Thier­ry Ber­lan­da, Tem­pête sur Nogales

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À peine de retour de mes vacances (ce qui explique, en pas­sant, un silence de presque quatre semaines), j’ai l’oc­ca­sion de vous pré­sen­ter un texte qui a été, en quelque sorte – et évi­dem­ment hors concours – une sorte de der­nière lec­ture esti­vale, la sai­son 2016 se ter­mi­nant ain­si sur les cha­peaux de roue, (re-)lancée à fond la caisse par les Édi­tions Numé­rik­livres et Thier­ry Ber­lan­da qui nous conduisent tous les deux droit au cœur de la Tem­pête sur Nogales.

Si je parle de Lec­ture esti­vale, je pense, dans le cas de Thier­ry Ber­lan­da, moins à l’in­trigue – qui, si elle ne manque pas de cha­leur, laisse peu de place pour­tant aux dési­rs de la chair – mais plu­tôt aux condi­tions de lec­ture qui, elles, ont exac­te­ment répon­du aux exi­gences que je for­mule depuis quatre ans pour les textes des­ti­nés à entrer dans le petit fes­ti­val de la belle sai­son concoc­tée par votre ser­vi­teur :  faire la crêpe sous le soleil (du Rous­sillon, en l’oc­cur­rence), les doigts de pieds enfon­cés dans le sable, les narines rem­plies des effluves mari­times venant du large, l’air tout autour char­gé d’un déli­cieux par­fum de crème solaire éma­nant de corps chauf­fés à blanc, le pay­sage agré­men­té de belles poi­trines qui attirent les regards autant qu’elles attisent les imaginations.

Une dernière lecture estivale - Thierry Berlanda, Tempête sur Nogales
Une der­nière lec­ture esti­vale – Thier­ry Ber­lan­da, Tem­pête sur Nogales

Mais bon, lais­sons là les sou­ve­nirs d’un épi­sode esti­val pour reve­nir au désert de l’A­ri­zo­na et au roman qui confronte une poi­gnée de per­son­nages à la misère qu’ils traînent avec eux, aux règle­ments de compte, à un uni­vers sor­dide qui rend tout le monde égal devant la menace qui hante les têtes et les routes, à la vio­lence sans appel des coups de feu.

Le lec­teur atten­tif l’au­ra com­pris suite à la fin du para­graphe pré­cé­dent, le texte, pla­cé dans un décor à la Wim Wen­ders, rap­pelle, non seule­ment par le décor en ques­tion mais aus­si par cer­tains de ses motifs, un wes­tern, drô­le­ment miti­gé pour­tant par une cer­taine ambiance de road movie. Par­mi les élé­ments clas­siques du genre, on peut citer le com­bat qui long­temps se pré­pare et fina­le­ment éclate entre les forces qui s’op­posent (on n’ose par­ler d’un com­bat entre le bien et le mal), la pré­sence de la femme que les pro­ta­go­nistes se dis­putent, le tout rehaus­sé par l’in­tru­sion / l’ir­rup­tion de l’étran­ger, ingré­dient d’au­tant plus inquié­tant dans la mesure où celui-ci non seule­ment échappe aux inves­ti­ga­tions et reste obs­ti­né­ment opaque, mais encore se démul­ti­plie entre, d’un côté, le gosse, Cooper le camion­neur, les hommes de la Pon­tiac noire, et, de l’autre, la belle Jes­sie. Reste à savoir si l’in­gré­dient en ques­tion est un élé­ment cata­ly­seur d’une pos­sible évo­lu­tion de la socié­té ou plu­tôt un indi­ca­teur d’une émer­gence de forces pré-socié­tales, rétro­grades, vers le cha­cun pour soi et le droit du plus fort… Si ce der­nier élé­ment est sans doute le fac­teur le plus puis­sant, un motif qui remonte très loin dans l’his­toire des civi­li­sa­tions, créant un lien entre un genre né au XXe siècle et les mythes de l’an­cienne Grèce, en pas­sant par la matière de Bre­tagne des épo­pées médié­vales, il est aus­si celui qui crée le plus d’am­bi­guï­té dans l’in­trigue de la Tem­pête sur Nogales, ren­dant illu­soire la volon­té de clai­re­ment dis­tri­buer les rôles en leur col­lant une de ces célèbres non-cou­leurs, à savoir le noir ou le blanc.

À lire :
Anne Bert, Que sais-je du rouge à son cou ?

Si l’in­fluence du wes­tern est donc clai­re­ment dis­cer­nable comme un élé­ment déter­mi­nant du roman, celui-ci s’en­ri­chit d’une autre source, d’ins­pi­ra­tion ciné­ma­to­gra­phique elle aus­si. Dès le début du texte, immé­dia­te­ment après avoir don­né la topo­gra­phie de l’in­trigue, le lec­teur est mis en mou­ve­ment – il s’é­branle et – roule. Il ne faut pas aller plus loin que le pre­mier para­graphe pour tom­ber sur cette phrase :

Vous pou­vez rou­ler quatre-vingt-sept miles sans voir que sable et ciel.

