Chris­tel Del­camp, Les Déroutées

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Les Dérou­tées, voi­ci un titre qui me laisse une impres­sion comme une défla­gra­tion dans le noir, une longue nuit illu­mi­née par la vio­lence, un cul-de-sac au bout d’un enchaî­ne­ment de mau­vaises déci­sions, des vies qui sombrent dans les larmes et la dou­leur. Mais, au-delà des ténèbres, il y a aus­si le sen­ti­ment d’a­voir par­ta­gé, grâce à la plume obser­va­trice de Chris­tel Del­camp, l’in­ti­mi­té d’une lignée de trois femmes extra­or­di­naires, d’a­voir pu per­cer des cara­paces qui, si elles finissent bien par céder, laissent pour­tant entière la vie qu’elles ont ren­fer­mée. Mais allons‑y dou­ce­ment pour évi­ter le risque de nous lais­ser empor­ter par les sou­ve­nirs d’une lec­ture émou­vante aux sou­ve­nirs très frais.

Le texte en ques­tion a été édi­té une pre­mière fois en 2014, en ver­sion papier, chez un tout petit édi­teur asso­cia­tif, L’air2rien. L’au­teure étant ori­gi­naire du grand ouest, elle n’a pas tar­dé à se faire remar­quer par une consœur issue du même ter­ri­toire mari­time, Anne Bert, celle qui allait devi­ner, un an plus tard, son édi­trice, confé­rant au texte par cet acte édi­to­rial la visi­bi­li­té dont elle déplo­rait l’ab­sence dans un article publié sur son blog en juin 2014, quelques mois à peine après la paru­tion ini­tiale du roman. On peut certes se poser des ques­tions à pro­pos de la visi­bi­li­té des textes qui paraissent chez les édi­teurs numé­riques, mais j’ose sou­te­nir que celle-ci est en train de gran­dir au fur et à mesure que les cata­logues de ces mai­sons s’é­toffent et que cer­taines, grâce à des textes de qua­li­té comme celui qui nous occupe, com­mencent enfin à s’im­po­ser sur le ter­rain littéraire.

Les Dérou­tés fait donc par­tie, depuis le 20 août 2015, de la toute nou­velle col­lec­tion L’In­time de chez Numé­rik­livres, col­lec­tion diri­gée par l’au­teure de Perle qui en explique les grandes lignes sur le site de l’é­di­teur. À lire la défi­ni­tion que la direc­trice en pro­pose dans une « ten­ta­tive de réponse », on se rend compte que les auteurs de cette col­lec­tion doivent faire face à l’im­pos­sible en essayant de recou­vrir de paroles ce qui échappe à l’ex­pres­sion, l’in­time étant par essence « indi­cible », appar­te­nant au domaine de « ce qui ne se trans­met pas ». Est-il seule­ment pos­sible de venir à bout d’une telle contra­dic­tion, de sai­sir d’une main assez ferme les contrôles de l’é­cri­ture pour per­cer assez loin dans l’in­ti­mi­té de ses per­son­nages (et de ses lec­teurs par la même occa­sion) pour sai­sir et rete­nir ce qui se dérobe, ce qui glisse entre les doigts comme la pous­sière que laissent der­rière eux les cadavres qui se décom­posent et pour en dis­til­ler la matière d’un texte et d’une expé­rience lit­té­raire, une expé­rience qu’il s’a­git, bien enten­du, de partager ?

