Voici que, à peine de retour d’un séjour chez nos amis italiens, l’envie m’a pris une fois de plus de sonder les eaux de la Toile afin d’y dégoter quelques beaux dessins. Et comme j’ai récemment fait quelques très belles découvertes sur Ebay, c’est ce même site que j’ai choisi comme point de départ pour mon expédition. Et je peux confirmer maintenant que cela a été le bon choix vu qu’il ne m’aura fallu qu’à peine une petite heure pour me retrouver face à face avec une beauté tellement charmante que j’ai aussitôt dû m’arrêter pour l’embrasser du regard et pénétrer dans les profondeurs des couleurs et des lignes.
Imaginez une jeune femme dans le plus simple apparat, mi-assise mi-allongée, à laquelle la grâce de ses gestes et la beauté filigrane de son corps confèrent un pouvoir de séduction où l’innocence de l’attitude et l’opulence des formes se disputent la première place :

Il s’agit ici d’une aquarelle sans titre signée Christian Roos, un artiste allemand originaire de Wilhelmshaven, un port important sur la baie de Jade, à deux pas des estuaires de la Vesdre et de l’Elbe, construit par les Prussiens à partir des années cinquante du XIXe siècle pour disposer d’une présence navale sur la Mer du Nord. Christian Roos y est né en 1940 et mort bien trop jeune en 1998, à même pas 60 ans, sans avoir vu le nouveau millénaire. Si l’artiste jouit d’une certaine célébrité locale – plusieurs expositions[1]La dernière en date, si mes recherches sont bonnes, en décembre 2012 à la Sécession Nord-Ouest. lui ont été consacrées dans sa ville natale – il n’a jamais pu s’imposer à un niveau national voire international. Mais quel plaisir égale celui de la découverte ? Et comme la Toile permet de faire le tour du Monde en quelques clics, les mystères autrefois farouchement gardés par la distance se dévoilent avec une facilité parfois déconcertante. Vous voici donc, lecteur francophone, en présence de cette petite merveille que je viens d’acquérir auprès de Zeitreise Oldenburg[2]Le terme Zeitreise se traduit par « voyage dans le temps »., un commerçant numérique qui s’est assuré la succession de l’artiste qui a laissé à sa mort des cartons entiers remplis d’art sans doute voué, selon ses propres mots, à finir à la poubelle [3]Cité d’après la notice de vente sur Ebay.. Un grand merci donc à l’équipe de Zeitreise Oldenburg d’avoir su éviter à ce riche corpus un sort peu enviable et de m’avoir ainsi permis de faire entrer un si beau morceau dans ma collection.
Vous conviendrez que la jeune personne ici représentée est d’une beauté à couper le souffle, mais on comprend bien vite, en regardant l’image de plus près, que l’artiste ne s’est pas borné à doter la jeune femme de sa seule beauté physique, mais qu’il utilise les moyens de son art – dans le cas qui nous occupe, principalement à travers la composition et l’usage des couleurs – pour la rendre carrément irrésistible voire légèrement inquiétante.
Le modèle est présenté légèrement de travers, la tête penchée vers la droite, les bras étendus – sans doute posés sur le rebord d’une sorte de canapé ou de fauteuil – les jambes repliées. Les mains et les pieds ne sont pas exécutés ce qui donne l’impression de voir le modèle se dissoudre dans l’espace, un procédé qui confère en même temps toute son importance aux centres de gravité du corps, à savoir à la buste et au bassin. Le centre de la composition est occupé par les seins qui se dressent sous les yeux du spectateur avec toute l’insolence insouciante de la jeunesse et de la beauté, amplement méritant cet épithète abondamment manié par pratiquement tous les auteurs de textes érotiques et si souvent vide de signification – insolent. Au-dessus et en-dessous, à distance égale, la tête et le bassin, dans un équilibre qui délimite et comprend l’individu dans ses dimensions spirituelle et physique.