Ça roule, donc, et ceci, à par­tir de la sixième phrase. Ensuite, il y a la route, les Mac­ks (une marque légen­daire de remorques), les entre­pôts, les camion­neurs, et le grouille­ment inces­sant de tout ce petit monde sur les routes du désert. Et il y a aus­si, un peu plus tard, la Pon­tiac avec son équi­page de noir vêtue, il y a la fuite de Jess et de William – en voi­ture, évi­dem­ment – et puis on tombe, à la toute fin, sur cette annonce laco­nique – « Il a démar­ré » – qui pré­cède de très peu la conclu­sion – qu’on ima­gine sui­vie par le mot Fin qu’on ver­rait défi­ler sur l’écran.

Si donc wes­tern il y a, clai­re­ment et incon­tes­ta­ble­ment, il y a aus­si du road movie, genre dont j’ai­me­rais vous citer la défi­ni­tion de la Wiki­pé­dia :

En géné­ral, le road movie montre deux com­pères qui quittent la ville et prennent la route en voi­ture, pour s’en­fuir vers une des­ti­na­tion mythique ou inconnue.

Dans un drôle de ren­ver­se­ment, c’est sur un tel départ que se clôt Tem­pête sur Nogales (avec une légère varia­tion sur le nombre de « com­pères »), pré­pa­rant ain­si le scé­na­rio clas­sique du road movie pour l’a­près-texte, invi­ta­tion aux ima­gi­na­tions à se pro­je­ter dans l’es­pace lais­sé ain­si ouvert à l’infini.

À lire :
Nicolas Cartelet, Tarentula. Time-Trotters #1

Infi­ni, c’est bien le mot qu’on ima­gi­ne­rait adap­té au décor, le désert du far west, mais rien n’y est aus­si limi­té que l’ho­ri­zon, et tout se joue en comi­té res­treint, dans un espace qui appa­raît d’au­tant plus limi­té que – théo­ri­que­ment – il frôle l’in­fi­ni. À l’i­mage de l’exi­guï­té de l’antre du voyeur, celui du Gosse, d’où celui-ci guette le moindre mou­ve­ment de sa Jes­sie. Dans un monde pareil, tout reste comme figé à sa place, immuable mal­gré le mou­ve­ment des trucks, ces bêtes de somme énormes qui, s’ils sillonnent sans cesse le désert, reviennent tou­jours à leur point de départ, sorte de cafards immenses cloués au mur et inca­pables de pro­gres­ser. Et pour­tant, et c’est là sans doute un des meilleurs arti­fices de l’au­teur, tout semble évo­luer autour du minus­cule snack, sorte de punaise plan­tée en plein désert – l’œil du cyclone – et sa pro­prié­taire, Jess, créa­ture de rêve si visi­ble­ment télé­por­tée dans cet endroit impro­bable que la ques­tion du pour­quoi du com­ment se dresse tout de suite devant le lec­teur intrigué.

La tem­pête qui s’a­bat sur Nogales, loin de se bor­ner à un phé­no­mène natu­rel, est celle qui emporte les cer­ti­tudes, celle qui brouille les cartes que la vie a dis­tri­buées (ce n’est pas pour rien que les cha­pitres sont inti­tu­lées « donnes »), celle aus­si qui fait remon­ter le pas­sé de ses cendres, le pas­sé ren­du pal­pable dans la per­sonne de la vieille indienne qui hante le décor comme un fan­tôme déchar­né. Mais elle n’est que la mani­fes­ta­tion exté­rio­ri­sée de l’ou­ra­gan humain qui fait tour­ner le manège autour du repère de Jes­sie la blonde, celle dont le pas­sé ne se perce qu’à coups de feu, si ce n’est à coups de hachoirs.

Thier­ry Ber­lan­da a réus­si l’ex­ploit de créer un uni­vers d’une exem­plaire den­si­té, mélange de genres qui habi­le­ment joue avec les attentes du lec­teur et avec les images que des décen­nies d’ha­bi­tudes ciné­ma­to­gra­phiques ont implan­tées dans les cer­veaux et les consciences, et dont les pro­ta­go­nistes se greffent sur le sou­ve­nir de ces héros du far west deve­nus fami­liers à force de les croi­ser dans les imaginations.

Thier­ry Ber­lan­da
Tem­pête sur Nogales
Édi­tions NL
ISBN : 9782897179670

Thierry Berlanda, Tempête sur Nogales
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Thier­ry Ber­lan­da, Tem­pête sur Nogales”

  1. Je suis bien sûr tou­ché par cette lec­ture où affleure le des­sous des cartes d’un roman rigou­reu­se­ment immo­ral… Mer­ci pour cette chro­nique si bien tour­née, si sen­sible et élégante.
    Thier­ry Berlanda