Tho­mas Gal­ley, Le regard assassin

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Cette nou­velle a été écrite et publiée dans le cadre des 24 heures d’écriture, évé­ne­ment créé et ani­mé par Laure Pécher, de l’agence lit­té­raire Pierre Astier, par­rai­né par 15 librai­ries Pari­siennes, et ren­du pos­sible par le concours de l’EMI-CFD, l’école des métiers de l’information, qui a accueilli les par­ti­ci­pants dans ses locaux.

Le défi consis­tait à écrire, en 24 heures jus­te­ment, une nou­velle sur la contrainte : Peur sur la ville. J’ai publié une pre­mière ver­sion de ce texte dans les jours sui­vants mon retour en Alle­magne. Depuis, elle a été cor­ri­gée et maquet­tée par une sta­giaire de l’E­MI, un des orga­nismes par­te­naires du concours. Je tiens à offrir aux inter­nautes cette ver­sion défi­ni­tive, d’a­bord pour hono­rer les efforts de Marie-Ève Fou­tieau, ensuite pour don­ner l’oc­ca­sion de la décou­vrir à tous les nou­veaux amis des réseaux sociaux qui ont dai­gné me per­mettre l’ac­cès à leur monde virtuel.

Un grand mer­ci à tous ceux et à toutes celles qui ont ren­du cet évé­ne­ment pos­sible, en par­ti­cu­lier à la librai­rie qui m’a accueilli pour la lec­ture : Che­mins en Pages, 121, av. Ledru Rol­lin, 75011 PARIS. Ren­dez-leur visite si vous êtes dans le coin !

Ce récit vous fera aus­si, je l’es­père, décou­vrir une autre facette de l’au­teur de l’A­ven­ture de Natha­lie et des Chattes. Pour ceux qui aime­raient pro­fi­ter de la mise en page ori­gi­nale, un docu­ment au for­mat PDF est dis­po­nible en ligne.

Le regard assassin

Cathédrale de Cologne, façade. Photo par quantz

Des marches à n’en plus finir. Il savait qu’il y en avait cinq cent huit. Tout le monde appre­nait cela à l’école, et tous ces sou­ve­nirs, accu­mu­lés depuis, n’avaient pas suf­fi à sub­mer­ger ce détail insi­gni­fiant. C’était à croire que ce chiffre trop pré­cis venait le nar­guer, répé­té par une voix aug­men­tant en volume chaque fois qu’il met­tait un pied devant l’autre, gueu­lant de plus en plus fort, marche après marche. Cher­chant à cal­mer sa peine, il lâcha prise et se lais­sa empor­ter vers l’endroit d’où la pierre négli­gem­ment lan­cée avait per­cé la sur­face des eaux, cau­sant des mil­liers de vague­lettes en cercles concen­triques, pro­gres­sant désor­mais à tra­vers l’espace et le temps, à l’abri des regards, fai­sant vibrer les sou­ter­rains de sa conscience, prête à jaillir pour faire écla­ter son crâne et répandre sa matière grise sur un bon mètre car­ré de paroi.

Un jour d’été, bai­gné par un soleil pous­sié­reux. De la cha­leur à dix heures du matin déjà. Un groupe d’élèves de troi­sième année, des gamins de huit à neuf ans, un bruit infer­nal, des pro­fes­seurs maus­sades, fâchés par une cor­vée qu’ils n’avaient su évi­ter. Dans le cadre d’un cours d’histoire locale, on avait emme­né les enfants à la cathé­drale, en leur disant qu’il fal­lait mon­ter tout en haut, au-delà des cloches qu’on voyait per­chées à des hau­teurs extrêmes. Pen­dant l’ascension, le chiffre s’était gra­vé dans la mémoire des enfants, marche après marche, au fur et à mesure qu’ils se his­saient au-des­sus des toits de la ville. Au départ, la bande entière s’était lan­cée dans un déchaî­ne­ment de force juvé­nile, joyeuse de pou­voir bou­ger, avide de faire jouer muscles et ten­dons, de lais­ser der­rière elle les adultes, mais le cri de défi s’était vite noyé dans la sueur qui ne tar­da pas à cou­vrir les fronts et à piquer les yeux. À bout de souffle, les enfants avaient à peine pris note de l’impressionnante construc­tion en bois où étaient empri­son­nées les cloches, véri­tables monstres d’airain dont la voix, une fois déchaî­née, fai­sait vibrer l’air loin au-delà du fleuve et ren­dait sourds les impru­dents qui avaient le mal­heur de pas­ser trop près, un jour de fête ou de désastre.

