
C’est un fait bien connu, le Sanglier littéraire est partisan de l’Europe. Et à deux jours d’une échéance aussi capitale que les élections européennes du 25 mai 2014, je tiens à vous donner quelques idées à propos de ce que représente, à mes yeux, l’Europe. Et quand je dis « Europe », je parle de l’Union, celle qui ressemble le plus à une Europe unie, celle que les générations précédentes ont eu le courage de construire après l’hécatombe que furent les deux guerres mondiales. Je dis bien courage, parce que, demandez-le un peu à vos (arrière-) grands-parents, rien n’était moins évident à l’époque, et certains auraient sans doute préféré renouer avec les bonnes vieilles habitudes cimentées par des décennies de haine et de sang versé. Robert Schumann, Jean Monet, Charles de Gaulle, Konrad Adenauer, ce sont quelques-uns des noms qui marquent le début d’un engagement, la volonté d’en finir, une fois pour toutes, avec les déchirements ayant ravagé pendant trop longtemps le sol du vieux continent. François Mitterand et Helmut Kohl ont pris la relève, dans les années quatre-vingt, et l’intégration a fait un grand saut en avant avec la ratification des accords de Schengen et de Maastricht et la décision de créer une monnaie européenne unique. L’Europe devenait, d’un coup, visible. Plus de contrôles aux frontières, plus besoin de passer par la banque chaque fois qu’on partait en vacances ou qu’on voulait tout simplement faire des courses de l’autre côté de la frontière. Où, ne l’oublions pas, on parle très souvent la même langue.
Depuis, il y a eu l’euro, mais aussi la timidité soudaine des hommes et des femmes au gouvernail, timidité qui les a empêché de franchir le pas vers une véritable union monétaire, laissant le flanc de la monnaie unique ouvert aux attaques des spéculateurs de tous bords. Et puis, vers la fin de la première décennie du nouveau millénaire, c’est la crise qui s’installe, et avec elle, la morosité et les lendemains qui ne chantent plus. Je suis le premier à dénoncer les fautes qui ont été commises, des fautes qui ont appauvri des populations entières et les ont conduites à une misère qu’on croyait abolie une fois pour toutes. Mais cette crise, et l’incapacité des organismes actuels d’y faire face, aura quand même servi à quelque chose : En donnant une tribune à celles et à ceux qui prônent non seulement le repli aux frontières, mais encore la préférence nationale et le rejet de l’autre, elle aura clairement montré que les vieilles haines persistent sous la surface des beaux discours, et que certains sont prêts à tout pour sauvegarder l’illusion de pouvoir se retirer dans leur petit coin où ils seraient à l’abri des tempêtes. Rien n’est pourtant plus faux, et le destin de mon prochain ne peut me laisser indifférent ! Mais est-ce que le seul fait que certains se sont trompés dans le choix des mesures peut justifier un rejet pur et simple d’une organisation qui, depuis 60 ans, garantit la paix en Europe, un continent déchiré par les conflits, avec trop souvent à leur base les malentendus, les tensions, les ambitions contraires, de la France et de l’Allemagne, « couple » déchiré dans une prétendue « inimitié héréditaire » ? La crise, en révélant la persistance des vieux démons, aura donc illustré la nécessité d’œuvrer à la compréhension mutuelle, d’ouvrir encore plus grandes les frontières et de faciliter les échanges pour permettre aux Européens de faire l’expérience du dépaysement et des richesses que peut apporter l’immersion dans une culture qui, si elle est parfois sensiblement différente, fait en même temps partie d’un grand tout.
Mais je sens que le temps est venu de laisser de côté les généralités et de parler de mes propres expériences, de ce qui compte pour moi et pourquoi je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas de meilleure cause que l’Europe unie.

