Tandis que la Russie moderne, tombée entre les mains de Poutine, essaie de couper ses racines en essayant de miner les efforts pour faire avancer l’intégration européenne, il ne faut pas oublier qu’il y a eu, à la tête de cet immense empire, des dirigeants d’une autre envergure, tels que Pierre le Grand ou Catherine II, soucieux tous les deux de mettre leur pays sur la voie du progrès.
Tout le monde connaît la statue impressionnante que Catherine a fait ériger pour célébrer la mémoire de son illustre prédécesseur. Mais peu se doutent de la présence, dans cette histoire, d’un détail qui, s’il se laisse facilement ignorer, est pourtant essentiel pour mieux comprendre les intentions d’une souveraine éclairée comme peu d’autres. Et comme le Sanglier adore fourrer son groin dans les endroits les plus délicats et le mieux abrités, je ne vais pas me priver de vous révéler les dessous de cette histoire.
Pierre le Grand est donc sans le moindre doute un des souverains les plus remarquables de l’Histoire russe et européenne. Conscient de la vocation de la Russie de faire partie intégrante de l’Occident et en même temps de la nécessité de moderniser son vaste Empire, il a ouvert grandes les portes pour accueillir les idées modernes et pour mettre en œuvre des réformes ambitieuses. Ce travail a été ardemment poursuivi par la Grande Catherine sus-mentionnée, véritable femme des Lumières qui s’est entourée de l’élite culturelle et philosophique de son époque.
C’est cette même femme qui a commandé à Étienne Maurice Falconet une grande statue équestre dédiée à la mémoire de son prédécesseur. Celle-ci se dresse depuis 1782 à Saint-Pétersbourg, sur la place du Sénat, et représente l’Empereur assis sur son cheval en train de se cabrer. Tandis que le Tsar étend sa main pour désigner à son peuple la route à suivre, sa monture écrase un serpent.
Tout ça est bien connu et tout le monde peut vérifier les détails en se rendant sur Wikipédia – à défaut de faire le déplacement. La statue fut donc commandée par Catherine, et l’exécution confiée à Falconet, un contemporain de Voltaire. Ce dernier, on le sait, non seulement est l’auteur d’une Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand et se targuait d’avoir été demandé à Pétersbourg par Catherine « pour écrire l’histoire de Pierre 1er » – cette même Catherine dont il raffolait au point de prétendre vouloir lui dresser des autels [1]Dans une lettre du 22 décembre 1766 à Catherine II, cf. Œuvres complètes de Voltaire, Correspondance première partie, Paris 1835, p. 4519. – mais avait encore l’habitude, fait bien mieux connu, de signer ses lettres par la formule Ecr. L’inf., abréviation de « Écrasons l’Infâme ! » Du temps de Voltaire, l’infâme, c’était l’intolérance, celle surtout de la religion qui n’hésitait pas à se servir des mensonges et de la violence pour arriver à ses fins. Et si maintenant Falconet, assez réservé pourtant quant à l’usage de l’allégorie [2]« Que l’allégorie ne soit pas un signe superflu, souvent commun, quelquefois trivial ; que le Héros dise assez lui-même, pour que tant de Chanceliers ne viennent pas encore nous dire le reste, … Continue reading, s’était laissé inspirer par cette devise, au point de la faire couler dans le bronze sous une forme – allégorique ? On prétend que le serpent terrassé par la monture impériale symboliserait la trahison ou la jalousie, mais n’est-ce pas faire bien peu de crédit à un homme d’une taille presque légendaire ? Ne serait-ce pas plus pertinent de voir Pierre, à l’instar de son célèbre biographe, en train d’écraser l’infâme, sous la forme des traditions moribondes d’une société à peine sortie du Moyen Âge avec ses rites barbares et surannés ? Bel éloge pour cet homme qui a puisé ses forces dans la modernité occidentale.
Deux siècles et demi plus tard, cette symbolique n’a rien perdu de sa pertinence. Sauf qu’aujourd’hui, l’Infâme, ce n’est plus la religion, mais le populisme fascisant et mensonger qui sévit à travers le continent et dont les protagonistes n’aimeraient rien autant que le retour à la barbarie et aux mortelles traditions nationalistes. Quelle ironie pourtant que de constater que la statue de Pierre fut élevée à l’époque même qui a vu la naissance du nationalisme sanguinaire, celui-là même qui a plongé le monde dans les conflits meurtriers qui sillonnent l’histoire depuis les premières années du XIXe siècle. Ironie plus grinçante encore que de voir le pays de Pierre le Grand tombé entre les mains de Musclor le Minuscule qui déchaîne son armée de nains haineux pour détruire l’Europe. Tandis que, au seuil du siècle des Lumières, Pierre avait déjà indiqué la route à suivre, celle qui mène vers l’avenir : Vers l’Ouest, vers l’Europe.

Références
↑1 | Dans une lettre du 22 décembre 1766 à Catherine II, cf. Œuvres complètes de Voltaire, Correspondance première partie, Paris 1835, p. 4519. |
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↑2 | « Que l’allégorie ne soit pas un signe superflu, souvent commun, quelquefois trivial ; que le Héros dise assez lui-même, pour que tant de Chanceliers ne viennent pas encore nous dire le reste, voilà ce que je voudrois. » Cf. Œuvres d’Étienne Falconet, Lausanne, 1781, p. 37 |