Méli­kah Abdel­mou­men, Adèle et Lee

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Adèle donc et Lee – une jeune fille de 13 ans et son pro­fes­seur de lit­té­ra­ture. Est-ce qu’il faut vrai­ment rap­pe­ler la source à laquelle Méli­kah Abdel­mou­men a pu pui­ser les ingré­dients de son micro-roman ? Est-ce qu’il faut aller aus­si loin que de nom­mer Dolores Haze et Hum­bert Hum­bert, le couple au cœur non seule­ment d’un des plus grands scan­dales lit­té­raires du XXe siècle, mais encore et sur­tout d’un des plus grands romans de tous les temps ? L’au­teure elle-même n’a pas la moindre inten­tion de cacher son jeu, il suf­fit pour le consta­ter de lire la qua­trième de cou­ver­ture où elle révèle très clai­re­ment son inten­tion de revi­si­ter un sujet magis­tra­le­ment trai­té par Nabo­kov, il y a à peu près 60 ans. Une déci­sion qui ne manque pas de cou­rage, aujourd’­hui que les socié­tés sont prêtes à se lan­cer, à la moindre dénon­cia­tion, dans une chasse aux sor­cières et de son­ner l’hallali des trans­gres­seurs. Ima­gine-t-on seule­ment le tol­lé que l’his­toire de Loli­ta sou­lè­ve­rait aujourd’­hui ? Et Nabo­kov lui-même, aurait-il échap­pé au sort d’Or­phée, l’ar­chi-poète igno­ble­ment dépe­cé par les Bac­chantes quelque part au plus pro­fond de la forêt ? Mais le cou­rage ne suf­fit pas à lui tout seul pour assu­rer la réus­site lit­té­raire, à plus forte rai­son quand on décide d’en­trer en lice avec les plus grands.

Adèle est une fillette de 13 ans, par­quée par sa mère, « ex-catin de luxe » (p. 9), et son com­pa­gnon inté­ri­maire, mi-amant, mi-sou­te­neur, dans un col­lège pré­pa­ra­toire, quelque part en France, où elle ren­contre Lee, un de ses pro­fes­seurs. Celui-ci fini­ra par s’in­té­res­ser de plus près à cette élève qui sait par­ler des poé­sies de Vic­tor Hugo [1]Poé­sie qui évoque un autre inter­dit, à savoir celui de l’in­ceste., et ce mal­gré – ou à cause – du phy­sique ingrat du « vilain canard » (p. 10). Qui res­sem­ble­rait presque aux autres ado­les­centes, dans sa quête d’a­mour, aux prises avec son corps en pleine muta­tion, à la recherche de sa place par­mi ses sem­blables, si seule­ment son auteure n’a­vait pas choi­si de lui don­ner cette ascen­dance lit­té­raire mau­dite dont le sort pèse au-des­sus de sa jeune vie, au point qu’on s’at­tend, d’une page à l’autre, de la voir s’empaler, à l’ins­tar de Loli­ta qui se plaint auprès de son amant qu’il l’au­rait bou­sillée, sur une bite bien trop grosse pour son jeune corps. Cela ne se passe pour­tant pas tout à fait ain­si.  Et quand ils prennent la fuite, com­po­sants d’un couple qui n’a pas encore eu ni le temps ni l’oc­ca­sion de se for­mer, ce n’est pas suite à une mort acci­den­telle comme celle qui a si à pro­pos débar­ras­sé Hum­bert d’une mère trop inqui­si­trice et trop jalouse. Et quand le couple existe enfin, on dirait qu’il s’est créé à leur insu, mal­gré eux, et dans le seul but d’en­fan­ter la mort.

À lire :
Esparbec - L’œuvre complète chez la Musardine

De nom­breux ingré­dients du grand roman de Nabo­kov se retrouvent dans le récit de Méli­kah Abdel­mou­men : la fillette, l’homme mûr, la route, la mère qui se débar­rasse de sa fille, jus­qu’à la mort qui, elle seule, pos­sède le secret de se mul­ti­plier. Elle ajoute pour­tant quelques détails, à savoir les déboires homo-éro­tiques d’A­dèle et de Maxine et leur riva­li­té dans la conquête de l’a­mour de Lee, détails néces­saires pour faire d’A­dèle la déten­trice de mort vio­lente, qu’elle dis­pense pour assu­mer sa fémi­ni­té, comme d’autres accouchent, et pour sup­pri­mer la « vraie » mater­ni­té qu’elle sent cou­ver au fond de ses entrailles comme une malédiction.