Arri­vés sur la plate-forme, les gamins s’étaient traî­nés vers la balus­trade dans l’espoir d’y trou­ver un brin de fraî­cheur. Pour empê­cher les acci­dents, on avait plan­té des bar­reaux de fer dans la pierre, ce qui don­nait aux visi­teurs l’impression, ras­su­rante ou angois­sante, selon les carac­tères, d’être enfer­més. C’était au tour des pro­fes­seurs, assis­tant au spec­tacle des gamins essouf­flés, de rica­ner et de faire des remarques sur cette jeu­nesse pour­rie par la civi­li­sa­tion qui ne savait plus sou­te­nir le moindre effort. Quelques regards furent même diri­gés d’une façon insis­tante vers le gar­çon aux che­veux trop noirs qui se tenait immo­bile devant la balustrade.

Lui aus­si avait fait par­tie de ce groupe, et le sou­ve­nir prin­ci­pal qu’il avait gar­dé de l’excursion, au-delà du chiffre dont il n’arrivait tou­jours pas à conte­nir les échos, avait été celui d’être empri­son­né dans une sorte de cage, pen­due dans le vide loin au-des­sus des hommes, en proie au vent et aux regards curieux.

Pen­dant que l’enfant qu’il avait été conti­nuait à lais­ser plon­ger ses regards dans l’abîme dont le souffle régu­lier péné­trait entre les barres de fer, l’adulte dut s’avouer vain­cu – momen­ta­né­ment au moins – et s’arrêta devant une ouver­ture en forme de trèfle pour per­mettre à ses pou­mons de recueillir un peu d’oxygène. Son cœur bat­tait furieu­se­ment entre ses côtes qui le ser­raient de trop près, et le sang mar­te­lait les parois des artères dans un effort déses­pé­ré pour se libé­rer. Il mit du temps à récu­pé­rer ses forces, les minutes s’accrochant l’une à l’autre, s’étirant, et refu­sant à leur pri­son­nier la dou­ceur du repos.

En atten­dant, il regar­dait les voies fer­rées sor­tir dans une grande courbe de la gare cen­trale, et se réunir en fais­ceau avant de se ruer sur le pont fer­ro­viaire, leur élan recueilli par la construc­tion métal­lique et pro­pul­sé vers l’est où des espaces immenses atten­daient les bien­faits d’un nou­veau type de civi­li­sa­tion. L’air humide de ce mois de novembre lui appor­tait les sons confus des haut-par­leurs, du grin­ce­ment des roues et du mur­mure de la foule dont il essayait de suivre les mou­ve­ments devant la gare et sur les quais. Les taches bario­lées sem­blaient bou­ger dans tous les sens, sans ordre appa­rent. Comme son attente se pro­lon­geait, il finit par per­ce­voir des cou­rants, ali­men­tés par un flux constam­ment renou­ve­lé d’humains, épou­sant la géo­gra­phie miné­rale du bâti­ment. De temps en temps, l’ordre était anéan­ti par quelque obs­tacle. Des gerbes se déta­chaient alors des masses en mou­ve­ment, créant un four­mille­ment de cou­leurs, et, au bout d’une course écla­tante et éphé­mère, finis­saient par rejoindre la foule, qu’on aurait crue douée d’une forme d’intelligence collective.

