L’attente fut longue, entre la parution de Ladies & Gentleman, en février 2016, et celle du prochain épisode des aventures d’Iris et de Thomas, Les lèvres rouges de la Muse, le 24 août 2017, presque exactement un an et demi plus tard. Certes, entre les deux il y a eu la publication, en mars 2017, d’Amabilia, volume rassemblant les trois tomes parus jusque-là, mais le lecteur impatient de connaître la suite des relations souvent tumultueuses qui se tissent entre protagonistes et personnages secondaires dans un univers fait de désirs et de sensualité, s’est vu réduit à un effort de patience presque bouddhique.
Quant à votre serviteur, j’ai dû patienter quelques semaines supplémentaires, Lectures estivales et autres projets de lecture obligeant, avant de pouvoir me jeter, fort d’une fougue nourrie par vingt mois d’attente, sur le dernier épisode en date. Épisode qui débute avec le premier rendez-vous d’Iris et de Simon après leur rencontre initiale, ce séisme érotique et sentimental appelé à bouleverser leurs existences et à remettre en question leurs choix de vie.
Au premier coup d’œil, on retrouve l’univers quitté à regret tant de mois auparavant, dominé par le noir et le blanc, avec comme condiment des variantes de rouge, seule couleur « chaude » réservée aux lèvres, aux tétons, aux vagins, aux glands – à la chair en ébullition qui sert de miroir aux âmes en flammes et aux cerveaux envahis par un cocktail d’hormones. Mais on remarque bientôt comme une audace renouvelée vis à vis des personnages et notamment des protagonistes. La laideur est désormais possible, là où auparavant le terrain était réservé à l’élégance – qu’elle soit teinte de tristesse, de bonheur ou de passion. Et cette laideur, nouvelle dimension dans l’univers d’Iris, les auteurs ne se privent pas de la montrer, comme dans le portrait d’une Iris en pleine crise de remise en question, confondue, en proie aux doutes et au désespoir. À la voir ainsi, ses cheveux de jais collés à sa peau, on dirait une Méduse dont la beauté continue à bouillir sous la douleur – une Méduse aussi dont les effets pétrifiants se concentrent sur une seule partie de l’anatomie masculine.

Quel plaisir que de retrouver les personnages qui profitent de leurs cadres pour capter les regards, qui s’y exposent, jouent sous les yeux des spectateurs, se donnent sans la moindre retenue, dans l’intimité la plus complète peu importe l’endroit, que ce soit dans la chambre ou dans la rue. On y retrouve également l’usage passionné des gros plans, sur les visages et les détails des anatomies, qui permettent à l’illustrateur de rendre toute la sensualité de ses personnages, la beauté des corps qu’il saisit avec une facilité déconcertante et une exemplaire économie des moyens. Et on se surprend toujours, après tant de planches, à se demander comment la beauté – et plus encore peut-être, la sensualité – peut tenir en si peu de traits.

