pas grand chose, mais cer­tains tiennent les pro­messes sou­vent bien gran­di­lo­quentes des cou­ver­tures, et c’est de ceux-ci que je parle avec un énorme plai­sir vu que ce sont là des uni­vers qui, ne dis­po­sant pas de réseaux édi­to­riaux et média­tiques, risquent de res­ter sous le radar.

Voi­ci donc un de ces titres, Quelques %, une nou­veau­té en plus, parue il y a à peine quelques semaines en auto-édi­tion Kindle, un titre qui, per­met­tez-moi de vous le dévoi­ler avant d’at­ta­quer l’ar­ticle pro­pre­ment dit, devrait se trou­ver entre les mains de tous les esti­vants de France et de Navarre, une lec­ture qui flaire si bon le soleil, les peaux bron­zées, l’eau des pis­cines et les liquides qui se mettent à cou­ler dès que le désir se mêle des affaires. Quant à moi, j’ai eu une pêche d’en­fer en le lisant, et voi­ci le seul incon­vé­nient qu’il convient de signa­ler : une fois la lec­ture ter­mi­née, vous deman­de­rez du rab, sauf qu’il n’y en a pas. D’où le risque d’une cer­taine frus­tra­tion. Mais bon, comme vous êtes cen­sé le lire à la plage ou au bord d’une pis­cine, en com­pa­gnie d’autres per­sonnes légè­re­ment vêtues, je vous fais confiance pour trou­ver le moyen de vous arra­cher à la mélan­co­lie et de renouer avec la joie de vivre estivale.

Aaden Farey, Contribution à Inktober 2017
Aaden Farey, Sous-marin, Contri­bu­tion à Ink­to­ber 2017 (Publié sur Le Petit Vice)

Après avoir déter­mi­né qu’il fal­lait abso­lu­ment rete­nir Quelques % pour une entrée triom­phale dans la Bauge lit­té­raire, j’ai enta­mé quelques recherches afin de me ren­sei­gner sur l’au­teur, et j’ai eu la sur­prise de pou­voir consta­ter qu’Aa­den Farey est non seule­ment auteur, mais aus­si gra­phiste et co-pro­prié­taire d’une bou­tique de sex­toys, Le Petit Vice. Et les des­sins qui figurent dans la par­tie blog du site n’ont rien à envier au récit – que je ne vais d’ailleurs pas tar­der à vous pré­sen­ter – pour ce qui est de l’ins­pi­ra­tion éro­tique. Auteur, des­si­na­teur, mar­chand de plai­sir – vous convien­drez qu’une per­sonne aus­si poly­va­lente mérite une place de choix dans l’humble repaire de la Bête sau­vage. C’est donc avec un énorme plai­sir que je tiens la patte à M. Farey, un auteur dont j’es­père qu’il sau­ra vous mettre d’aus­si bonne humeur que votre serviteur. 

Un mot d’a­bord à pro­pos de la nar­ra­tion. Les pro­ta­go­nistes se relaient à racon­ter les évé­ne­ments comme ils les ont per­çus, les uns à la suite des autres, un peu à la façon d’un jour­nal ou d’une inter­view en comi­té res­treint, tête à tête avec le lec­teur, idée que laisse entre­voir cette pre­mière « entrée » de Soraya :

Bon, j’imagine que c’est mon tour ? C’est assez étrange de te par­ler. Ça ne me dérange pas que tu regardes ce qu’il se passe. Je n’ai rien (pas grand-chose) à cacher. De toute façon, mes cou­sins ont l’air de faire comme ça. [1]Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle, empla­ce­ment 1027

La nar­ra­tion laisse donc toute sa place à la sub­jec­ti­vi­té des per­son­nages, créant ain­si des espaces de réflexion et de res­sen­ti clai­re­ment déli­mi­tés, d’au­tant plus néces­saires que le bal­let du désir dans lequel les trois pro­ta­go­nistes s’en­gagent – Alexandre et Julie, frère et sœur, d’un côté, et Soraya, leur cou­sine, de l’autre – tend à abo­lir les distances.

Ce sont donc les vacances, et Alexandre et Julie viennent de débar­quer dans un bled pau­mé quelques part entre les vignes, loin de la plage et des plai­sirs que celle-ci pro­met à l’es­ti­vant bour­ré d’hor­mones, en quête de peaux nues et de ren­contres sans len­de­main. Ou, pour le dire de façon presque pudique avec Alexandre, un des pro­ta­go­nistes en question :

Je crois que je comp­tais un peu sur ces vacances pour faire des ren­contres. [2]Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle

Tan­dis que tout s’an­nonce bien pour les parents qui, grands ama­teurs de l’é­lixir de Bac­chus, comptent visi­ter les caves de la région, pro­fi­tant au pas­sage de la majo­ri­té du fils aîné et du fait que celui-ci a déjà pas­sé son per­mis, le far­niente en pers­pec­tive pour les ados a plu­tôt des allures de cor­vée. Et même l’eau de la pis­cine n’est pas au ren­dez-vous vu que le pro­prié­taire, vigne­ron acca­pa­ré sans doute par le contrôle de ses crus, a bête­ment oublié de la rem­plir. Ajou­tez à cela le fait que le wifi ne marche pas et que les mobiles n’ar­rivent pas non plus á se connec­ter, et vous aurez un aper­çu de ce que doit être, pour un jeune du XXIe siècle, l’enfer.