Son corps s’était cal­mé. Le chiffre inexo­rable s’était reti­ré dans un coin de son cer­veau, lui lais­sant un peu d’espace pour mesu­rer les options qui lui res­taient. Il pou­vait tout bête­ment redes­cendre et ten­ter de prendre la fuite par des voies plus sûres. Pen­dant quelques ins­tants, cette idée-là fut sur le point de l’emporter, revê­tue du charme d’une action aveugle, contraire à ses habi­tudes. Pour­tant, quelque chose en lui refu­sa presque aus­si­tôt de céder à cette solu­tion de faci­li­té, non seule­ment parce que cela impli­que­rait de renon­cer au ter­rain déjà conquis, mais sur­tout parce que, en cédant à quelque chose d’aussi bête que la pesan­teur, il s’avouerait le jouet du hasard. Comme quoi, réflexion amère, il s’en trou­va réduit à consi­dé­rer comme exploit le simple fait d’avoir su grim­per quelques marches. Pous­sant un sou­pir, les yeux fer­més, il se rési­gna à l’inévitable, et leva son pied pour le poser sur la marche sui­vante, quand il enten­dit un sif­fle­ment, assez loin­tain, amor­ti par la pierre et par la distance.

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Il s’arrêta pour regar­der. D’abord, il ne vit rien. Puis, démê­lant l’écheveau de tous ces mou­ve­ments, il crut dis­cer­ner un chan­ge­ment presque imper­cep­tible dans l’agencement des cou­rants. De nou­veaux élé­ments s’y étaient intro­duits, invi­sibles jusque-là, capables d’attirer d’autres molé­cules et de les immo­bi­li­ser, obs­truant les issues par leur acti­vi­té sour­noise. Fas­ci­né, il oubliait de bou­ger, obser­vant cette situa­tion nou­velle dont il cher­chait à per­cer les mys­tères avec le regard dis­tant du méde­cin, habi­tué à consta­ter sans juger.

On était donc en train de blo­quer les issues. Avant de pou­voir accé­der aux quais, les voya­geurs devaient pas­ser en défi­lé sous les yeux scru­ta­teurs des poli­ciers. L’ordre avait ces­sé d’exister. Aus­si­tôt après avoir com­pris la signi­fi­ca­tion de ce chan­ge­ment, il réso­lut d’agir, et il prit les pre­mières marches presque en cou­rant. Au même ins­tant, convo­quée par les pre­miers signes de fai­blesse, la voix refou­lée reprit de plus belle, noyant toute pen­sée consciente dans la tête du Dr Cohen, gyné­co­logue répu­té il y avait quelques heures encore, cri­mi­nel en fuite depuis.

Tour­nant dans la cage d’escalier, il res­sem­blait à une tou­pie humaine, lan­cée par une force indé­pen­dante de sa volon­té, à laquelle il ne pou­vait échap­per qu’à la condi­tion de s’arrêter, une fois pour toutes. Pas­sant devant d’autres ouver­tures, son regard sai­sit quelques détails sans être capable de recons­truire ne fût-ce qu’un sem­blant de réa­li­té. Les pierres noir­cies de l’autre tour, l’horizon ren­du flou par une brume hiver­nale, le scin­tille­ment d’un des rares rayons de soleil sur la sur­face de l’eau qui pas­sait calme en bas de la cathédrale.

En mon­tant, il vit les poings du petit gar­çon sor­tir de l’obscurité, ses propres poings, fer­més autour des barres de la cage aérienne, ser­rés dans un effort déses­pé­ré qui fai­sait blan­chir la peau de ses mains. Ses ongles s’étaient enfon­cés dans la chair des paumes, et le sang cou­lait le long du fer, lais­sant des taches de vie sur la suie des années. Il avait fal­lu plu­sieurs adultes pour le faire céder, et ils avaient failli lui bri­ser les doigts. Pen­dant toute cette opé­ra­tion, il avait gar­dé le silence, et, en des­cen­dant, les pro­fes­seurs avaient dû le por­ter, à tour de rôle, sur les cinq cent huit marches. Une ambu­lance l’attendait en bas, et on l’aurait sûre­ment mis à l’asile si son père n’avait pas grais­sé la patte à qui il fallait.

