En-tête de la Bauge littéraire

Un peu de polé­mique autour de l’Eu­rope : La Belle et la Bête

L'Europe emportée par le taureau économique ?
L’Eu­rope empor­tée par le tau­reau économique ?

Ces jours-ci, les gros titres de pra­ti­que­ment tous les jour­naux pro­clament, annoncent, craignent, voire appellent de leurs vœux – la fin de l’Eu­rope. Et tout ça à cause d’une petite île verte, livrée depuis tou­jours aux assauts de l’O­céan ain­si que, depuis naguère, à ceux des spé­cu­la­teurs, ces der­niers se révé­lant, et de loin, les plus farouches ? Ou à cause du pays des Hel­lènes, ber­ceau de l’Eu­rope, bai­gné par les ondes de la Médi­ter­ra­née ? Soyons clair : La faute n’en revient ni à l’un ni à l’autre ni sur­tout aux habi­tants de ces belles contrées, mais aux par­ti­sans d’un libé­ra­lisme finan­cier déchaî­né et échap­pé à tout contrôle.

Reagan, Thatcher - champions d'un État fort ? Ou ses fossoyeurs ?
Rea­gan, That­cher – cham­pions d’un État fort ? Ou ses fossoyeurs ?

Il faut pour­tant y aller dou­ce­ment ! On ne peut pas com­prendre ce qui se passe sans pla­cer les évé­ne­ments dans un cadre plus vaste. Depuis une bonne ving­taine d’an­nées, un peu par­tout en Europe, des par­tis « libé­raux » prônent les ver­tus des mar­chés déré­gle­men­tés qui, si seule­ment on s’abs­te­nait d’en­tra­ver ses pro­ta­go­nistes, fini­raient, plu­tôt tôt que tard, par nous mener tous au pays de cocagne. Déré­gle­men­ta­tion et baisse d’im­pôts furent donc les mots d’ordre d’une clique d’é­co­no­mistes sor­tie des uni­ver­si­tés dans les années 80, proches du gou­ver­ne­ment Rea­gan, aux États-Unis, et de celui de Mar­ga­ret That­cher, en Grande-Bre­tagne. Ces cris de guerre furent accom­pa­gnés de cam­pagnes concer­tées contre les syn­di­cats qui, effec­ti­ve­ment, ont per­du leur influence et ont vu bais­ser le nombre de leurs adhé­rents, sur­tout suite à la véri­table guerre menée par la dame de fer contre les mineurs bri­tan­niques. Le cha­cun pour soi com­men­çait à faire ses effets, même sur ceux qui aurait mieux fait de ne pas lâcher la main de leurs voi­sins qui pour­tant les rete­naient au bord du gouffre.

Depuis, même des gou­ver­ne­ments « de gauche » (Blair au Royaume Uni, Schrö­der en Alle­magne) ont suc­com­bé aux chantres de l’é­goïsme et du lais­ser-faire éco­no­mique. Les impôts ont effec­ti­ve­ment été bais­sés un peu par­tout – sur­tout au plus grand pro­fit des entre­prises et des fonds spé­cu­la­teurs – et, depuis, les citoyens se rendent peu à peu compte d’une situa­tion qu’on ne leur avait pas pré­dite (mais que des connais­sances peu appro­fon­dies des mathé­ma­tiques fon­da­men­tales auraient suf­fi à voir arri­ver) : l’É­tat ne dis­pose plus des moyens néces­saires pour finan­cer les infra­struc­tures d’une socié­té viable.