À lire :
Julie Derussy, Partition pour un orgasme

Voi­ci donc le point de départ d’une aven­ture esti­vale qui, dans une sorte de huis clos entre trois pro­ta­go­nistes, se révé­le­ra une étape inou­bliable dans le par­cours vers l’âge adulte. Mais on com­prend qu’A­lexandre, loin de savoir ce qui s’ap­prête à lui tom­ber des­sus, une fois confron­té à la réa­li­té du « trou pau­mé » où le jeune homme s’est lais­sé entraî­ner par ses parents, se résigne presque aus­si­tôt à pas­ser « le pire été de [sa] vie », renon­çant à tout espoir avec un stoï­cisme digne du Dante près de fran­chir le seuil de l’Enfer.

Comme il n’y a donc abso­lu­ment rien dans les envi­rons qui puisse atti­rer l’at­ten­tion du jeune homme, celui-ci se voit contraint d’a­bor­der le seul être humain à par­ta­ger sa soli­tude, à savoir sa sœur. Et quelle sur­prise quand il entre à l’im­pro­viste dans sa chambre et que celle-ci, à l’a­bri des regards et des mau­vaises sur­prises sous sa couette, semble occu­pée à des acti­vi­tés dont un frère n’est pas cen­sé être au cou­rant. Mais c’est depuis cet ins­tant-là que c’en est fait de lui et qu’il n’ar­rête plus de se poser des ques­tions à pro­pos de sa sœur dont il découvre la beau­té et dont il com­prend peu à peu que c’est un être sexué. En atten­dant de se lais­ser hap­per par le tour­billon inces­tueux qu’une bête intru­sion inopi­née et quelques ins­tants intimes entra­per­çus auront suf­fi à sou­le­ver, le jeune homme trouve pour­tant le temps de vaquer à des occu­pa­tions plus en phase avec la vie d’un ado à la sexua­li­té à peine enta­mée avec son lot de remises en ques­tion, et on ne tarde pas à le voir en train de se mas­tur­ber à son tour tout en se posant un tas de ques­tions à pro­pos de la taille de sa bite :

Aaden Farey, Quelques %, extrait (emplacement 107)
Aaden Farey, Quelques %, extrait (empla­ce­ment 107)

C’est ain­si, la queue au vent, que Julie lui rend la pareille quand elle pénètre chez son frère pour lui emprun­ter son char­geur. Déli­cieuse mise en scène qui met le lec­teur dans tous ses états, le lais­sant en proie aux inter­ro­ga­tions, déli­cieu­se­ment hap­pé par le même tour­billon qui risque d’emporter la fra­trie. On dévore donc les pages afin de savoir si ces deux-là vont fran­chir le pas et se retrou­ver dans un ter­rain au-delà de tous les interdits.

En atten­dant de voir où cela peut emme­ner les deux pro­ta­go­nistes de cette pre­mière par­tie, on les voit occu­pés à des affaires banales : on bou­quine, on fait des courses, on attend que la pis­cine se rem­plisse et que le pro­prio se charge enfin de lan­cer le wifi, on se mas­turbe, on se taille la motte. Rien de notable, aucune aven­ture qui pointe le bout de son nez, et un chat entre copines qui vire à un échange de pho­tos et d’i­dées émous­tillantes est déjà le comble de ce qui pour­rait pas­ser pour digne d’at­ten­tion. Rien ne se passe, et pour­tant les deux jeunes ne s’embêtent pas, leurs pen­sées étant en per­ma­nence tour­nées vers leurs sens en éveil et le corps de l’autre, à deux pas, juste à côté. On pour­rait ima­gi­ner le lec­teur assié­gé par un cer­tain ennui, mais il n’en est rien. On tourne les pages et on suit ces acti­vi­tés pour­tant insi­gni­fiantes comme s’il s’a­gis­sait là de quelque drame qui se pré­pare. Telle est la force nar­ra­tive que le sieur Farey déploie dans ce récit si peu spec­ta­cu­laire et en même temps si cap­ti­vant. Parce qu’on prend vrai­ment un drôle de plai­sir à voir ces deux-là évo­luer l’un autour de l’autre, deux papillons atti­rés par le feu, se frô­ler les uns aux autres – dans les idées plus que dans les faits – pris dans une ambiance où le désir monte en spi­rale, un peu à l’i­mage de flammes qui montent dans la nuit ou de l’eau qui peu à peu rem­plit la pis­cine, tout dou­ce­ment, sans que l’on puisse vrai­ment se rendre compte de son pro­grès. Quitte à se voir sur­pris quand elle aura, mine de rien, débordé.