Per­sonne n’avait jamais pu savoir ce qui s’était pas­sé dans la tête de l’enfant. De fré­quents voyages à la mon­tagne l’avaient habi­tué aux som­mets et aux grandes éten­dues, et on n’avait jamais eu à craindre des accès de ver­tige. Mais son silence et son rapide retour à la nor­male dis­pen­sèrent les adultes de pous­ser plus loin leurs inves­ti­ga­tions, et l’incident som­bra dans l’oubli, enfoui sous les évé­ne­ments qui se pré­ci­pi­taient, avec l’entrée en guerre de l’Empire, le départ et la mort des frères aînés, l’écroulement de la dynas­tie et l’avènement de la Répu­blique mal aimée. Res­té le seul enfant, il devint le soleil du petit ménage, et ses parents lui per­mirent d’entamer des études de méde­cine, qu’il ter­mi­na avec les hon­neurs après un par­cours brillant, ins­crit par hasard dans la brève époque où la mort patrio­tique de ses frères fit oublier son appar­te­nance à une race persécutée.

Comme la pre­mière fois, il pas­sa à côté des cloches sans s’en rendre compte. Il conti­nuait à mon­ter, par un esca­lier plus récent dont le métal fai­sait réson­ner l’écho de ses pas à l’intérieur de la flèche. On avait construit tout ça dans les der­nières années du siècle pas­sé, quand l’empereur avait déci­dé de réveiller le géant endor­mi et de ter­mi­ner le bâti­ment res­té inache­vé pen­dant des siècles. Fati­gué, à bout de forces, la tête tra­vaillée par les coups de mar­teau répé­tés, il conti­nuait son ascen­sion dans le silence des airs. Arri­vé à la der­nière marche, il pous­sa la porte qui don­nait accès à la plate-forme supé­rieure, celle-là même où était construite la cage de fer qui devait empê­cher les impru­dents et les mal­heu­reux de céder à l’attrait irré­sis­tible de l’air libre.

Le vent vint cares­ser son front brû­lant. La pierre était noir­cie par la pluie et l’air était empreint de moi­teur. Il ne fai­sait pas froid. Avan­çant vers la balus­trade, il consta­ta, inquiet, que la voix avait ces­sé de répé­ter le chiffre fétiche. Avant de poser ses mains sur le fer, il hési­ta quelques ins­tants, employé à refou­ler des sou­ve­nirs qui remuaient au fond de sa conscience. Il res­pi­ra un grand coup, bais­sa les pau­pières et ten­dit les mains vers le métal. Aus­si­tôt, il les reti­ra, pour s’assurer de sa maî­trise incon­tes­tée. Il recom­men­ça l’expérience, se for­çant à plus de per­sé­vé­rance. La pre­mière chose qu’il remar­quait, ce n’était pas le froid de la matière, mais sa rugo­si­té, résul­tat d’une expo­si­tion conti­nuelle aux intem­pé­ries et aux sub­stances cor­ro­sives que les che­mi­nées cra­chaient jour et nuit dans l’atmosphère. Bizar­re­ment, on aurait dit que les barres s’étaient, en s’abîmant, empreintes de force vitale, à tra­vers les cica­trices qui les ren­daient uniques et dif­fé­rentes des voi­sines. Tout comme qua­rante ans aupa­ra­vant, il y posa son front, lais­sant son regard s’envoler. Après l’étroitesse des tours, où ses yeux, avant de pou­voir prendre de l’élan, s’étaient heur­tés contre des murs trop rap­pro­chés, il domi­nait main­te­nant la scène qui s’étendait de tous côtés, impuis­sant et inca­pable d’exercer la moindre influence.

L’horizon était voi­lé par une brume qui cer­nait la ville. Cela l’arrangeait plu­tôt, l’empêchant de se perdre dans les détails d’un trop grand nombre d’impressions. Les pigeons qui s’envolaient des toits des bâti­ments, les ran­gées de mai­sons aux tuiles lui­santes, les tours des églises innom­brables qui poin­taient tels des récifs de la sur­face unie d’une mer figée. Des récifs où s’abritaient des requins. Et des tours qui lui rap­pe­laient des lances où se débat­taient des hommes et des femmes empa­lés. Tour­né vers le sud, il voyait les traces d’un des feux qui avaient embra­sé la nuit pré­cé­dente, du foyer qui avait consu­mé la grande syna­gogue de Cologne, met­tant fin à une civi­li­sa­tion deux fois mil­lé­naire. Si les reflets oran­gés avaient dis­pa­ru avec l’aube, il res­tait le noir des poutres cal­ci­nées et des pierres de taille cou­vertes de suie. Dif­fi­ci­le­ment, il s’arracha à cette vue pénible pour suivre les mou­ve­ments humains dans les rues, res­sem­blant trop à du sang pal­pi­tant à tra­vers les veines pour ne pas atti­rer son inté­rêt pro­fes­sion­nel. Même ici, même après ce qu’il avait vu et fait la nuit pas­sée, il conti­nuait à s’abriter der­rière son indif­fé­rence, comme il l’avait fait, jour après jour, tout au long de ces der­nières années. Il fer­ma les yeux.

