Figures de Madeleine(s)

Maître de la passion de Liversberg, détail - Madeleine tenant le vase à parfum
Made­leine, munie de son attri­but prin­ci­pal, le vase.

Comme vous le savez depuis long­temps, en tant que lec­teurs assi­dus de mes petits articles, le Musée des Beaux-Arts de Cologne (aka le Wall­raf) est rem­pli à ras bords d’œuvres d’art tout à fait spec­ta­cu­laires, avec comme points forts l’Art du Moyen-Âge et celui du Post-Impres­sion­nisme (avec plus de 170 tableaux légués par la Fon­da­tion Cor­boud). Mais comme il faut savoir se rete­nir quand il s’a­git de goû­ter aux bonnes choses, par­lons, aujourd’­hui, Art médié­val. Et par­lons, plus par­ti­cu­liè­re­ment, Made­leines ! Pas de celles de Proust, bien sûr que non, mais de celle qui fut, d’a­près cer­taines sources, la com­pagne (voire plus) de Jésus, et qui a fait une ren­trée fra­cas­sante dans la lit­té­ra­ture popu­laire avec les livres de Dan Brown, eux-mêmes ins­pi­rés par les tra­vaux des auteurs bri­tan­niques, Michael Baigent, Hen­ry Lin­coln et Richard Leigh.

Francesco Hayez, Madeleine pénitente
Fran­ces­co Hayez, Made­leine pénitente

À l’o­ri­gine de mon idée de vous com­po­ser une petite gale­rie de Made­leines de Cologne, se trouvent des tableaux comme celui de Fran­ces­co Hayez où on voit s’é­ta­ler un corps de femme d’une extra­or­di­naire beau­té, mais comme recou­vert d’une couche de ver­nis trop sombre sous laquelle dis­pa­raît la cou­leur et qui abo­lit en même temps tout rési­du de joie. Cette toile ne fait pas par­tie des col­lec­tions du musée de Cologne, mais elle m’a inci­té à faire le tour des salles des­ti­nées à la pein­ture médié­vale et renais­sante, muni d’un regard rivé aux détails et de mon petit appa­reil-pho­to numé­rique pour conser­ver et vous trans­mettre ce que ce regard avait réus­si à débusquer.

Maarten van Heemskerck, Lamentation (détail)
Unis dans la mort, les yeux de la vivante rivés sur ceux du supplicié

Une chose avant de vous embar­quer : Le tableau de Hayez (ou ceux encore, plus récents, de Ben­ner ou de Lefebvre) qui illustre le para­graphe pré­cé­dent de mon article, repré­sente une extré­mi­té de l’i­ma­ge­rie qui se base, à l’o­ri­gine, sur quelques minus­cules ver­sets de la Bible et que sont venus enri­chir des siècles de confu­sions et d’in­ter­pré­ta­tions par­fois assez aber­rantes. Comme par exemple cette his­toire de la Sainte Pute recon­ver­tie en dis­ciple qui ne trouve aucun fon­de­ment dans les textes bibliques. Des rémi­nis­cences de cette drôle de légende semblent pour­tant bien pal­pables dans les repré­sen­ta­tion de la femme nue qui offre son corps aux regards peu pudiques qui se font un plai­sir tein­té de culpa­bi­li­té de par­cou­rir et de son­der cette chair offerte et pas vrai­ment mor­ti­fiée. Certes, la nudi­té peut être un attri­but de la Sain­te­té péni­tente, comme de celle de Saint Antoine ou de Saint Jérôme, mais quand il s’a­git d’un modèle fémi­nin, les peintres semblent oublier jus­qu’à leur caté­chisme. Mais quel régal aus­si que cette femme cen­sée offrir son corps de déesse antique loin des yeux du monde, en plein désert, et qu’on expose impu­né­ment aux regards voyeurs. Et quand je dis « déesse », ce n’est pas pour faire dans le poly­théisme mais pour rap­pe­ler que la divi­ni­té a été, pen­dant des siècles, le seul pré­texte ayant per­mis de repré­sen­ter des femmes nues. Drôle d’a­mal­game, quand-même, né de tra­di­tions mil­lé­naires. Et avant de conti­nuer, n’ou­blions pas de rap­pe­ler que Jésus lui-même semble s’être méfié de la beau­té de cette femme à laquelle il a lan­cé le célé­bris­sime « Ne me touche pas ! », le matin même de sa résurrection.

