Michel Torres, Malaïgue. La Saga de Mô, t. 6

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Cette fois-ci, c’est bien la fin. Celle qu’on voit arri­ver de loin sans pou­voir s’y sous­traire. On se borne à faire un constat, et ça y est. Michel Torres se sert de la langue de Sha­kes­peare pour nous l’an­non­cer, cette fin iné­luc­table, ce qui a l’a­van­tage consi­dé­rable d’é­vo­quer l’hymne immor­tel des Doors et de faire sur­gir des brumes les images des héli­co­ptères cra­cheurs d’un feu inex­tin­guible dans lequel se ter­mine un monde devant nos yeux incré­dules : « This is the end ». Même pas de point d’ex­cla­ma­tion, juste le constat, comme celui du méde­cin en face de la mort. Le temps des remèdes étant pas­sé, on ne peut plus que – constater.

The Doors, This is the end (Apocalypse now)
Le monde en feu – une des­cente en enfer annon­cée par les paroles de Jim Morrison.

Dans l’u­ni­vers de Mô, la catas­trophe s’an­nonce de façon moins spec­ta­cu­laire mais tout aus­si iné­luc­table. C’est une malaïgue géné­ra­li­sée qui frappe le bas­sin de Thau et tout le lit­to­ral médi­ter­ra­néen, cette mort de la flore et de la faune mari­times par asphyxie, un phé­no­mène connu des lec­teurs du tome pré­cé­dent où Mô pou­vait déjà consta­ter les ravages de ce monstre qui étouffe les cris et pro­gresse en silence :

Les eaux pro­fondes sem­blaient plus chaudes. La vase fer­men­tait ; pas la peine de res­ter plus long­temps, le constat était sans appel : la malaïgue gagnait les fonds. [1]Michel Torres, Skao­té, La Saga de Mô, t. 5, chap. 9, Mort annon­cée

Depuis, il n’y a donc pas que la vie de Mô qui a été retour­née de fond en comble, mais le phé­no­mène connu et décrit par des scien­ti­fiques s’est géné­ra­li­sé jus­qu’à prendre des dimen­sions bibliques, et cer­taines pages du t. 6 de la Saga de Mô ne sont pas sans rap­pe­ler les dix plaies souf­fertes par l’É­gypte aux mains d’un Sei­gneur sanguinaire.

Mais com­men­çons donc par le début, même si celui-ci, d’a­près l’au­teur, n’est rien d’autre qu’une fin anti­ci­pée. On se sou­vient, on a lais­sé Mô dans un hôpi­tal psy­chia­trique où il a été enfer­mé après avoir tout – lit­té­ra­le­ment tout – per­du et s’être livré une bataille en règle avec les gen­darmes. Déjà en fer­mant ma liseuse sur Skao­té, essouf­flé, je me suis deman­dé par quel tour de main l’au­teur pou­vait encore le faire sor­tir d’un tel pétrin, cet homme visi­ble­ment au bout de sa course effré­née, dro­gué et inca­pable d’ac­com­plir le moindre geste sauf celui de nour­rir l’a­rai­gnée, un geste héri­té d’une vie anté­rieure révo­lue – et per­due pour de bon. Et bien, ce coup de ton­nerre, ce dia­bo­lus ex machi­na, c’est cette même malaïgue qui depuis le tome pré­cé­dent s’est empa­rée du lit­to­ral entier et qui plonge la par­tie méri­dio­nale du conti­nent dans une ambiance où des sou­ve­nirs de Mad Max viennent s’a­co­qui­ner avec celui du Sep­tième Sceau, peu importe au final que ce soit celui de l’A­po­ca­lypse ou celui de Bergman :

L’étang cor­rom­pu à vomir, les vapeurs de soufre et d’ammoniaque, les mas morts en quelques mois […] L’irréalité macabre du pay­sage est accen­tuée par le pla­fond bas de brouillard rouge, opaque, qui a noyé le lit­to­ral et ne se lève plus, le soleil ayant renon­cé à le dis­soudre. [2]Michel Torres, Malaïgue, La Saga de Mô, t. 5, chap. 1, Le Corse

Mais cette fois-ci, la malaïgue, loin de se conten­ter de sévir au fond des étangs ou de créer une ambiance de der­nier juge­ment en fai­sant pla­ner un brouillard rouge, est bien sor­tie de ses confins pour enva­hir les terres et les villes où les hommes et les femmes meurent comme des mouches, et c’est pré­ci­sé­ment cette héca­tombe qui per­met à Mô de prendre la poudre d’es­cam­pette et de s’en­fuir de l’hô­pi­tal – où les gar­diens-soi­gnants ne s’in­té­ressent de toute façon plus à rien face à la mort immi­nente de la civilisation.