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Dans la nuit pro­vi­soire retrou­vée der­rière les rem­parts fra­giles de ses pau­pières, l’enfant de neuf ans se dres­sa, pris de ver­tige devant un monde trop vaste qu’il ne com­pre­nait pas. Qu’il refu­sait de com­prendre. Les mains et les doigts lui fai­saient mal, si puis­sante était la force qu’il déployait pour s’assurer de la soli­di­té des barres de fer et de l’abri qui le pro­té­ge­rait non seule­ment de la chute, mais aus­si de tout ce qu’il sen­tait caché dans les pro­fon­deurs de cette ville trop grande, qui pou­vait choi­sir cet ins­tant pré­cis pour se déchaî­ner sur lui, pauvre enfant juif au pas­sé jalon­né de mil­liers de morts obs­curs dans les bas-fonds de l’histoire.

Arra­ché à son bou­clier, seul devant l’inexplicable, ses parents empor­tés par la volon­té de s’assimiler, il choi­sit de se for­ger un abri non point de matière, mais d’esprit, impré­gné de la force vive de l’indifférence. Depuis cet ins­tant-là, aidé dans ses pro­jets par les cir­cons­tances, tout lui réus­sit. Ses brillantes études abou­tirent à une car­rière dans les meilleurs hôpi­taux du pays et à la direc­tion d’un éta­blis­se­ment dans la capi­tale. Plus tard, il céda sa place, ayant conçu le pro­jet de ren­trer dans sa ville natale, contre de l’or comp­tant, à des confrères qui faillirent se battre devant sa porte pour prendre sa suc­ces­sion. Ain­si, il revint s’établir près de la tombe de ses parents, morts au len­de­main de la Grande Dépres­sion, là où se trou­vaient aus­si, à défaut de corps, les plaques com­mé­mo­ra­tives de ses quatre frères aînés, tom­bés au champ d’honneur pour l’empereur et la patrie.

Avant de tour­ner défi­ni­ti­ve­ment le dos à Ber­lin, il avait reçu plu­sieurs pro­po­si­tions, et l’installation avait été facile. Res­té sans enfants, divor­cé d’une femme qui avait fini par avoir peur de cet homme qui, chaque nuit, pous­sait des cris, il n’avait que le côté maté­riel des choses à prendre en charge. Il conti­nuait à exer­cer sa pro­fes­sion avec son sang-froid habi­tuel qui lui per­met­tait de cou­per, avec pré­ci­sion, à tra­vers la chair et les tumeurs aux formes fan­tasques qu’il déga­geait du plus pro­fond de la douleur.

Après l’agonie de la Répu­blique, il assis­ta à l’avènement de la bête et au début de la per­sé­cu­tion. Ayant dû quit­ter son poste à la tête du dépar­te­ment dans les pre­miers jours de février, il conti­nua à exer­cer dans une annexe de la mai­son trans­for­mée en cli­nique, sa répu­ta­tion tenant en échec la haine pro­fonde que lui vouaient les hommes forts du nou­veau régime. Eux aus­si, gar­dant quelques restes d’humanité, avaient des femmes et des filles qui pou­vaient avoir besoin de ses ser­vices. Il res­tait donc, dans l’ombre, moins expo­sé aux regards jaloux, moins riche aus­si, en proie à la peur noc­turne, vieille amie tou­jours prête à par­ta­ger les heures les plus noires.

