On le sait depuis assez longtemps déjà : Les textes se moquent de toute tentative de classement et se montrent souvent revêches quand il s’agit de les faire entrer dans des tiroirs, de les ranger, dans un effort d’apprivoiser la littérature, de la dompter en y appliquant des règles auxquelles elle aurait à se plier. Chaque amateur de littérature sait pourtant que les choses ne sont jamais aussi simples et que les textes sont plutôt des animaux fabuleux qui, rafistolés de toutes parts, aiment se soustraire à toute tentative de classement. Et que dire donc de ce troisième roman de Laurette Laurin, Se prendre au jeu, paru le 31 août 2016 aux Éditions Québec Amérique, qui, lui, se présente comme un roman en trois actes et demi, dont l’autrice affirme que « l’idée […] est née dans les coulisses des soirées B du Théâtre d’Aujourd’hui » (p. 259), et dont le titre est une référence au jeu tel qu’il se pratique sur les scènes de ce monde ? Bel hybride que celui créé par Laurette Laurin, et je peux affirmer que celui qui se laisse tenter et plonge dans le récit des (més-) aventures d’Elle et de Lui, de Margot et de Stefano, risque de rester longtemps encore en compagnie de ces deux protagonistes d’une pièce qui se joue et se consume en très petit comité, dans un tête-à-tête rapporté dans un très long monologue qui oscille, selon les nécessités, entre dialogue et récit. Drôle de bête donc que ce roman déguisé en pièce de théâtre (à moins que ce ne soit l’inverse) qui nous arrive, en pleine rentrée littéraire, tout droit de la belle Province.
L’autrice, sans doute dans la bonne intention de mieux accueillir le lecteur, a cru bon de paver la route de celui-ci d’un assez grand nombre de citations (j’en ai trouvé huit) placées en exergue devant les chapitres déguisés en actes. J’aimerais pourtant y rajouter une citation supplémentaire parce qu’elle pourrait servir de devise au texte entier et qui, sans doute, aidera le lecteur à mieux saisir le caractère philosophique du jeu auquel il s’apprête à assister : Nil novi sub sole.
Rien de nouveau donc sous le soleil – une remarque qui, dans une époque qui persiste à ériger l” « originalité » en fétiche, pourrait être perçue comme désobligeante. Je vous assure pourtant que mon intention n’est pas de vouloir nuire au roman ou à son autrice, bien au contraire ! Je voudrais juste souligner que l’intrigue est, il n’y a pas moyen de se soustraire à cette évidence, vieille comme le monde : Boy meets girl – à moins qu’il ne faille dire : man meets woman – une rencontre d’autant plus fatale, une attraction d’autant plus irrésistible dans la mesure où s’ajoutent aux plaisirs de la chair le charme de l’interdit et le risque de voir exploser des vies domptées par le mariage et bridées par la sécurité du bien-être matériel. Laurette Laurin emmène donc ses lecteurs dans une histoire d’adultère, si banale et si répandue qu’on pourrait croire le sujet épuisé, mais force est de constater que celui-ci continue à séduire par le côté croustillant de cette danse de deux êtres autour d’un feu qui menace de les consumer.
Si le sujet est vieux comme le monde, la façon de l’attaquer est bien celle de Laurette Laurin. Tout d’abord, il faudrait relever le mode de la narration qui est un peu spéciale – et qui n’est pas sans poser quelques problèmes de compréhension. Le récit se présente sous la forme d’un très long monologue tenu par une voix narrative qui s’adresse – à la deuxième personne du singulier – au protagoniste masculin, tandis qu’elle parle de la protagoniste féminine à la troisième personne, comme dans cette remarque à propos d’une relation adultère à peine commencée – à peine identifiable – comme telle :
Mais la clairvoyante ne lui [i.e. à la protagoniste = à la narratrice] a‑t-elle pas dit que tu [i.e. le protagoniste masculin] reviendrais faire face à tes désirs ? (p. 36)
Drôle de renversement des propositions qui aliène le moi en lui attribuant la troisième personne et qui conjure la présence de l’amant (futur) en lui imposant d’être présent à travers l’usage de la deuxième personne, d’habitude réservée aux échanges en direct. Le mystère s’éclaircit dans l’épilogue dans lequel la voix narrative change à la première personne et donne au lecteur un début d’explication de son procédé :
Même raconté à la troisième personne, mon personnage me colle toujours à la peau. Ne me détache pas de cette histoire en trois actes. (p. 244)
Et pourtant, ce passage à la première personne ne s’effectue qu’en dehors du jeu proprement dit, dans un Entracte, dans l’Épilogue et dans le Mot de Cambronne qui sert de conclusion. Si ce procédé a ses charmes, et si on peut comprendre ce choix de la part d’une narratrice à laquelle il reste évidemment des efforts à faire pour « se détacher », il faut aussi relever que la compréhension et la fluidité du récit s’en trouvent parfois compromis, le lecteur étant bien des fois – au moins provisoirement – dérouté. En même temps, le procédé une fois révélé, on voit se dessiner, sous le récit, une sorte de monologue avec l’amant, monologue qui, s’il prend des allures de dialogue, révèle surtout l’étendue du pouvoir de la narratrice : l’être aimé – ou plutôt convoité – n’a accès à la parole qu’à travers celle qui le raconte, qui le met en scène, illustration aussi crue qu’efficace de l’emprise totale de la narratrice sur ses créatures.