À lire :
Petit retour sur la portativité en littérature
Maître de la légende de Sainte Catharine, détail - Madeleine embrasse les pieds du Seigneur
La Made­leine, en rap­port intime avec la chair du Seigneur

À regar­der d’un peu plus près la lit­té­ra­ture pro­li­fique autour du per­son­nage his­to­rique de la Made­leine, on se rend compte que la pré­sence d’une femme par­mi les dis­ciples a fait fan­tas­mer plus d’un – et râler beau­coup d’autres. Qu’on ne pense qu’à l’a­mal­game entre son épi­thète, Made­leine, qui se réfère au nom du vil­lage (« Mag­da­la ») dont elle est issue, que cer­tains  n’ont pas hési­té à rap­pro­cher d’un mot à la conso­nance proche, à savoir « m’gadd­la », un euphé­misme pour une pros­ti­tuée. D’autres récits peuvent don­ner une idée de l’am­biance spi­ri­tuelle tout à fait déver­gon­dée qui a dû régner dans le Proche Orient des pre­miers siècles après la mort de Jésus, comme par exemple ceux que reporte Epi­pha­nius dans son « Pana­rion » (trousse à méde­cine), ouvrage où l’au­teur, évêque de son état et défen­seur « pro­fes­sion­nelle » donc de la doc­trine défen­due par les conciles, se dresse en tant que pour­fen­deur des « héré­sies », c’est-à-dire de toutes les inter­pré­ta­tions non-offi­cielles de la foi chré­tienne. dont il com­pile et réfute les asser­tions. Dans le cha­pitre 26 de son livre d’hé­ré­sio­lo­gie, où il condamne les idées d’au­teurs Gnos­tiques ou « Bor­bo­rites », il parle des « Grandes ques­tions de Marie », la Marie en ques­tion étant sans doute iden­tique à celle qui fut la dis­ciple de Jésus. Il cite un pas­sage par­ti­cu­liè­re­ment déjan­té, où Jésus se serait ren­du sur une mon­tagne, en com­pa­gnie de ladite Marie. Une fois arri­vé à des­ti­na­tion, celui-ci aurait tiré une femme de son flanc qu’il aurait pres­te­ment sau­té ensuite pour finir par ingur­gi­ter sa propre semence, geste qui réel­le­ment assu­re­rait la vie éter­nelle [1]cf. la contri­bu­tion très inté­res­sante de Mar­co Pasi, The Knight of Sper­ma­to­pha­gy, conte­nue dans le recueil Hid­den inter­course : eros and sexua­li­ty in the his­to­ry of Wes­tern eso­te­ri­cism, éd. Wou­ter … Conti­nue rea­ding. À lire ces élu­cu­bra­tions, on se croi­rait dans une salle de ciné­ma en train de vision­ner l’É­van­gile selon Monthy …

À lire :
Hugo von Habermann - le "Panoptikum" revisité
Bartholomé Bruyn le Vieux, Lamentation, détail - Madeleine embrasse la main du Seigneur
La pre­mière com­mu­nion par le sang bien réel du Seigneur

Quoi qu’il en soit, une chose semble sûre : Le rôle minus­cule attri­bué à la Made­leine dans les écrits qui ont fina­le­ment été inclus dans le canon biblique ne reflète en rien l’im­por­tance du per­son­nage dans les décen­nies après la mort de Jésus, telle qu’elle se reflète dans les innom­brables récits et écrits apo­cryphes. [2]Pour une lec­ture très enri­chis­sante, se réfé­rer à Ant­ti Mar­ja­nen, The woman Jesus loved : Mary Mag­da­lene in the Nag Ham­ma­di Libra­ry and rela­ted docu­ments, Lei­den, New York, Köln, Brill, 1996. … Conti­nue rea­ding

Et ce qui frappe, c’est la rela­tion pri­vi­lé­giée que la Made­leine a gar­dée, à tra­vers les siècles, avec le corps meur­tri du Sei­gneur. Et c’est sur ce trait-là qu’un grand nombre de peintres insistent quand ils repré­sentent, avec une infi­nie ten­dresse par­fois, les gestes de la femme amoureuse.

Réfé­rences

Réfé­rences
1 cf. la contri­bu­tion très inté­res­sante de Mar­co Pasi, The Knight of Sper­ma­to­pha­gy, conte­nue dans le recueil Hid­den inter­course : eros and sexua­li­ty in the his­to­ry of Wes­tern eso­te­ri­cism, éd. Wou­ter J. Hane­graaff et Jef­frey J. Kri­pal, Brill 2008. Des extraits sont dis­po­nibles sur Google Books
2 Pour une lec­ture très enri­chis­sante, se réfé­rer à Ant­ti Mar­ja­nen, The woman Jesus loved : Mary Mag­da­lene in the Nag Ham­ma­di Libra­ry and rela­ted docu­ments, Lei­den, New York, Köln, Brill, 1996. ISBN : 90−04−10658−8. Pour les par­ties qui se réfèrent aux « Ques­tions de Marie », voir le cha­pitre 9, « Mary Mag­da­lene in the Great Ques­tions of Mary ». Des extraits sont dis­po­nibles sur Google Books
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95