Cinq ans avaient pas­sé ain­si, ryth­més par la suc­ces­sion mono­tone des jours et des mois, et par la souf­france tou­jours renou­ve­lée de l’être humain, quand arri­va ce jour gris de novembre, qui se ter­mi­na par des cor­tèges de flam­beaux dans toutes les rues. Il sui­vit, depuis la petite fenêtre du gre­nier, leur pro­gres­sion vers les syna­gogues où les flammes se rejoi­gnaient dans des bra­siers cen­sés puri­fier la terre de la race mau­dite. La peur n’avait pas tar­dé à faire son appa­ri­tion, une peur qui, cette fois-ci, résis­tait aux pro­cé­dés éprou­vés depuis de longues années et l’avait lais­sé effon­dré à terre, trem­blant, col­lé à la balus­trade de l’escalier.

Il avait retrou­vé un sem­blant de calme aux petites heures du matin. L’enfant, com­pa­gnon éter­nel, avait dis­pa­ru pour de bon cette fois-ci, lais­sant un vide que l’indifférence n’arrivait plus à com­bler. Il par­vint à se rele­ver et à par­cou­rir la mai­son dans tous les sens, sans but, évi­tant les miroirs, de peur de voir tou­jours briller dans ses yeux les flammes noc­turnes. Pen­dant ces errances à tra­vers une réa­li­té affreuse, il sen­tit quelque chose se briser.

Han­té par les reflets oran­gés de la nuit, il se heur­ta dou­lou­reu­se­ment à la faible lueur visible à tra­vers les rideaux tirés de la petite cli­nique pri­vée. Le temps où il veillait sur une armée de malades était révo­lu, seules deux femmes végé­taient au seuil d’une mort pré­coce dans leurs draps trem­pés par la suée d’agonie. Il sor­tit dans le jar­din, rôdant devant les fenêtres, seul avec sa peur et son indif­fé­rence bri­sée. Sans savoir pour­quoi, il entra pour cher­cher la gar­dienne. Il l’interrogea sur l’état de san­té des patientes.

– Vous pou­vez ren­trer, si vous le sou­hai­tez, il n’y a plus grand-chose à faire. Je n’ai pas som­meil, je peux m’occuper d’elles.

L’infirmière, fati­guée après cette par­tie de la nuit pas­sée sans inci­dent, n’opposa qu’une faible résis­tance. Une fois seul, le Dr Cohen se pro­me­na dans les cou­loirs étroits, regar­dant dans chaque chambre, et sur­veillant la res­pi­ra­tion sac­ca­dée des deux femmes qu’on avait dro­guées pour sou­la­ger leur douleur.

Plus tard, en fuite, irré­sis­ti­ble­ment atti­ré par la cathé­drale dont il savait qu’elle n’offrait aucune issue, il cher­cha à cer­ner l’instant fati­dique. En vain. Il se sou­vint des rideaux en flammes, de sa joie devant le spec­tacle renou­ve­lé, du man­teau qu’il avait enfi­lé à la hâte avant de sor­tir dans la rue qui com­men­çait à s’illuminer. Dis­pa­ru dans la nuit, il n’entendit plus le mugis­se­ment des flammes déchaî­nées qui plon­geaient sa mai­son et sa cli­nique dans un enfer ter­restre. Les deux femmes furent consu­mées sans reprendre conscience, grâce aux quan­ti­tés géné­reuses de som­ni­fères et de mor­phine dis­pen­sées par l’infirmière dési­reuse de pas­ser une nuit tranquille.

Il revit des bribes de tout ça, le visage tou­jours col­lé contre le fer dont le froid le cal­mait. Per­ché tout en haut de la tour, il vit les poli­ciers conver­ger vers l’entrée prin­ci­pale. Il n’allait pas tar­der à entendre leurs pas dans les esca­liers, mon­tant inexo­ra­ble­ment vers une proie qui n’avait ni l’intention ni les moyens de s’enfuir. Il vit sa peau blan­chir, et le fer se cou­vrir de rouge, aux endroits où ses paumes ser­raient les barres de toutes leurs forces. Cette fois-ci, ils allaient lui bri­ser les doigts, avant de le livrer au bour­reau qui, peut-être, vien­drait à bout de son indif­fé­rence qu’il sen­tait tou­jours pal­pi­ter en lui quelque part, hors de por­tée de tout effort conscient.

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

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