S’il y a bien quelque chose qui a le pouvoir de m’arracher à n’importe quelle autre occupation, c’est l’idée du voyage, et plus précisément du départ. Idée que j’aime d’une mélancolie poignante, parce qu’elle me rappelle que le seul voyage qu’il nous reste à accomplir à nous tous, c’est celui dans le temps vers les rives sombres d’un au-delà, insondable voire inconcevable. Le voyage donc, symbolisé dans sa forme la plus simple par ces routes qui pullulent, qu’on trouve partout, innombrables au point de faire oublier le danger inhérent, parce qu’une fois qu’on y a mis les pieds, n’est-ce pas, il n’y a pas moyen de savoir où elles nous mèneront. La route qui fait rêver, bien plus que la destination, parce que celle-ci, en quelque sorte, anéantit le voyage et fait s’envoler ce long ruban déroulé vers l’infini, riche des heures, des rencontres et des rêves dont il s’est imprégné au rythme des gens qui passent. Le moyen donc de résister à un titre comme celui de la « longue nouvelle » de Grégoire Polet, Autoroute du soleil, et au défi hardiment lancé sur la quatrième de couverture :
Il y a peu d’objets aussi poétiques dans la vie moderne et quotidienne qu’une autoroute.
Le protagoniste, l’être sans nom, fend, le long des paragraphes qui s’enchaînent l’un à la suite de l’autre comme les innombrables tronçons d’autoroute, l’obscurité des petites heures du matin au volant d’une voiture dont la cabine est noyée dans une sauce plutôt indigeste composée d’une fantaisie de Schumann, des lambeaux déchiquetés des 99 ballons d’une vedette allemande des années 80 et d’un tube de Mike Oldfield. Accroché au bord du sommeil grâce au coca et aux cigarettes, il rêve, divague, se souvient de son passé, de ses petits camarades d’école, et s’invente – leur invente – des présents et des futurs. Parti d’Anvers, il passe par Bruxelles, traverse la frontière en direction de Paris et emprunte, la capitale une fois contournée, la légendaire Autoroute du Soleil. Celle-ci l’emmène vers le Midi et au-delà, à travers les plaines espagnoles jusqu’au Portugal où il se retrouve, un beau soir, devant une porte verte. Mais le véritable voyage, c’est celui qui, je l’ai dit, l’emmène vers les époques englouties de son passé qui montent des flots obscurs au gré des kilomètres et des rêveries dans lesquelles leur évocation plonge le voyageur mystérieux dont on se sait pas vraiment grand chose, sauf qu’il est en route vers le bout de l’Europe, et qu’il y a un film à tourner. Mais quel film ? Celui qui montrera la femme aimée, sous les draps qui voilent les ravages du temps ? Ou celui encore qui, depuis le début du périple, se déroule derrière les cloisons si peu poétiques de sa boîte crânienne, animé et poussé en avant – ou en arrière, c’est selon – par les courants électriques se faufilant à travers une masse grise qui barbote dans quelque liquide dont la composition rappelle celle des océans primordiaux, à l’abri de toute lumière ?
Il s’adresse à Robert Schumann, à Katherine, ancienne camarade de classe, à une inconnue, serveuse dans « une station-service au milieu de tout et au milieu de rien ». Est-ce à celle-ci qu’il adresse une litanie d’amour du fond de leur vieillesse future, est-ce à Katherine, ou à une autre encore, être imaginaire sans autre consistance que la force évocatrice du pronom personnel de la deuxième personne ? Toujours est-il que c’est en compagnie de ce pronom qu’il refera le même trajet, et qu’il arrivera, à l’instar d’un moi plus jeune de 37 ans, à Lisbonne. À Lisbonne, où le récit passe de la première à la troisième personne, anéantissant la deuxième – au passage – par leurs efforts combinés, le narrateur se trouve donc, finalement, devant la porte verte. Y sera-t-il admis après l’interrogation ? On ne le sait, mais le voyage ne semble que commencer, pour infiniment se prolonger derrière cette porte.
Le voyage, les réflexions, la fuite que semble prendre le narrateur, les petites vies qu’il imagine et l’obsession d’y échapper grâce aux kilomètres parcourus – rien de vraiment nouveau sous le soleil. Mais ce qui reste après la lecture de cette vingtaine de pages, ce sont des images d’une brillante beauté – très souvent donc en rapport avec la luminosité évoquée dès le titre – et d’une force qui fait pardonner jusqu’à la bouillie musicale qu’on nous a ingurgitée et les sentiments quelque peu constipés par cette diète bien particulière. Juste un tout petit exemple : Dans le voyage qui, grosso modo, suit la trajectoire du soleil d’est en ouest, la voiture se confond – en pleine nuit ! – avec le chariot d’Hélios, tandis que le conducteur s’imagine une sorte de nouveau Phaéton renonçant à conduire et se laissant emporter, les yeux fermés, tandis qu’il compte jusqu’à cinq, une première fois, et ensuite jusqu’à dix. Mais la chute n’est pas encore pour tout de suite, et il continue sa course comme avant
les phares devant perçant l’obscurité, comme deux foudres de clarté attelés à la voiture et qui l’entraînent au grand galop, ventre à terre, furieux.
Un petit texte d’un nouvel éditeur numérique que je vous invite à découvrir, malgré les quelques faiblesses et une originalité qui n’est pas toujours au rendez-vous.
Grégoire Polet
Autoroute du soleil
Onlit Éditions
ISBN : 978−2−87560−028−8
2 réponses à “Grégoire Polet, Autoroute du soleil”