Il fal­lait y faire face, et on a eu la bonne idée de se ser­vir dans les poches des plus dému­nis. Après tout, on ne pou­vait plus se per­mettre le luxe de finan­cer la fai­néan­tise de tous ces pares­seux qui refu­saient de tra­vailler (on venait pour­tant de bais­ser les impôts dans l’es­poir de plus de recettes …). Stra­té­gie simple et logique, parce que les plus dému­nis, abru­tis par une télé­vi­sion pri­va­ti­sée, s’oc­cu­pant à lon­gueur de jour­née à débi­ter des niai­se­ries et à mettre en gros plan les nichons des futures amantes des patrons, et mal­me­nés par une presse mise au pas par les Mur­doch, Ber­lus­co­ni et com­pa­gnie, ne dis­posent pas de moyens de défense effi­caces. Depuis, les écoles tombent en ruine, les routes se dégradent, les ser­vices de l’É­tat se dété­riorent, les impôts pour les per­sonnes phy­siques et les rede­vances grimpent à des niveaux rédhi­bi­toires, tan­dis que baisse celui des salaires et des retraites. L’É­tat, tout dou­ce­ment, cesse de fonc­tion­ner, faute d’argent, dont le prive la légis­la­tion des ultras libé­raux. Mais l’É­tat, qu’est-ce que c’est ? Mal­gré l’op­po­si­tion ins­tinc­tive que cette notion réveille chez cer­tains, l’É­tat est bien la somme des struc­tures qui per­mettent à tout un cha­cun (y com­pris et sur­tout les pauvres) de vivre en paix, de rece­voir une édu­ca­tion, de trou­ver à man­ger, de se dépla­cer (routes, trans­ports en com­mun), d’a­voir accès aux soins médi­caux et de pro­fi­ter de l’offre cultu­relle des musées et des salles de théâtre – pour ne citer que quelques exemples. Et si tout cela n’exis­tait plus ? Ou si l’ac­cès en était réser­vé à ceux qui peuvent payer le prix ? Il suf­fit de consi­dé­rer l’é­tat du sys­tème de san­té aux États-Unis, dont une bonne par­tie de la popu­la­tion est sim­ple­ment exclue. Exclue au point que des méde­cins d’Eu­rope y vont tra­vailler en volon­taires pour assu­rer le strict mini­mum de soins médi­caux. Oui, cela rap­pelle cer­tains pays du Tiers Monde. Non, soyons plus expli­cite : c’est exac­te­ment comme dans le Tiers Monde ! Et ce serait donc le sort que nous réservent tous ceux qui ont vou­lu libé­rer les mar­chés ? Il faut bien le croire.

À lire :
Ça ira, Messieurs'dames des agences, ça ira !

Mais entre la foule des pauvres dont les flots cla­potent som­no­lents au bas de l’é­chelle sociale et les richis­simes qui se mettent à l’a­bri de la vio­lence d’une socié­té déré­gle­men­tée der­rière les bar­reaux de leurs rési­dences sur­veillées, qu’en est-il de ceux, tou­jours en nombre consi­dé­rable, qui vont bos­ser tous les jours, qui voient l’âge de la retraite repous­sé, qui payent tou­jours plus cher tout en tra­vaillant tou­jours plus pour gagner tou­jours moins ? Ceux qui ont reçu une édu­ca­tion qui les ren­drait capables de s’a­per­ce­voir de ce qui se passe ? Ils sont rete­nus par la peur de bous­cu­ler du mau­vais côté du ravin social qui s’ouvre de plus en plus pro­fond au cœur même des socié­tés, et de finir dans les bas-fonds d’une socié­té déso­li­da­ri­sée qui refuse d’ai­der ceux qui sont tombés.

Il y a deux ans, ces machi­na­tions ont pour­tant été dévoi­lés aux yeux de tout le monde. La crise éco­no­mique, venue frap­per le monde entier suite aux désastres de l’é­co­no­mie amé­ri­caine, a démon­tré la méca­nique de l’ap­pau­vris­se­ment des socié­tés au pro­fit des « hap­py few » (déso­lé, Hen­ri !). Mais les gens ont à peine remué dans leur som­meil. Les quelques mur­mures à peine audibles ont vite été suf­fo­qués par les hauts cris de ceux qui, ayant tra­vaillé à faire dis­pa­raître l’É­tat, tout d’un coup récla­mèrent des aides aux spé­cu­la­teurs en détresse. Loin donc d’en­gen­drer les richesses pro­mises, ces gens-là sur­ent au contraire mon­trer une faim gar­gan­tuesque quand il s’a­gis­sait d’a­va­ler l’argent de ceux qui, dans la vie quo­ti­dienne, leur servent à peine de décrottoir.

Mais qu’en est-il de l’Eu­rope dans tout cela ? Encore une fois, un regard dans le rétro­vi­seur s’im­pose. Il y a une tren­taine d’an­nées, éga­le­ment dans les années quatre-vingt du XXe siècle, on a assis­té aux pre­mières spé­cu­la­tions contre des États ou des struc­tures éta­tiques, comme, par exemple, le pré­dé­ces­seur de l’u­nion moné­taire ou la livre bri­tan­nique. Depuis, les pré­ten­tions ont aug­men­té, et on vise des États entiers, avec tout ce qui vient avec (com­pre­nez : une popu­la­tion de plu­sieurs mil­lions), qui se retrouvent ain­si au bord de la faillite. Il me semble que le sort d’un pays exo­tique comme la Grèce ou d’une île loin­taine comme l’Ir­lande lais­se­rait bien des gens indif­fé­rents … SI on n’é­tait pas lié à eux par l’Eu­ro. Et voi­ci qu’on nous répète qu’a­près avoir déjà anéan­ti des mil­liards pour venir en aide aux spé­cu­la­teurs appau­vris et aux banques friandes d’a­ven­tures finan­cières, il faut encore une fois délier la bourse pour sau­ver la Grèce ou l’Ir­lande. Et on entend déjà pro­non­cer d’autres noms qui, fran­che­ment, font peur. Sau­ver une éco­no­mie de la taille de celle de l’Ir­lande ? Cela peut appa­raître fai­sable. Mais quand il s’a­git de l’Es­pagne ? Et c’est jus­te­ment dans ce contexte-là qu’on entend de plus en plus de voix annon­cer la fin de l’Eu­ro – autant dire, la fin de l’Eu­rope. Ce qui est peut-être plus grave : Les gens com­mencent à se déso­li­da­ri­ser. Pour­quoi payer pour des gens qui n’ont pas su se rete­nir ? Pour­quoi finan­cer ceux-là même qui, il y a naguère encore, ont appâ­té des entre­prises d’autres pays en bais­sant encore davan­tage les impôts ? Pour­quoi ne pas goû­ter la douce revanche de celui qui s’est vu trai­ter de mau­vais élève par les libé­raux qui lui pré­sen­taient le bon exemple, à suivre (!), de l’Ir­lande ?Pour­quoi ne pas en finir une bonne fois pour toutes et abo­lir l’Eu­ro, ce sym­bole d’un conti­nent réuni ?