Mais, une fois libre, quelle issue pour ce marin, ce pas­sion­né invé­té­ré des espaces mari­times, face à la mort de son habitat :

Thau, la Médi­ter­ra­née et ses golfes n’étant fina­le­ment ni clairs, ni dési­rables, il lui fau­dra bien tra­ver­ser cette grande mare d’eaux usées et se trou­ver d’autres mers, igno­rées et lim­pides. [3]Malaïgue, chap. 1, Le Corse

Il ne reste plus que le départ, la fuite, et c’est la réflexion que je viens de citer qui est à l’o­ri­gine de la caval­cade qui l’emmènera loin des rives de l’É­tang de Thau, jus­qu’au roc de Gibral­tar, à l’o­rée de l’im­men­si­té océane de l’At­lan­tique, une caval­cade qui lui fera tra­ver­ser une Lan­gue­doc et une Espagne mises à feu et à sang, en proie aux bri­gands et aux vieux démons, les gou­ver­ne­ments en guerre contre leurs peuples. Et comme il s’a­git de Mô, il faut ajou­ter à tout cela une dose de sur­na­tu­rel pour rendre son enfer com­plet, et les pour­suites de Bad, la bête infer­nale lan­cée à ses trousses pour ven­ger la mort de la guer­rière celte, font pen­dant à celles des humains. Mais l’au­teur ne peut se résoudre à lais­ser son pro­ta­go­niste mettre le cap sur le sud sans lui avoir fait faire le tour de tous ces lieux han­tés pen­dant les aven­tures pré­cé­dentes, et on voit Mô tra­ver­ser une der­nière fois sa lagune, visi­ter ce qui reste de sa cabane, rendre visite aux com­pa­gnons, de bon­heur les uns, de mal­heur les autres, et cette tour­née des adieux est l’oc­ca­sion pour le lec­teur de renouer une der­nière fois lui aus­si avec les lieux que l’é­cri­ture de Michel Torres et l’in­ten­si­té des émo­tions de Mô ont fini par rendre éternels.

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Après les lieux, c’est au tour d’une ancienne amante de refaire sur­face et de sor­tir des eaux troubles du pas­sé : Liu, la sirène aux traits asia­tiques sur­gie des fonds au début de Tabar­ka, le qua­trième tome  de la saga, dis­pa­rue dans le décor quelques cha­pitres plus tard après avoir tenu com­pa­gnie à Mô pen­dant un bout de route, Liu que tous les efforts déployés par son amant n’ont pu arra­cher au noir de l’in­con­nu. Main­te­nant, à deux pas de l’En­fer, elle se dresse devant lui, le phy­sique abî­mé et le men­tal près de foutre le camp, contre­par­tie fémi­nine de ce qui est arri­vé à Mô au cours des décen­nies – pas­sée par d’autres mal­heurs avec sur la route d’autres crimes et d’autres connards, mais visi­ble­ment en mode fin de route. Mal­gré – ou jus­te­ment à cause – des cica­trices lais­sées par un pas­sé plus souf­fert que vécu, Mô emmène l’an­cienne amante dans sa quête d’un ultime départ vers des eaux plus salubres, un périple à tra­vers un conti­nent bou­le­ver­sé. Pour échap­per, un seul moyen, Joëlle la « Nemo femelle » [4]Michel Torres, Skao­té, La Saga de Mô, t. 5, chap. 13, Le tri­ma­ran et son tri­ma­ran croi­sés au tome pré­cé­dent et en route pour le détroit. Désor­mais, c’est une chasse au fan­tôme pour la rat­tra­per et essayer de faire équipe com­mune. Et si cette chasse n’a rien d’un trip de plai­sir, Michel Torres sait quand même y glis­ser des élé­ments dro­la­tiques comme l’é­pi­sode des moines détrous­seurs, une ren­contre qui fait explo­ser Mô dans un accès de colère qui lui fait prendre des accents dignes d’un capi­taine Haddock :

Bande de pour­ris, cinq salo­pards dégui­sés en moines, la confré­rie des détrous­seurs et des sans-couilles à cinq contre un. C’est quoi votre ordre, les détrous­seurs du Tout-Puis­sant de l’apocalypse Rouge ? [5]Michel Torres, Malaïgue, chap. 7, Caius Domi­tius Aeno­bar­bus

Abbaye de Fontfroide
L’ab­baye de Font­froide – repaire de la « confré­rie des détrous­seurs et des sans-couilles » ? (Cré­dit pho­to­gra­phique : Wiki­nade, CC BY-SA 3.0)