Malgré donc un procédé narratif qui pourrait servir à brouiller les pistes, il n’y a pas de doute possible à propos de l’identité de la voix qui raconte, et le lecteur s’en rend compte au fur et à mesure de son progrès à travers les chapitres qui dévoilent un grand nombre de détails à propos de la vie de la protagoniste, tandis que sa contrepartie masculine reste étrangement floue, sans histoire, entourée par des ombres. Elle, pourtant, elle dévoile sa vie, sa relation avec ses parents (principalement son père), son premier amour, la maladie de celui-ci qui le fait sombrer dans une psychose de plus en plus violente, ses rapports avec les enfants qui grandissent, jusqu’à la relation avec son mari. Le tout grâce à des intermèdes, à des retours en arrière, qui se glissent dans les interstices du récit d’où surgissent des épisodes du passé qui contribuent à donner à certains passages une intensité tout à fait remarquable (comme l’épisode du prédateur sexuel, à l’origine d’une peur impossible à exorciser, ou le suicide de son premier amour, épisode qui revient hanter la narratrice, malgré ses tentatives d’apprivoiser ce souvenir).
Il y a un certain charme à voir comment, dans les moments les plus forts du récit, les voix s’emmêlent, au point de faire oublier de qui procède la narration, comme si, par moments, le couple ne faisait plus qu’un dans une relation à proprement dire fusionnelle, comme si on assistait à un monologue intérieur alimenté par deux consciences. Mais il y a d’autres passages qui ne laissent pas de faire penser à une volonté, de la part de l’autrice, de venir à bout de ses démons bien à elle, celle-ci ayant finalement bien des points en commun avec la narratrice. Mais, a‑t-on alors envie de lui faire remarquer, on s’en fout d’apprendre, de la part de la narratrice (embusquée, ne l’oublions pas, derrière la troisième personne), que
dans son premier livre, elle inventerait des personnages qui, bien sûr, emprunteraient çà et là à la réalité, […] mais l’amalgame des lieux, des noms, des émotions, des époques ne manquerait pas d’en confondre plus d’un. […] Ce ne sera pas elle, ce ne sera pas toi, ni vous, ni celui-ci, ni celle-là… (p. 110)
Une énième biographie plus ou moins fictionnalisée, une fiction qui puise – de plus ou moins près, de plus ou moins loin – dans des détails biographiques (pour un exemple qui dépasse les limites de la bienséance, cf. le chapitre assez indigeste Exercice de visualisation (p. 113)), est-ce que cela présente un quelconque intérêt pour le lecteur ? Dans le cas de Laurette Laurin, je serais enclin à répondre par l’affirmative, tellement elle sait envoûter le lecteur par la volonté prêtée à son personnage de séduire l’amant, de l’attirer, de le faire venir à elle, au point de devenir une obsession, une véritable opération toute militaire de séduction, le tout doublé d’une campagne de remise en question, d’auscultation d’ego, d’un ego qui pousse si loin la volonté de se comprendre, de se disséquer, qu’on ne peut nier au texte une attraction certaine, au point de le faire sortir de la marée de ce genre de confessions qui inonde les rayons des librairies.
Et comment ne pas pardonner quelques points moins forts à une autrice qui sait concocter des phrases aussi coquettes que celle-ci :
… il [i.e. le protagoniste] était un puits sans fond de désir et de sperme à éclabousser (p. 86)
ou encore cette autre, trouvée un peu plus loin, qui allie si bien un mouvement tout mécanique à la mécanique du plaisir :
… tandis que ton autre main s’enhardit à l’intérieur de sa cuisse entre deux changements de vitesse. (p. 123)
J’ai lu ce texte avec grand plaisir, et avant tout les passages consacrés à la jeunesse de la narratrice, aux souvenirs douloureux qui se frayent un passages à travers les couches successives des années pour revenir la hanter. On y trouve une sensibilité qu’on ne rencontre que trop rarement et la lucidité d’une parole qui sait toucher sans tomber dans la démesure ou l’horreur. Sur un autre registre, il faut souligner que Laurette Laurin sait décrire le désir dans ses moindres manifestations, avec son caractère irrésistible qui finit par venir à bout de la réflexion censée l’éloigner. Ce sont ces passages-là qui font oublier les vicissitudes d’un procédé de narration pas entièrement maîtrisé et qui donnent envie de pénétrer plus loin dans l’univers de l’autrice.
Laurette Laurin
Se prendre au jeu
Les Éditions Québec Amérique
ASIN : B01LFU1A0M