À lire :
Pensées pour une Europe fédérale

Ce serait aller au devant du tra­vail de sape des libé­raux et se pri­ver d’un der­nier outil qu’on pour­rait leur oppo­ser. Ce serait reve­nir en arrière, vers l’é­poque des natio­na­lismes exa­cer­bés, quand on tirait sur l’en­ne­mi héré­di­taire, sépa­rés l’un de l’autre par des fron­tières arti­fi­cielles qui dégé­né­raient en tran­chées. Et ce serait faire l’af­faire des spé­cu­la­teurs, qui arri­ve­raient encore à sor­tir plus riches d’une telle catas­trophe qui amè­ne­rait la fin de notre bien-être, et peut-être même de notre civi­li­sa­tion Qui, dans le meilleur des scé­na­rios, som­bre­rait tout dou­ce­ment dans une déca­dence inaper­çue par le reste du monde.

Dompter le taureau ? Ou s'en laisser emporter ?
Domp­ter le tau­reau ? Ou s’en lais­ser emporter ?

Il faut pour­tant que les choses changent. Une Union qui s’obs­ti­ne­rait à se lais­ser prendre dans les pièges ten­dus par les libé­raux ne méri­te­rait effec­ti­ve­ment pas de sur­vivre. Des diri­geants qui per­met­traient aux gérants et aux action­naires d’en­cais­ser encore des boni, feraient mieux de don­ner leur démis­sion. Mais ce n’est pas l’Eu­rope qui doit en faire les frais ! Et je ne parle pas de l’Eu­rope qui se fonde sur la seule éco­no­mie. Je parle de celle qui en fini­rait pour de bon avec les relents des natio­na­lismes qui conti­nuent à flot­ter, pes­ti­len­tiels, au-des­sus des anciens champs de bataille. Je parle de celle dont les gou­ver­ne­ments se met­traient d’ac­cord pour entra­ver la folie des mar­chés, et qui tra­vaille­raient au ser­vice de ceux et de celles qui ont vrai­ment besoin de soli­da­ri­té. Tous seuls, les peuples d’Eu­rope ne sau­ront pas se main­te­nir face à un monde qu’ils sont loin de domi­ner. Réunis, ils peuvent conti­nuer à pros­pé­rer et à contri­buer à une civi­li­sa­tion à l’é­chelle mondiale.

Certes, cher lec­teur, je tiens des pro­pos par­fois un peu réduc­teurs. D’ac­cord. Mais ! Je vou­drais sus­ci­ter des réac­tions, avoir des idées, des com­men­taires. Des choses qui per­mettent de réflé­chir et de faire avan­cer le débat. Que pen­sez-vous de la soli­da­ri­té euro­péenne ? Faut-il aban­don­ner les Grecs et les Irlan­dais ? Sinon, dans quel but est-ce qu’il faut les aider ? Tout ça m’in­té­resse beau­coup, alors – à vos claviers !

Une réponse à “Un peu de polé­mique autour de l’Eu­rope : La Belle et la Bête”

  1. Nicolas Dufour

    Ah, il y a tant à dire et j’ai si peu de temps (à cause du « tra­vailler tou­jours plus », évi­dem­ment). Je tâche­rai d’y reve­nir, mais j’ai bien peur qu’il y ait là une défaillance fon­da­men­tale de la nature humaine – ou plu­tôt un bagage géné­tique inadap­té à une struc­ture sociale de plus de 150 per­sonnes. Tout sys­tème sus­cite l’a­bus, et nous sommes tout cou­pables, depuis les “Heu­schre­cken” les plus riches jus­qu’aux « wel­fare queens » les plus pauvres.