Alix Lan­ge­vin, La mau­vaise réputation

Je ne sais pas si vous vous êtes déjà ren­du compte, mais à force d’a­voir le groin plon­gé dans les textes, j’ai pu consta­ter que beau­coup d’au­teurs adorent par­ler – d’au­teurs. Le nombre de romans où il faut assis­ter aux frasques d’un écri­vain – peu importe que celui-ci soit en herbes, en route vers la gloire ou confir­mé – cela me laisse sur le cul. Comme si le monde tour­nait autour de ces mata­dors de la plume et que les hommes n’a­vaient d’autre chose à faire que de guet­ter les pen­sées plus ou moins per­ti­nentes que peut conce­voir quel­qu’un qui tire ses titres de noblesse du fait de pou­voir ali­gner deux phrases à peu près cor­rectes. Est-ce là un phé­no­mène lié au nom­bri­lisme, à cette pré­dis­po­si­tion à confondre sa pauvre petite exis­tence avec l’es­sieu autour duquel tourne le monde ? Un phé­no­mène qui empê­che­rait de façon assez effi­cace de lever les yeux et de regar­der en face les vies des autres, de consta­ter leurs peines, leur volon­té de se ser­vir une tranche de bon­heur, leurs échecs, leurs doutes, leurs petites vic­toires. Quoi qu’il en soit, il y a des cas où on se dit que c’est vrai­ment bien fait, et même si on aurait pré­fé­ré voir l’au­teur résis­ter à ses caprices, il y en a par­fois un dans le tas qui t’o­blige à res­ter admi­ra­tif devant la force qu’il fait cou­ler dans ses paroles. Et puis, comme un auteur est un être humain comme un autre, on pousse un grand sou­pir et on accepte le fait que cer­tains, même s’ils n’é­chappent pas à leur dose d’au­to-ido­lâ­trie, et ben, ils sont fou­tus de créer quelque chose de grand, de valable. Et c’est le cas d’A­lix Lan­ge­vin et de son roman La mau­vaise répu­ta­tion qui inau­gure la col­lec­tion flam­bant neuve des Édi­tions Numé­rik­livre, Texte-moi.

La mau­vaise répu­ta­tion, c’est celle de la nar­ra­trice du roman, Nadine : mère divor­cée, la qua­ran­taine, ancienne prof de fran­çais, écri­vaine à ses heures per­dues. Obli­gée de recons­truire sa vie après avoir per­du son poste dans un ins­ti­tut pri­vé suite à une mau­vaise mani­pu­la­tion qui a fait atter­rir des textes éro­tiques entre les mains de ses élèves,  elle intègre une petite mai­son d’é­di­tion où elle occupe une posi­tion de bonne à tout faire. Après avoir retrou­vé un cer­tain calme, Nadine doit pour­tant consta­ter que l’ins­pi­ra­tion désor­mais la fuit, mal­me­née sans doute par le sou­ve­nir du gouffre où elle a failli dis­pa­raître pour de bon. Seule désor­mais face à la nos­tal­gie des pages peu­plées par ses fan­tai­sies et ses inven­tions, l’es­pace vierge de son écran la nargue, cette page blanche dont elle subit l’at­trac­tion sans pour autant réus­sir à la rem­plir du moindre carac­tère, inca­pable de taper ne fut-ce que le pre­mier mot, inca­pable en même temps de se libé­rer du sou­ve­nir et de tirer un trait sur le passé.

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Barbara Katts, Je vous aime

Le décor annonce la gri­saille de son quo­ti­dien dès l’ou­ver­ture du pre­mier cha­pitre : Un jour plu­vieux de mars dont le froid humide pro­longe l’hi­ver qui s’est ins­tal­lé dans l’âme de la protagoniste :

« À en juger par la tex­ture de cette eau, la len­teur gluante avec laquelle elle rampe le long de la paroi de verre, Nadine la devine gla­cée et fré­mit à l’idée de devoir l’affronter… »