Par contre, si l’au­teure joue habi­le­ment avec la notion d’un rap­pro­che­ment sexuel entre la fillette et l’homme mûr, elle insiste lour­de­ment pour faire com­prendre aux lec­teurs les plus obs­ti­nés qu’il ne s’a­git pas de fran­chir le der­nier degré de l’in­ter­dit, et si copu­la­tion il y a, ce sera bien plus tard, l’âge légal atteint, confor­mé­ment à la loi [2]Méli­kah Abdel­mou­men ne men­tionne pas expli­ci­te­ment l’âge d’A­dèle au moment de sa pre­mière « rela­tion » avec Lee, mais il y a un pas­sage qui fait clai­re­ment com­prendre qu’il s’a­git sans doute d’un … Conti­nue rea­ding. L’art consiste ici à lais­ser pla­ner le doute, à créer une ambiance où l’i­ni­ma­gi­nable paraît pos­sible, comme dans le tout pre­mier cha­pitre qui s’ouvre sur les sou­ve­nirs d’une petite fille de cinq ou six ans qu’on retrouve, quelques lignes et des années plus tard, au lit avec un adulte. Beau­coup de temps s’est écou­lé entre les deux scènes, bien dis­tinctes mais reliées par le cau­che­mar, et c’est leur rap­pro­che­ment qui rend le lec­teur res­pon­sable des hor­reurs qu’il incombe à lui  et rien qu’à lui seul d’imaginer :

« On pour­rait s’imaginer des tas de trucs per­vers mais on aurait tort. Lee n’était pas ce genre d’homme. Lee était bon. » (p. 35)

Parce qu’au cœur de la rela­tion qui unit la jeune femme et l’an­cien prof, il y a un autre interdit :

« et mon autre exis­tence, la cachée, l’interdite, celle d’Adèle, meur­trière en fuite avec le jeune pro­fes­seur dont elle avait tou­jours été secrè­te­ment amou­reuse. » (p. 40)

Adèle et Lee, c’est comme une « varia­tion sur un thème de Nabo­kov », et on aime tra­quer les diver­gences, les modi­fi­ca­tions et les chan­ge­ments de direc­tion que celles-ci impriment à l’in­trigue. On se demande pour­tant si Mme Abdel­mou­men n’a pas en quelque sorte châ­tré son sujet, en rem­pla­çant l’in­ter­dit sexuel par une « banale » com­pli­ci­té dans le crime, enle­vant ain­si une bonne par­tie de ce qui donne autant de force pri­mor­diale au roman de Vla­di­mir Nabo­kov, où les gestes d’Hum­bert le hissent à un niveau méta­phy­sique où les tabous ont une signi­fi­ca­tion reli­gieuse, et où le noir du péché le plus abso­lu confie au pro­ta­go­niste un pres­tige qui frôle celui de l’ar­change dans sa chute.

Non, Adèle et Lee n’est pas à la hau­teur du modèle, mais il y a des ten­ta­tives [3]Il est révé­la­teur, dans ce contexte-ci, qu’A­dèle s’en­thou­siasme devant une repro­duc­tion de la célèbre Chute d’I­care par Pie­ter Brue­gel l’An­cien qui brillent d’un plus grand éclat que la mul­ti­tude d’œuvres ori­gi­nales cou­ron­nées par des prix qu’on dis­pense au rythme où d’autres vont chier. Et c’est à ce titre-là que je vous recom­mande ce petit texte qui, mal­gré tout, rend hon­neur au cou­rage et au savoir-faire de l’autrice !

Méli­kah Abdel­mou­men
Adèle et Lee
Édi­tions Émo­ti­court
ISBN : 978−2−8239−0062−0

À lire :
Katie Ellison, The journey (The Modesty Diaries)

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Poé­sie qui évoque un autre inter­dit, à savoir celui de l’inceste.
2 Méli­kah Abdel­mou­men ne men­tionne pas expli­ci­te­ment l’âge d’A­dèle au moment de sa pre­mière « rela­tion » avec Lee, mais il y a un pas­sage qui fait clai­re­ment com­prendre qu’il s’a­git sans doute d’un acte entre « adultes consen­tants » : « Adèle, avec ses plis aux com­mis­sures des lèvres à pas même vingt ans. Adèle, Adèle, Adèle, qui en deux décen­nies jamais n’a sou­ri à un client. (p. 36) 
3 Il est révé­la­teur, dans ce contexte-ci, qu’A­dèle s’en­thou­siasme devant une repro­duc­tion de la célèbre Chute d’I­care par Pie­ter Brue­gel l’Ancien
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95