Si la jeune femme peut donner au premier abord une impression de timidité – la tête détournée des regards du spectateur, les yeux cachés derrière les cils – cette notion est très vite contre-balancée par la confiance avec laquelle elle embrasse, les bras tendus au maximum dans un geste aussi nonchalant que confiant, l’espace entier que l’artiste a mis à sa disposition, un geste de prise de possession qui la rend maîtresse dans son domaine, sujet à ses lois et sa bonne volonté – sublime artifice pour ôter à la nudité du modèle jusqu’à la notion même de vulnérabilité.
En même temps, il faut noter la tension subtile qui résulte de l’opposition entre les bras grands ouverts et les jambes repliées – la poitrine pleinement exposée et le sexe pudiquement caché – une opposition qui, en suscitant la convoitise et la curiosité, dirige les regards vers ce qui reste caché, à l’abri, la partie qu’il reste à conquérir. Je reste émerveillé devant la posture que l’artiste a choisie pour son modèle, l’exacte contrepartie des femmes à la sensualité plate et bestiale d’une si grande partie des vidéos pornographiques qui se présentent aux mâles – ou mieux : qui leur sont présentées – les cuisses grandes ouvertes, aimantant les objectifs et, à travers ceux-ci, les yeux des mateurs à l’abri derrière leurs écrans, des femmes qui se privent des derniers mystères, ravalant l’acte à sa seule dimension charnelle.
Après les gestes et les positions, les couleurs. J’ai dit, au moment de décrire la position du modèle, que ses bras reposaient sur le rebord « d’une sorte de canapé ou de fauteuil ». Et pourtant, à regarder de plus près, on peut se poser des questions sur la nature du drôle de meuble lui servant de siège – si ce n’est d’étal ou de présentoir ? Le plus facile est sans doute d’imaginer un amas de coussins pour soutenir le corps qui, dans sa position mi-ouverte mi fermé, se tend entre exposition et verrouillage. Seulement, peu content de cette explication par défaut, on finit par se laisser happer par cette drôle de couleur chair et les formes qui rappellent des lèvres ouvertes dont les contours esquissent une bouche – à moins que cela évoque un autre orifice autrement plus délicieux. C’est par ce biais que l’artiste a réussi à introduire dans la composition les parties génitales de la protagoniste qui, gouffre de couleur aux accents sanguins, rendent un témoignage inquiétant d’une excitation sexuelle capable de franchir toutes les barrières.
Voici un procédé d’une délicatesse peu commune grâce auquel Christian Roos arrive à faire entrevoir, derrière une retenue toute en tendresse et en timidité, une passion dévorante prête à éclater. Et pour capter le degré du raffinement malicieux de l’artiste, il n’y a qu’à contempler l’ombre à peine esquissée sur la face intérieure de la cuisse droite de la jeune femme, reflet sur sa peau lisse et lumineuse des tons rouge-brun du drôle de « coussin » couleur sexe, ce qui a pour effet de diriger le regard avec une perfide insistance vers les beautés cachées que l’amant potentiel, indigné de devoir se contenter de mirages, attend de voir éclore. Et dire qu’il suffirait d’un geste, d’un effort minime pour faire couler la lave et voir sortir l’amante de sa réserve…
Christian Roos est un artiste qui, d’après le peu que j’ai pu voir, mérite d’être mieux connu. Un artiste qui aura réussi à me scotcher à mon écran pour essayer de démêler les secrets d’un petit dessin bien plus profond que les apparences d’un sujet banal. Et voici qu’est pris qui croyait prendre et que je termine mon excursion de chasse dans les filets d’une belle finalement si peu farouche.
Références
↑1 | La dernière en date, si mes recherches sont bonnes, en décembre 2012 à la Sécession Nord-Ouest. |
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↑2 | Le terme Zeitreise se traduit par « voyage dans le temps ». |
↑3 | Cité d’après la notice de vente sur Ebay. |