Dia­logue des regards au Wallraf-Richartz

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Les ama­teurs d’art savent que, dans un musée, un chan­ge­ment de direc­tion s’ac­com­pagne sou­vent d’un nou­vel accro­chage, d’une nou­velle pré­sen­ta­tion de la col­lec­tion per­ma­nente. C’est ce qui est arri­vé quand M. Blühm a pris, en 2005, les rênes du Musée Wall­raf-Richartz, ins­ti­tu­tion pres­ti­gieuse du pay­sage muséal de Cologne. C’est ce qui s’est pro­duit après que M. Dekiert l’a rem­pla­cé à la tête du Wall­raf, le 1er mars 2013. Rien d’ex­tra­or­di­naire dans tout cela, une telle réorien­ta­tion étant en géné­ral saluée comme l’oc­ca­sion de mettre en valeur d’autres pers­pec­tives sur l’His­toire de l’Art, voire de sor­tir des dépôts des toiles à peu près oubliés.

Ce que je ne savais pas, c’est que M. Dekiert s’est per­mis une blague d’un assez bon goût quand il a déci­dé de s’at­ta­quer à l’ac­cro­chage du 3ème étage, l’en­droit qui abrite quelques-uns des tré­sors de la col­lec­tion, et notam­ment les tableaux impres­sion­nistes et néo-impres­sion­nistes de la Fon­da­tion Cor­boud.

Lais­sez-moi tout d’a­bord vous pré­sen­ter le plan de l’é­tage en ques­tion pour que vous puis­siez mieux me suivre :

Musée Wallraf-Richartz, plan du 3ème étage

On recon­naît très bien l’a­gen­ce­ment très clair et en même temps très simple du bâti­ment, plu­sieurs salles étant regrou­pées autour d’une salle cen­trale (9) bien plus spa­cieuse que celles qui l’en­tourent. Une dis­po­si­tion qui per­met, d’un côté, de faire le tour de la col­lec­tion et de pré­sen­ter, de l’autre, les « pièces de résis­tance » dans un point cen­tral acces­sible depuis plu­sieurs des salles atte­nantes (1,3, 7). Cet espace cen­tral avait d’ailleurs pen­dant long­temps été réser­vé à la col­lec­tion des (néo-)impressionnistes, mais la direc­tion a pris, il y a quelques mois, la déci­sion de les éva­cuer dans une salle atte­nante (8) et de les rem­pla­cer par des tableaux sym­bo­listes, met­tant l’ac­cent de la col­lec­tion sur un aspect jusque-là bien moins connu du grand public. Une déci­sion orien­tée par des consi­dé­ra­tions plu­tôt artis­tiques que com­mer­ciales, ce qui n’est pas à déplaire à votre serviteur :-) !

À lire :
Petite galerie linéaire

Quant à l’a­gen­ce­ment des salles, je ne pense pas que celui-ci ait déjà été exploi­té pour un usage artis­tique. Et c’est pré­ci­sé­ment ce qu’a fait M. Dekiert quand il a mis face à  face, dans un dia­logue à tra­vers les décen­nies et les socié­tés, deux por­traits qui rendent un témoi­gnage épous­tou­flant de l’é­vo­lu­tion de la socié­té alle­mande au cours du XIXe siècle.

Voi­ci ce que peut voir un visi­teur qui se tient au milieu de la salle 9 et qui tourne la tête vers les salles 3 et 7 res­pec­ti­ve­ment (déso­lé pour la mau­vaise qua­li­té, je n’ai pas un équi­pe­ment pro pour prendre des photos) :

Vue depuis la salle centrale sur les tableaux de Meister et de Corinth.
Vue depuis la salle cen­trale sur les tableaux de Meis­ter et de Corinth.

Allons voir ça de plus près.

D’un côté, on trouve, dans la salle 3, un por­trait de famille signé Simon Meis­ter, un peintre de l’ère de la Res­tau­ra­tion (« Bie­der­meier »), natif de Cologne. Il s’a­git du por­trait de la famille Wer­brun, exé­cu­té en 1834, à une époque donc qui faci­li­tait le repli sur soi dans un envi­ron­ne­ment social et poli­tique plu­tôt répressif.

Simon Meister, La famille Werbrun. 1834
Simon Meis­ter, La famille Wer­brun. 1834

On admire la com­po­si­tion et l’é­clat des cou­leurs – même s’il faut se rendre sur les lieux pour plei­ne­ment pro­fi­ter du spec­tacle … À part ça, une famille des plus hon­nêtes, aisée sans aucun doute, des piliers de la socié­té. Et, vu le contexte social déjà évo­qué, on ne s’é­ton­ne­ra pas de trou­ver dans ce tableau une évo­ca­tion de l’hor­tus conclu­sus, le jar­din de para­dis dans lequel se trouve Marie, mère par excel­lence, mise à l’a­bri et enfer­mée en même temps.

Main­te­nant, le visi­teur tourne la tête vers la salle 7, et se retrouve devant un tableau aux anti­podes du pré­cé­dent, à l’as­pect quelque peu sau­vage, une nature-morte qui n’est pas sans rap­pe­ler la tra­di­tion néer­lan­daise du XVIIe siècle dont le musée pré­sente d’ailleurs quelques superbes échan­tillons. Mais der­rière la nature morte se dresse, telle une force tel­lu­rique, la femme de l’ar­tiste, Char­lotte, dans une atti­tude qui exprime non seule­ment une joie de vivre sau­vage, mais une soif de sen­sua­li­té tout à fait admi­rable – et même quelque peu inquié­tante. Le tout dans une atti­tude qui se rap­proche de celle des Satyres, dans un pro­cé­dé qui reporte l’é­ter­nelle soif sexuelle de ces créa­tures mytho­lo­giques sur une femme du XXème siècle.

À lire :
Figures de Madeleine(s)
Lovis Corinth, Grande nature-morte avec Charlotte, la femme de l'artiste. 1911
Lovis Corinth, Grande nature-morte avec Char­lotte, la femme de l’ar­tiste. 1911

Entre les deux tableaux, quatre-vingt ans se sont écou­lés, des décen­nies qui ont vu la socié­té alle­mande évo­luer, au point de faire réa­li­ser que ce ne sont pas seule­ment les années qui séparent les tableaux, mais qu’il se dresse entre eux des codes fon­da­men­ta­le­ment oppo­sés les uns aux autres. Certes, la bohème artis­tique n’est pas la chasse gar­dée de l’é­poque de Corinth, et des familles tra­di­tion­nelles, on les trouve aus­si dans l’Em­pire alle­mand de Guillaume II, qui, trois ans avant la guerre, était à son apo­gée, au point de faire oublier que les len­de­mains ne chantent pas tou­jours. Mais l’es­prit qui se dégage de la scène, des figures fémi­nines sur­tout, montre la pro­fon­deur du ravin qui sépare deux époques, deux uni­vers. Et ce qui vaut indé­pen­dam­ment des contextes his­to­riques et sociaux, c’est que M. Dekiert a réus­si à enga­ger ces deux por­traits dans un dia­logue des plus inso­lites. Comme si Vénus elle-même fai­sait débor­der ses charmes face à la sage Junon, reine des Dieux et pro­tec­trice de la famille.

Il faut sans aucun doute se rendre à Cologne pour com­prendre l’ef­fet créé par ce face à face à tra­vers le temps. En même temps, on pro­fi­te­ra d’un tel séjour pour réa­li­ser la véri­table dimen­sion de la « petite blague » que M. Dekiert s’est per­mise quand il a réar­ran­gé les tableaux. Votre ser­vi­teur a de toute façon bien rigolé.

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95