Coin­cée dans le tram­way bon­dé, Nadine se laisse doci­le­ment ache­mi­ner vers sa des­ti­na­tion, per­due entre l’é­cran vide de son trai­te­ment de texte et les chiffres dont elle devrait rem­plir sa feuille de cal­cul, quand l’ar­ri­vée d’un tex­to la tire d’af­faire. Un tex­to dont elle ne tarde pas à décou­vrir le carac­tère assez – par­ti­cu­lier. Quel­qu’un lui annonce qu’il aime­rait se glis­ser entre ses cuisses pour lui faire goû­ter aux joies d’un cun­ni. Si les sex­tos n’ont plus rien d’in­so­lite aujourd’­hui, il est quand même plu­tôt rare d’en rece­voir un par un incon­nu et, la sur­prise pas­sée, Nadine est tiraillée entre une colère bien légi­time et le trouble que font naître les mots et l’in­sis­tance de l’in­con­nu. Pri­vée de ten­dresse depuis son divorce, sauf quelques brefs épi­sodes sans consé­quence, Nadine finit par céder au charme d’une conver­sa­tion sans équi­voque dont le seul but semble de faire naître le désir et de la pous­ser vers un ter­rain délais­sé depuis trop long­temps. Une bonne par­tie de la pre­mière moi­tié du roman est consa­crée aux dia­logues coquins entre Nadine et son séduc­teur incon­nu, un dia­logue qui lui per­met de s’as­su­mer, de redé­cou­vrir sa beau­té et en même temps la sen­sua­li­té d’un corps plei­ne­ment épanoui.

Mais l’a­ven­ture ne s’ar­rête pas là. Aux délices des dia­logues de charme s’a­joutent ceux d’un voyage dans le sud, vers le soleil et la cha­leur, un décor qui annonce l’é­pa­nouis­se­ment immi­nent de Nadine après un long som­meil sans rêves. Bien plus qu’une esca­pade éro­tique déclen­chée par une conver­sa­tion par­ti­cu­liè­re­ment épi­cée, La mau­vaise répu­ta­tion raconte la renais­sance de la pro­ta­go­niste, incar­na­tion moderne de la Belle au Bois dor­mant, par la sen­sua­li­té et le désir, celui qu’elle ins­pire et celui que fait naître son – expres­sion. Parce que, ne l’ou­blions pas, le roman d’A­lix Lan­ge­vin est aus­si et sur­tout le récit de l’é­cri­ture retrou­vée. Et si ces retrou­vailles-là passent par le désir sexuel, celui-ci est bel et bien déclen­ché par un acte lit­té­raire, un tex­to d’à peine quelques lignes dont la force est telle qu’elle arrache la pro­ta­go­niste, trans­for­mée pour l’oc­ca­sion en lec­trice, au som­meil et la pousse dans un voyage vers ses racines et la plé­ni­tude de ses moyens d’expression.

À lire :
Ambre Delatoure, Entre de bonnes mains

Mal­gré les réti­cences expri­mées dans le pre­mier para­graphe, je suis obli­gé de m’in­cli­ner devant le talent d’A­lix Lan­ge­vin, devant la force d’une écri­ture qui sait décli­ner toutes les nuances du désir, et devant l’art d’une auteure qui a su tirer d’une his­toire banale en appa­rence une belle para­bole à pro­pos de l’é­cri­ture et de la force de l’au­teur, un auteur dou­blé d’un lec­teur qui sait faire confiance au texte pour se lais­ser emme­ner très loin – par­fois même jus­qu’à ses ori­gines. Il faut consta­ter que, si le texte d’A­lix Lan­ge­vin annonce la cou­leur de la nou­velle col­lec­tion des Édi­tions Numé­rik­livres, celle-ci est pro­mise à un bel avenir.

Une der­nière remarque avant de conclure. Ce texte m’a plus d’une fois fait pen­ser à La Réédu­ca­tion sen­ti­men­tale, la tri­lo­gie d’Em­ma Cava­lier parue en 2013 et 2014 aux Édi­tions Blanche. Avec son intrigue qui raconte le réveil de Nadine à la sexua­li­té et aux sen­ti­ments, réveil n’é­tant qu’un mot qu’on pour­rait très bien rem­pla­cer par « réédu­ca­tion », le tout dans le milieu de la petite édi­tion, on se retrouve avec des indices qui pour­raient ren­voyer à l’ins­pi­ra­tion d’A­lix Lan­ge­vin. Et pour­quoi ne pas voir, dans le nom du deuxième per­son­nage fémi­nin, Emma, un clin d’œil à l’au­teure parisienne ?

Alix Langevin, La mauvaise réputation

Alix Lan­ge­vin
La mau­vaise répu­ta­tion
ISBN : 9782897178079
Édi­tions Numériklivres

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

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