Chaque année, je mets un temps considérable à passer en revue les textes prometteurs d’escapades estivales et érotiques, en vue de dresser une belle liste à l’intention de mes lectrices et lecteurs aussi nostalgiques de soleil et de plage que votre serviteur. Et chaque fois, malgré les efforts déployés pour tisser très large, il y a des titres qui m’échappent et qui me tombent ensuite dessus comme venus de nulle part, au bon milieu d’une expédition numérique. Comme l’autre jour quand je suis tombé sur le statut Facebook d’une autrice amie qui y parlait de Soaring Blue, dernier titre de Chloé Saffy, et du « plaisir de lire un roman érotique qui se déroule dans la ville de [s]es vacances ».
Chloé Saffy, c’est un nom qui évoque, depuis la lecture de Adore, son premier roman, de très bons souvenirs littéraires et je me suis dit que je suis resté bien trop longtemps sans nouvelles de l’amie Toulousaine. Une fois lancé, quelques petites recherches ont suffi pour me conduire vers un tweet des Éditions Atlantica où celles-ci annonçaient, début juillet, la parution du texte :

Imaginez mon désarroi quand j’ai dû constater que ce titre promet tout ce que je cherche dans un texte consacré aux plaisirs estivaux, et que j’ai failli le rater. Bon, faire ce constat et contacter l’autrice ne furent qu’un, et quelques heures plus tard j’ai pu télécharger un beau PDF dans ma bibliothèque virtuelle (Vive le numérique, d’ailleurs). Pas content d’avoir pu mettre la main sur le texte, j’ai aussitôt lancé ma liseuse, et la plume de Chloé, une fois de plus, m’a mis sous le charme, au point de ne pas pouvoir arrêter avant de connaître l’issue des escapades de Gabrielle, au bon milieu de la nuit, au bout de quelques heures d’une lecture haletante, ponctuée par quelques beaux orgasmes (ceux de la protagoniste, je le précise) et par une suite de superbes panoramas marins.
C’est à travers du titre en question que j’ai découvert les Éditions Atlantica qui se présentent sur leur profil Twitter comme une maison d’édition dont :
« la vocation première est de faire connaître les richesses d’un patrimoine régional autour des vies et traditions du Sud-Ouest »
Une prise de position aux accents régionalistes qui se trouve quelque peu accentuée par une autre citation glanée sur le site internet de la maison :
« D’aucuns disent que nous faisons du « local ». A ceux-là, nous offrons cette phrase ensorcelante de Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs. » » [1]Éditions Atlantica, Qui sommes-nous ?
Dans un tel contexte, on ne saurait s’étonner de découvrir qu’il y a dans Soaring Blue, à côté de Gabrielle Delestre, l’héroïne du récit, une deuxième protagoniste, à savoir la ville de Biarritz, qui prend possession de Gabrielle avec la véhémence des souvenirs libérés des tréfonds de la mémoire par un stimulus lié aux sensations visuelles, olfactives et auditives :
Elle [i.e. Gabrielle, à peine arrivée à destination] avait oublié cette odeur si particulière : un mélange d’iode et d’embruns. Une odeur pouvant se suffire à elle-même, mais qui démultipliait ses ramifications avec une intensité suffocante car s’y mêlaient le fracas de l’eau contre le noir des rochers, les échappées de lumière, entre l’embrasement et la fuite. [2]Chloé Saffy, Soaring Blue, p. 8
Fidèle à la ligne éditoriale, Chloé Saffy se sert du parcours de son héroïne pour conduire les lecteurs vers les attractions de la cité basque, et ceux-ci, après avoir vu se découper sur le ciel immaculé la silhouette de Biarritz telle qu’elle se présente depuis la Grande Plage, découvrent, dans les pas de Gabrielle, des endroits emblématiques comme le Musée de la Mer, le château d’Ilbarritz et la Villa Beltza, tous intégrés au récit, belle approche de l’autrice pour éviter de tomber dans le piège d’un bête name-dropping purement frimeur ou imposé. Mais ne vous inquiétez pas, amatrices et amateurs de plaisirs plus corsés, la protagoniste ne dédaigne pas non plus les plaisirs plus physiques, et elle croisera, au gré de ses expéditions biarrotes, quelques beaux mâles qui sauront s’occuper de la jeune femme provisoirement revenue de son exil parisien vers les terres de sa jeunesse.