À lire :
Andrew Tarusov, Swinging Island

Peu d’é­vo­lu­tions donc dans ce huis clos entre frère et sœur, ce qui n’empêche pas les lec­teurs de s’ac­cro­cher, le désir aga­cé par une proxi­mi­té de tous les ins­tants qui menace de consu­mer ces drôles d’as­pi­ra­tions sans qu’il y ait pour­tant – contrai­re­ment à tout ce que l’on peut res­sen­tir – le moindre débor­de­ment à signa­ler. Jus­qu’à ce que l’in­ti­mi­té de la fra­trie soit bri­sée par l’ar­ri­vée de Soraya, la cou­sine qui, adop­tée, n’en est pas vrai­ment une. Le manège conti­nue comme si de rien n’é­tait, sauf que ce n’est plus l’i­dée de l’in­ceste qui domine les rela­tions, mais bien le désir de trois ado­les­cents – un désir joyeux et conta­gieux, un désir chauf­fé à blanc par la proxi­mi­té et l’oi­si­ve­té esti­vale qui invitent à s’of­frir aux regards et aux gestes qui effleurent, à se dénu­der jus­qu’aux pen­sées les plus intimes, à se tendre vers l’autre dans un effort qui vou­drait abo­lir jus­qu’à la der­nière fron­tière. Exem­plaire trans­gres­si­vi­té que Farey sait cap­ter avec des mots qui s’ef­facent der­rière les émois qu’ils pro­voquent. Tout se passe de la façon la plus dis­crète qui soit, et le décor des vacances devient celui des décou­vertes, que ce soit dans les bois, aux bords d’un étang noyé sous la ver­dure des feuillages ou au milieu d’un champ de blé sous le ciel noc­turne. Deux scènes qui d’ailleurs rendent hon­neur à la volon­té de com­po­si­tion qui sous-tend la nar­ra­tion avec cette lumi­neuse cor­res­pon­dance entre les étin­celles qui des­cendent sur la sur­face des eaux et celles qui, pro­pul­sées par le bra­sier, montent dans la nuit. Encore une fois, rien d’ex­tra­or­di­naire, rien que du mille fois vécu, et pour­tant quel effet.

Si je devais indi­quer, dans ce texte jouis­sif comme des vacances en bord de mer en com­pa­gnie de ses meilleurs copains, les élé­ments les plus forts, je pense que je nom­me­rais le calme et la dis­cré­tion de la nar­ra­tion qui déteignent sur les per­son­nages, l’é­vi­dence de tout ce qui se passe, une évi­dence toute en dou­ceur qui se double d’une joie presque silen­cieuse. Et puis, pour ter­mi­ner, une fin qui n’est que le pas­sage vers la pro­chaine étape, une libé­ra­tion qui est tout sauf gran­di­lo­quente, un nou­vel état qui s’ex­prime sim­ple­ment et qui, tra­duit en gram­maire, donne des phrases toutes simples, décla­ra­tives, qui, sans la moindre pré­ten­tion, ne font qu’é­non­cer ce qui est sans avoir besoin de se jus­ti­fier. Un mode d’ex­pres­sion qui convient à l’être humain dès qu’il aura trou­vé un nou­vel équilibre :

— Moi, je vais me bai­gner. Je n’attends pas de réponse. Je dégrafe le haut de mon maillot. Je le laisse tom­ber sur les dalles de pierre. Je me débar­rasse du bas avec une cer­taine pré­ci­pi­ta­tion. Je regarde Alexandre avec un large sou­rire mêlant satis­fac­tion et fier­té. […]. Je plonge dans l’eau. Je glisse sous la sur­face, sans heurts. Je ne remonte qu’après avoir atteint l’autre rive. J’inspire à fond cet air qui m’avait man­qué. [3]Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle, empla­ce­ment 6125

Comme quoi les mots et les gestes les plus simples peuvent se char­ger d’une signi­fi­ca­tion qui de loin dépasse l’énoncé.

Mise à jour (2022)

À mon très grand regret, Aaden Farey a reti­ré ses deux romans éro­tiques de chez Ama­zon, et ceux-ci ne sont donc plus dis­po­nibles. Voi­ci d’ailleurs un des très grands désa­van­tages des textes publiés en numé­rique : Une fois reti­rés de la cir­cu­la­tion, il n’est plus pos­sible de mettre la main des­sus, contrai­re­ment aux ouvrages en papier qui fini­ront pra­ti­que­ment tou­jours par appa­raître chez les bou­qui­nistes. J’ai donc reti­ré des liens qui tou­te­fois ne mène­ront plus nulle part.

Aaden Farey
Quelques %
Autoé­di­tion 219
ISBN 978−2−9551825−1−2

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle, empla­ce­ment 1027
2 Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle
3 Farey, Aaden. Quelques % (French Edi­tion) . 219. Édi­tion du Kindle, empla­ce­ment 6125
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95