Mais dans ce domaine aussi, on retrouve la même audace poussée peut-être encore plus loin dans la représentation des anatomies. Éloïse et Thomas n’ont jamais été frileux quand il s’agit de montrer ce qu’il se passe entre deux (ou plusieurs) personnes en train de s’envoyer en l’air. Mais c’est avec le tome IV qu’on voit apparaître une sorte de réalisme juteux porté à un niveau qui fait pâlir les producteurs de clips de cul tels qu’on les trouve par myriades sur les sites spécialisés. Amabilia franchit, avec Les Lèvres rouges de la Muse, une étape supplémentaire, incitation à la volupté du regard et des désirs. Il suffit de comparer la scène d’initiation à l’amour saphique, troublant plaisir que Charlotte fait découvrir à Eva dans le tome III, une scène qui ne manque certes pas d’être explicite et bien capable de faire fantasmer le lecteur accro aux moules bien baveuses. Et pourtant, quelle supériorité dans le tome 4, dans la scène qui à nouveau réunit les deux amantes dans des étreintes passionnées.
Au niveau du récit, celui-ci se dédouble dès le premier chapitre, l’attention du lecteur étant partagé entre, d’un côté, les retrouvailles d’Iris et de Simon, et de l’autre, les aventures de Charlotte, la colocataire lesbienne de Simon, qui part retrouver Eva, une des modèles de Simon qu’elle avait séduit avec une effroyable efficacité à l’occasion d’une séance de peinture (cf. Ladies and Gentleman, t. III d’Amabilia). C’est sans doute au niveau de celle-ci d’ailleurs que le lecteur constate une évolution presque inquiétante, la femme forte et dominatrice de naguère étant devenue l’objet des caprices d’Eva, un renversement des rôles très clairement exprimé et visualisé par la séance de shibari auquel Charlotte participe malgré ses réserves, un jeu qui ressemble à la danse mortelle de l’araignée et de sa proie.
Du côté d’Iris et de Simon, leurs retrouvailles ne se déroulent pas – ou du moins : pas tout de suite – comme ils les auront imaginées. Au lieu de se jeter dans les bras l’un de l’autre, ils devront composer avec la présence de Manon, une fille pot-de-colle et quelque peu cruche, mais assez rusée pour obliger les deux amants à passer la journée en sa compagnie. La présence de celle-ci met d’ailleurs en évidence le savoir-faire acquis par le couple d’auteurs dans le maniement de la narration, Manon étant celle qui permet à Iris de pénétrer dans la Danseuse folle, boîte libertine où elle croise la patronne et fait quelques premiers pas hésitants et troublés en direction d’un amour au féminin.
Le dédoublement du récit invoqué plus haut est une marque supplémentaire de cette maîtrise dans la manipulation du scénario, un dédoublement qui permet, dans un rapprochement fulgurant du sort respectif de Charlotte et d’Iris, d’ajouter au récit une dimension dramatique nourrie par l’opposition entre le bonheur et le désespoir, avec un accent sur la solitude dans laquelle on voit Charlotte s’enfoncer à l’issue de son rendez-vous avec Eva et le mari de celle-ci, dévorée par l’amour pour une femme qu’elle n’arrive pas à décrypter – manipulatrice au nom du plaisir à tirer d’une partie de jambes en l’air ou amoureuse sincère ? C’est d’ailleurs Charlotte qui, malgré un nombre beaucoup trop faible de pages qui lui sont consacrées, arrive à se placer au milieu des fantasmes et qui désormais focalise l’intérêt du lecteur, suspendu à la question de son sort – à l’image de Charlotte elle-même, suspendue entre la frivolité superficielle des tomes précédents et un engagement sentimental profond. Preuve d’ailleurs que ce sont les auteurs eux-mêmes qui s’investissent bien davantage dans leurs personnages en leur donnant, au delà de toute frivolité, de vraies personnalités qu’il faut ensuite explorer. Exercice très prometteur pour les tomes à suivre.
Le dessin reflète d’ailleurs cet approfondissement des personnages. Pendant les trois tomes précédents, les visages étaient restés peu profonds, peu marqués, des abstractions plutôt que des portraits. Maintenant, l’importance accrue des personnages demande un autre traitement, plus de détails, pour leur conférer une vraie individualité. Il suffit de comparer un portrait de Charlotte tiré de Ladies and gentleman avec un autre tiré du tome IV, Les lèvres rouges de la Muse, pour se rendre compte de l’importance et de l’effet époustouflant de ce détail :
Je profite de ce que je parle du style des dessins pour brièvement évoquer un autre détail qui me hante depuis le début : Avec sa dominante en noir, le style d’E.T. Raven est sans doute mieux adapté aux scènes nocturnes, comme celle où Iris pénètre en compagnie de Manon dans le club de la Danseuse folle, ou celles encore de baise sauvage, que ce soit en pleine rue, la nuit, ou dans l’appartement de Simon. Ceci explique peut-être une certaine faiblesse (pâleur ?) des dessins qui montrent Charlotte et Eva en plein soleil, en train de profiter de la piscine et de la proximité des corps à laquelle celle-ci incite. Il suffit de feuilleter un peu pour retrouver les mêmes personnages en pleine nuit, celle de la chambre close, du jardin fermé où les plaisirs se donnent libre cours, pour se rendre compte à quel point le dessin s’épanouit avec l’absence de lumière, le noir de la nuit s’infiltrant dans le dessin lui-même – comme si la nuit fertilisait non seulement les imaginations mais jusqu’aux traits que le dessinateur fait briller dans et par le contraste violent du blanc et du noir.
Amabilia, c’est au départ un récit tout en élégance mais peu profond, le plaisir étant avant tout – et presque exclusivement – visuel, nourri par un trait entièrement dédié à la beauté et à la volupté – celle qu’on ressent à voir deux corps sublimes se porter au bonheur. Ensuite, tout se complique, avec l’arrivée de personnages supplémentaires assez forts pour s’imposer aux lecteurs, et surtout avec la séparation des protagonistes qui permet aux auteurs de mieux les présenter, surtout Iris qu’on découvre dans une relation antérieure. Avec l’arrivée du tome IV, le récit est arrivé à maturité, et le scénario rivalise d’importance avec le dessin dans une sorte de paragone qui permet aux deux d’arriver à des points culminants. Quant aux personnages, on les sent désormais habités comme par un malaise, un sentiment de non-appartenance, de solitude existentielle. Qu’ils essaient de compenser – voire d’oublier – le temps de quelques coups de rein et de langue, sans trouver de solution plus permanente.
Il est intéressant, à ce titre, de constater l’importance du monologue intérieur – les phylactères rectangulaires comme dans le portrait de Charlotte – par rapport aux dialogues – les bulles. On dirait comme un passage vers l’intérieur des personnages, un coup de projecteur sur leurs réflexions face à la solitude qui à tout instant les menace. Et voici d’ailleurs, par rapport aux phylactères, le seul petit bémol : Quelqu’un a eu la très mauvaise idée de mener une sorte d’expérience sur ceux-ci en en remplissant certains de gris, voire, sur les dernières pages, de couleurs. L’effet en est des plus désagréables : Non seulement le lecteur ne sait-il pas pourquoi certains sont remplis tandis que d’autres conservent leur blanche virginité, mais il les perçoit comme des obstacles à la lecture, des ovnis d’une laideur extraordinaire dans un univers si délicieusement et sensuellement constitué de noir et de blanc.
Si une petite fée me proposait de faire des vœux, voici ce que je répondrais :
- le retour au blanc pour les phylactères
- un spin-off consacré à Charlotte
J’ai failli écrire, vu que traditionnellement il y a trois vœux à formuler, « moins de temps jusqu’à la parution du tome V », mais si l’attente est récompensée par une telle opulence de sensualité, je suis prêt à payer le prix sans sourciller.
En attendant, Iris et Simon ne manqueront pas de séduire de nouveaux lecteurs, forts de la maturité dont Eloïse et Thomas font preuve dans leurs domaines respectifs. Une maturité dont ils font pleinement profiter leurs personnages, pour le plus grand bonheur des amateurs.

E.T. Raven
Les lèvres rouges de la Muse – Amabilia, t. 4
Dynamite
ISBN : 9782362346699