Celle-ci, journaliste de vingt-six ans, travaille pour un magazine de life-style féminin dont la rédactrice en chef l’a envoyée en mission dans sa ville natale pour y repérer les endroits incontournables et figer son charme estival en caractères sagement rangées en colonnes pour prendre d’assaut un public féminin nostalgique de cette liberté provisoire promise par les vacances, période que ces mêmes magazines se plaisent à présenter comme un espace en-dehors du temps et des conventions où le rapprochement estival des corps dénudés de la plage et la promiscuité des soirées arrosées sont autant de promesses qu’il ne tient qu’à nous de réaliser. Si Gabrielle évolue donc, d’un côté, en terrain connu, elle ne tardera pas à se rendre compte que son propre passé lui réserve bien des surprises et elle doit réaliser que, enfant, ado, jeune femme, elle a marché aveugle dans une vie dont elle ne connaissait que les façades. La scène où elle apprend ces nouvelles, de la part d’un de ses amants, Damian, est sans aucun doute une des plus réussies du texte. Gabrielle croise Damian après une nuit passée à picoler, à peine sortie des vapeurs de l’alcool, dans un restaurant assombri par le deuil. Malgré un premier refus de la servir de la part du patron en deuil, un des assistants de la scène, Damian, copropriétaire de l’établissement, décide de s’occuper d’elle. En lui servant à manger, d’abord, et en la faisant passer à la casserole, le lendemain. Mais c’est lui aussi qui, entre les deux actes, lui dévoile le passé de son propre père, personnage archi-connu dans le coin, qui lui retire le bandeau qu’elle avait porté sur les yeux sans s’en soucier et sans pleinement réaliser sa cécité. Et qui, ensuite, la baise au point de lui faire perdre pied comme si son dessein avait été, dès le début, d’ouvrir les vannes, de percer des trous dans la cloison derrière laquelle elle vivotait :
« il était nécessaire de te libérer d’abord du premier niveau du plaisir pour que tu me sentes t’investir. » [3]Soaring Blue, p. 176
Certes, Damian lui fait cette réflexion après avoir procuré un premier orgasme à la jeune femme paumée, mais cette remarque vaut autant pour les faits troublants qu’il lui assène comme des coups de massue. Comme quoi la vérité peut être orgasmique, dans la mesure où elle perce la peau et permet de pénétrer dans les profondeurs d’une personne. La description du deuxième orgasme est révélatrice :
« L’orgasme vint et il dura une éternité : ce ne fut pas une explosion mais une montée si lente et continue qu’elle se retrouva à la fois perdue et reconnaissante – même quand il souleva son bassin pour enfoncer son pouce dans son cul, brisant les derniers verrous et lui faisant ouvrir grand la bouche sans produire le moindre son, jusqu’à ce quelle sente des larmes rouler sur ses joues, des larmes dépourvues de sanglots, une source perçant enfin la roche pour s’écouler dans un murmure de joie. » [4]Soaring Blue, p. 177
Le retour de Gabrielle sur les lieux de son enfance et de sa jeunesse se révèle être un voyage initiatique, un parcours libérateur où non seulement on n’échappe pas au passé, mais qui oblige aux rencontres qui font mal, déclenchant des remises en question et, dans le meilleur des cas, un nouveau départ. Chloé Saffy maîtrise trop bien son métier pour indiquer des issues trop faciles aux protagonistes ou gaver les lecteurs de certitudes à la con. L’avenir de Gabrielle reste flou, même si l’autrice donne quelques indices avant de lâcher les lecteurs, et personne ne sait ce que deviendront les personnages de ce petit récit qui, sous les couleurs de la légèreté estivale, charrie bien des immondices, tandis que l’océan se remplit de cadavres :
Mort par noyade après avoir trop picolé, ils [i.e. les policiers] ont l’habitude. Ils en ramassent tout le temps. En été, c’est pire, trop de vacanciers et pas assez de locaux. C’est presque la routine pour eux. [5]Soaring Blue, p. 144
Chloé Saffy a su exploiter l’ambiance de cette ville au charme second Empire décadent en la confrontant à la jeunesse insouciante de Gabrielle, jeune femme en quête de plaisirs faciles en même temps que pilier d’une société qui cherche à être distraite et qui entretient des journalistes pour leur indiquer la route vers les aventures sans lendemain, les rencontres dépersonnalisées, les corps qui se réduisent aux sexes et aux bouches avant de disparaître dans la grisaille du quotidien des bureaux et des agences parisiens. Tout ça n’est certes pas nouveau, mais Saffy a su donner une telle urgence hallucinatoire aux quêtes de sa protagoniste qu’on reste tout simplement prisonnier des pages qui racontent si bien son périple biarrot.
Un mot, avant de terminer, à propos des illustrations exécutées par Johana Laforgue. Si j’aime beaucoup son style – des compositions très simples, en noir et blanc, des personnages esquissés plutôt qu’exécutés, des scènes pleinement saisies grâce à quelques coups rapides de stylo, un érotisme tout en finesse – il me semble pourtant que la légèreté du style des dessins colle mal avec les profondeurs du récit qui menace à tout instant d’engloutir la belle jeune femme si fière d’avoir décroché un CDI à l’issue de ses études. Et ignorante de tant de vérités cachées.
Chloé Saffy
Soaring Blue
Atlantica Éditions
ISBN : 9782758805496