Tout commença sur les bancs du collège et du lycée, où j’ai appris l’histoire de la Communauté Européenne (on était dans les années soixante-dix) et des organismes la précédant. Je me suis dit que c’était assurément mieux que la guerre puisque, au lieu de se tuer, on faisait des affaires. Mais tout ça est resté bien théorique et n’avait que peu d’intérêt pour un adolescent de 13 à 14 ans. Ensuite a commencé la lente libération de la maison paternelle, et je me souviens encore des bouffées d’air frais qu’ont apporté, à l’âge de mes seize ans, les premières vacances passées loin des parents. Des vacances qui m’ont mené en France, à Saint-Brévin dans le Loire-Atlantique, avec quelques copains. Je garde de très bons souvenirs, plus de trente ans plus tard, de ces premiers moments de liberté, des rencontres et des découvertes, des nuits sous la tente avec dans les oreilles le bruit incessant des vagues. Mais ce ne sont pas là les souvenirs les plus intenses, cette place privilégiée étant réservée à une réflexion qui m’a presque assommé tout au début du parcours, dans le couloir du train entre Cologne et Paris, en pleine Champagne. Je regardais défiler le paysage derrière les vitres, paysage peu spectaculaire, la terre détrempée par une pluie fine qui tombait d’un ciel gris tellement bas qu’il semblait raser la terre, quand j’ai compris que cela s’était passé ici. Ici, des hommes se sont entre-tués il y a quelques décennies à peine, quarante ans à peu près, sous le même ciel ; c’est ici que leurs cadavres jonchaient la terre fertile de cette Champagne qui avait vu passer tant de conquérants au cours des millénaires. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment réalisé que l’Histoire, ce n’était pas ce qu’on nous enseignait, mais une réalité qui avait dévoré de véritables hommes et de femmes, réalité qui se manifeste avec son poids écrasant et fait peser sur l’individu une responsabilité à laquelle celui-ci ne saurait se soustraire. Et j’ai compris en même temps la chance que j’avais de vivre dans une époque qui avait non seulement renoncé à la guerre comme moyen légitime de résolution de conflits, mais qui avait manifesté sa volonté dans la construction d’une Communauté, appelée à devenir Union, dont un des buts principaux était de rendre la guerre impossible. C’était là ma plus belle et ma plus intense leçon d’Histoire, et ces instants ont marqué le début d’un engagement, celui de contribuer activement, à ma mesure, à la construction de cette Europe en train de grandir, en train aussi de se chercher une forme. Parce qu’il est clair qu’une telle construction ne peut se faire du jour au lendemain ni sans de violents soubresauts, qu’il faut du temps pour se libérer du poids des années, et que les certitudes générées par un passé perçu comme meilleur, à mesure qu’il s’éloigne avec sa charge d’atrocités, ont la vie très dure.
Depuis, la France est devenue en quelque sorte mon pays d’adoption. Je suis installé en Allemagne, mais j’ai passé une partie de ma vie en France, que ce soit pour y travailler, pour y étudier, pour y passer des vacances, ou encore pour rencontrer des amis. Et quand je me suis lancé, après des années de tergiversations, dans l’écriture, j’ai adopté pour m’exprimer la langue de Voltaire, langue qui, pour moi, est devenue une sorte de patrie culturelle, patrie qui me permet d’aller plus loin dans la recherche de mes origines, en quête d’un passé commun qui lie entre eux les peuples de l’Europe.
Certains ont toujours mis en cause la volonté de dépasser le concept suranné (et jamais réalisé) de l’État-nation. Cela est bien normal, et on peut comprendre la peur devant un avenir incertain, la peur de lâcher-prise. Depuis sont nés les mouvements populistes un peu partout en Europe, que ce soit en France, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, pour n’en citer que quelques-uns. Si leurs buts et leurs stratégies ne sont pas toujours les mêmes, on peut quand même constater que deux caractéristiques reviennent avec une régularité effrayante : La volonté de tourner le dos à l’Union, de se replier sur la bonne, vieille nation, celle qui a fait ses preuves (et quelles preuves !), et le rejet de l’autre, très souvent incarné par celui qui ne partage pas la religion chrétienne perçue par certains comme l’héritage du vieux continent. Les chants de sirène et les réponses faciles de ces populistes menacent d’en séduire plus d’un des mécontents, perdus en cours de route, pour lequel les promesses d’un avenir meilleur ne tardent que trop à se réaliser.
Quant à moi, j’ai peur de voir remis en questions les acquis de l’Union, les efforts de générations entières, par des gens qui ont leur agenda bien à eux quand ils se servent des laissés-pour-compte d’une politique néo-libérale, politique qui a désavoué, avec son austérité et ses coupes draconiennes dans les budgets, l’idée même d’une Europe pour tous, libre, patrie de la démocratie. Mais je constate en même temps qu’un public véritablement européen est en train de se constituer, que les journaux parlent de plus en plus souvent de ce qui se passe chez les voisins, que ce soit ceux d’à côté ou ceux du bout du continent, que les gens se retrouvent dans leurs aspirations politiques et s’engagent pour le succès de leurs idées et de leurs candidats dans un effort qui rassemble toutes les nationalités et qui s’exprime dans toues les langues. Et voilà ce qui me donne l’espoir de voir la construction continuer, sur de meilleures bases, et de pouvoir léguer à mes enfants une Europe une et indivisible, véritable héritière de ces idées qui, hier, ont fait la France et qui continueront à faire, aujourd’hui et demain, l’Europe.