À lire :
Emma Becker, La Maison

Chris­tel Del­camp raconte la cavale de trois femmes, Hélène, la grand-mère, Doris, sa fille et Cora­lie (aka Coco), sa petite-fille. Ces trois femmes par­tagent, outre l’hé­ri­tage géné­tique et l’his­toire fami­liale, une expé­rience com­mune, celle de la vio­lence mas­cu­line. Tan­dis qu’­Hé­lène mène, en appa­rence au moins, l’exis­tence exem­plaire d’une mère au foyer et se donne une peine infi­nie pour cacher der­rière des couches épaisses de maquillage les traces de l’in­fa­mie de son mari, Doris se met très tôt en rébel­lion contre le cadre étouf­fant d’une édu­ca­tion tra­di­tion­nelle et sévère. On n’ap­prend rien de pré­cis à pro­pos de la vie qu’elle mène après sa fugue, mais on peut consta­ter que la vio­lence, plu­tôt devi­née que clai­re­ment recon­nue jusque-là, la pour­suit dans la per­sonne de son amant qui finit par la ter­ro­ri­ser. Elle – et comme les grands maux semblent héré­di­taires dans cette lignée-là, sa fille… Jus­qu’à la nuit où les évé­ne­ments finissent par se bous­cu­ler et que la mort finit par s’emparer des com­mandes. Dans un ren­ver­se­ment bizarre des choses, tan­dis que la vie jusque-là les a éloi­gnées les unes des autres, c’est face à la mort que les femmes se retrouvent, par­ta­geant, au moins pen­dant quelques mois, un sort com­mun, une période dont elles sor­ti­ront pro­fon­dé­ment altérées.

C’est pour échap­per à tout ça, aux ques­tions de la jus­tice, bien enten­du, mais sur­tout au pas­sé tenace et effrayant, qu’­Hé­lène décide de fuir, fuir pour reve­nir en arrière et de renouer avec un autre pas­sé, une his­toire qui aurait pu être, emme­nant sa fille et sa petite-fille, arra­chées à la rou­tine avant que celles-ci ne suc­combent à leur tour aux mêmes monstres. C’est à par­tir de cette déci­sion-là que le roman prend, pen­dant quelques cha­pitres, des allures de road-movie, d’une cavale à tra­vers le sud-ouest de la France, une course-pour­suite contre les démons, qui amène ses pro­ta­go­nistes dans un ter­rain récla­mé par des « mar­gi­naux », sorte de paren­thèse en dehors de la socié­té qui leur per­met de res­pi­rer. Sauf qu’on a du mal à échap­per à la fata­li­té, et que la vio­lence n’est pas la pré­ro­ga­tive du monde « civi­li­sé ». La paren­thèse se ferme dans une défla­gra­tion d’une vio­lence inouïe, comme si la nature elle-même se char­geait de pur­ger la terre jus­qu’à la der­nière trace de l’in­fa­mie com­mise sur le corps de Doris dans une scène de viol d’une inten­si­té d’au­tant plus effrayante que le voca­bu­laire employé par Chris­tel Del­camp reste effi­ca­ce­ment sobre.

À lire :
Anne Serre, "Petite table, sois mise !" - la plaie au cœur de l'écriture

Où se rendre après un tel déchaî­ne­ment, dans quel port abri­ter la ruine d’une vie si for­te­ment bous­cu­lée ? Pour ce qui est d’Hé­lène, c’est grâce à l’exer­cice de la mémoire qu’elle finit par sai­sir la tranche de vie qui lui revient, par rem­plir le rôle qu’il lui reste à jouer. Étran­ge­ment, c’est l’é­pa­nouis­se­ment d’Hé­lène dans l’ab­né­ga­tion qui remet les autres à leurs places, les pous­sant vers une accep­ta­tion de la vie telle qu’elle est, telle qu’elle les accueille, et qui les fait renon­cer à toute vel­léi­té de rébel­lion. Au point qu’on peut se deman­der si la fin n’est pas par trop conci­lia­trice, trop sucrée même, comme si l’au­teure avait peur d’al­ler jus­qu’au bout de ses visions. Ou on peut se dire que la vie, fina­le­ment, n’est qu’une suite d’é­pi­sodes vague­ment liés les uns aux autres, des épi­sodes dont cer­tains nous mènent loin au-delà des attentes, comme un amour auquel on renonce, tan­dis que d’autres nous laissent indif­fé­rents, dans l’at­tente de ce qui va suivre :

« L’o­céan ondu­lait à l’in­fi­ni. Voi­là ce qu’elle savait. »

Chris­tel Del­camp
Les Dérou­tées
Numé­rik­livres
ISBN : 9782897178130

Christel Delcamp, Les Déroutées
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95