Le fait que ceux-ci aient élu domi­cile dans l’ab­baye de Font­froide, un des hauts lieux d’un tou­risme qui refuse de dire son nom en se cachant der­rière ses pré­ten­tions cultu­relles, ne fait que ren­for­cer le côté hila­rant de la ren­contre, même si cela n’a­dou­cit en rien la misère des per­son­nages. Mais pour­quoi pas allé­ger le far­deau des lec­teurs empor­tés dans le tour­billon d’une colère impuis­sante vers un but dont on ne devine que trop le carac­tère final,

un aléa­toire ren­dez-vous à enquiller avant le por­tail de l’Enfer qui les pour­suit et les espère, grand-ouvert à deux bat­tants. [6]Michel Torres, Malaïgue, This is the end

Ce der­nier ren­dez-vous, et com­ment en serait-il autre­ment pour conclure une vie pas­sée tout entière au rythme des vagues et des tem­pêtes, Mô s’ar­range pour l’a­voir avec l’o­céan, ce der­nier refuge quand tout espoir s’é­teint, se fau­file entre les doigts comme l’eau que rien ne retient.

À lire :
Andrew Tarusov, Swinging Island

La saga se conclut donc dans une ambiance de fin de monde, ce qui fina­le­ment convient à une vie pla­cée dès le départ sous le signe de la vio­lence et la de cruau­té de ses congé­nères. Une vie où il y a certes eu des ins­tants adou­cis par la ten­dresse et la pas­sion, des ins­tants qui évoquent les noms des filles et des femmes que ce grand sau­vage a pu croi­ser : Mali­ka, Liu, Skao­té – Liu encore. Mais le sort ne vou­lait pas le lâcher et s’a­char­nait à rendre impos­sible toute issue autre que par la vio­lence. Dans la Saga de Mô, si les femmes ne sont pas les grandes absentes, leurs exis­tences n’y sont qu’é­pi­so­diques et se ter­minent entre les mains des assassins.

La Saga de Mô est, en grande par­tie, un hymne à la beau­té du sud vu à tra­vers les yeux de son pro­ta­go­niste, que ce soit la lagune, les vignes, la voie Domi­tienne ou encore les vastes pay­sages sous-marins, inac­ces­sibles au com­mun des mor­tels. Et on devine trop de points com­muns entre l’au­teur et le pro­ta­go­niste (des plon­geurs invé­té­rés tous les deux) pour ne pas y voir s’ex­pri­mer l’a­mour de Michel Torres pour son sud à lui. Et on devine son désar­roi quand on tombe sur un article, déter­ré grâce à quelques recherches rapides pour mieux sai­sir le phé­no­mène, consa­cré à la résur­gence de la malaïge, et pas plus tard qu’en sep­tembre 2018 ! C’est dire que j’ai pas­sé mes vacances à une bonne cen­taine de kilo­mètres des endroits frap­pés de plein fouet par cette mort en cati­mi­ni. Mais M. Torres, tout comme Mô, a pu voir les effets là où d’autres yeux ne pénètrent pas, près des fonds, où le phé­no­mène prend son ori­gine et se mani­feste loin du grand public. Et com­ment res­ter de marbre face à cette catas­trophe ? Et c’est sans doute cette colère-là qu’on voit à l’œuvre quand l’au­teur s’ap­plique à détruire ce monde construit – et ren­du – avec une telle pas­sion. Quand Mô quitte la scène pour de bon, est-ce que c’est le pres­sen­ti­ment de l’é­chec com­mun ? À cha­cun de don­ner sa réponse, selon sa nature plus ou moins opti­miste. En atten­dant, ce der­nier voyage de Mô et de Liu, en route pour échap­per aux pour­suites de la bête et aux miasmes assas­sins et qui ne trouvent d’autre solu­tion que d’embrasser les pro­fon­deurs, dans un der­nier coït aus­si spec­ta­cu­laire que final, c’est un peu le pas­sage d’un météore dans le ciel noc­turne de notre orgueil mal pla­cé, la fin d’une car­rière sou­ter­raine rebon­dis­sant dans un der­nier sur­saut. Pour finir en beau­té – une fois pour toutes.

Michel Torres
Malaïgue. La Saga de Mô, t. 6
Publie.net
ISBN : 9782371771963

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Michel Torres, Skao­té, La Saga de Mô, t. 5, chap. 9, Mort annoncée
2 Michel Torres, Malaïgue, La Saga de Mô, t. 5, chap. 1, Le Corse
3 Malaïgue, chap. 1, Le Corse
4 Michel Torres, Skao­té, La Saga de Mô, t. 5, chap. 13, Le trimaran
5 Michel Torres, Malaïgue, chap. 7, Caius Domi­tius Aenobarbus
6 Michel Torres, Malaïgue, This is the end
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95