Miriam Blay­lock, Venise for ever

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Il y a de ces textes, comme celui de Miriam Blay­lock, qui dérangent. Je revien­drai à cela un peu plus tard, mais il convient de s’in­ter­ro­ger d’a­bord briè­ve­ment à pro­pos de ce que peut être l’é­ro­tisme lit­té­raire. N’ayez pas peur, je ne vais pas vous embar­quer dans un périple théo­rique, je vou­drais juste éclai­rer une de ses prin­ci­pales carac­té­ris­tiques, à savoir celle, jus­te­ment, de déran­ger, de sou­le­ver des ques­tions voire des remises en ques­tion, de pous­ser les per­son­nages – et le lec­teur avec eux – au bout de ce qu’ils sont capables de sup­por­ter, de les inci­ter à pas­ser au-delà, à trans­gres­ser. Je sous­cris plei­ne­ment à cela, mais, ceci étant dit, cela ne m’empêche pas de res­sen­tir un malaise assez pro­fond à la lec­ture de Venise for ever, novel­la (ou longue nou­velle) de Miriam Blay­lock réa­li­sée en col­la­bo­ra­tion avec le des­si­na­teur Denis pour la col­lec­tion e‑ros gra­phique des Édi­tions Domi­nique Leroy.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Miriam Blay­lock n’a pas peur de la trans­gres­sion, et elle le montre dès la table des matières du texte en ques­tion qui arbore fiè­re­ment, et pas moins que trois fois, le mot viol : Viol simple, viol mul­tiple, viol dou­teux. Si cela peut expli­quer mon malaise, le choix d’un tel sujet oblige sur­tout à se poser des ques­tions à pro­pos de l’é­trange caval­cade ano­nyme qui enva­hit les rues et les salles des anciens palais de la cité des doges, caval­cade déclen­chée par l’ar­ri­vée d’une jeune femme pous­sée à s’embarquer toute seule vers cette ville capable d’al­lu­mer tous les fan­tasmes pour y par­ti­ci­per au car­na­val. À peine arri­vée, elle est prise en charge, et de manière robuste, par des incon­nus qui la délivrent entre les mains d’autres incon­nus char­gés de lui faire subir un dégui­se­ment des plus bizarres. Enduite de cou­leur blanche, affu­blée d’un masque de renard (on l’ap­pelle Mlle Renard, mais on ne sait pas très bien si c’est son nom de famille ou une dési­gna­tion qui pré­pare La Chasse à courre où elle se voit attri­bué le rôle de la proie.), elle est four­rée dans une guê­pière et une robe dont le seul but est d’ex­po­ser ses atouts fémi­nins et de faci­li­ter l’ac­cès à des tré­sors qu’elle est désor­mais inca­pable de cacher.

Lâchée dans la nature (façon de par­ler, elle se retrouve dans les ruelles de Venise), l’i­né­vi­table finit par arri­ver, et le pre­mier venu se sert à pleine bite du met appé­tis­sant que le hasard (?) lui a mis sous les pieds : Viol simple. Après cette entrée en matière peu équi­voque, notre incon­nue subit une série inouïe de ren­contres, d’ex­po­si­tions, d’a­gres­sions sexuelles (Viol mul­tiple), de fuites à tra­vers les salles et les ruelles de Venise (Viol dou­teux), à tra­vers l’air gla­cial d’une nuit d’hi­ver qui la laisse tran­sie, fati­guée, affa­mée – avi­lie ! – et la pousse pour finir entre les mains de l’Homme, l’ins­ti­ga­teur de cette suite de tor­tures. Qui sont-ils, ces mys­té­rieux per­son­nages dont on n’ap­prend pas grand chose sauf qu’ils semblent enga­gés dans une rela­tion de domi­na­tion et de sou­mis­sion qui, si elle n’est pas expli­ci­te­ment men­tion­née, per­met seule d’ex­pli­quer la faci­li­té avec laquelle Mlle Renard se sou­met aux épreuves dont elle ne s’ex­plique pas vrai­ment la rai­son, mais qu’elle devine inven­tées par l’Homme ? Mais dans quel but ? Je ne vais pas vous dévoi­ler la fin, mais je peux impu­né­ment vous révé­ler que j’en suis encore à me deman­der qui du lec­teur et de la pro­ta­go­niste aura pas­sé le pire moment : celle qui vient de pas­ser une nuit des plus désa­gréables livrée aux exac­tions des inconnu(e)s qui n’y vont pas de main morte, ou celui que l’au­teure oblige à se far­cir une fin tel­le­ment conven­tion­nelle qu’on ne sait plus s’il faut en rire ou en pleu­rer. Mais il faut avouer que cette fin-là aura au moins eu un mérite : Je ne l’ai pas vue venir…

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Je pour­rais en res­ter là et lais­ser aux lec­teurs le soin de véri­fier la per­ti­nence de ce que je viens d’é­crire, mais je dois reve­nir, pour conclure, à la tache noire qui obs­cur­cit le texte, au viol et à la rela­tion de domi­na­tion et de sou­mis­sion qui, semble-t-il, en est un fac­teur déter­mi­nant. La lit­té­ra­ture de ces der­nières années a vu arri­ver une véri­table défer­lante de sou­mises. De très bons auteurs ont sacri­fié à cette mode, s’ils n’ont pas aidé à la pré­pa­rer, comme Emma Cava­lier ou Julie-Anne Le Sée avec leurs textes qui rendent hon­neur à la langue de Vol­taire. Ensuite, il y a le grand nombre de ceux qui vou­draient par­ti­ci­per au suc­cès com­mer­cial des 50 shades, dont on constate la pré­sence sans davan­tage s’en occu­per. Et d’autres enfin dont on devine la sin­cé­ri­té, une sin­cé­ri­té qui cherche ses moyens sans pour autant tou­jours les trou­ver, comme c’est mal­heu­reu­se­ment le cas de Miriam Blay­lock : Une pro­ta­go­niste qui n’a rien d’ex­tra­or­di­naire, même pas la moindre his­toire per­son­nelle, sauf peut-être sa capa­ci­té de renier toute qua­li­té humaine et de se lais­ser vili­pen­der par le pre­mier incon­nu croi­sé à l’im­pro­viste, une armée d’a­no­nymes impli­qués de près ou de loin dans un plan des plus foi­reux, dont cer­tains semblent tout droit sor­tis du gri­moire à l’u­sage du roman­tique éche­ve­lé en mal de cause, un cadre des plus conven­tion­nels avec son décor mille fois dépeint sans y appor­ter rien de nou­veau, rien de remar­quable, rien qui résiste à l’ou­bli où sombre la foule des marion­nettes une fois le rideau tom­bé. Et pour­tant, elle ose par­ler du viol dont elle fait l’af­faire prin­ci­pale de son récit avec une mise en scène des plus déran­geantes. De ce crime qui, cra­ché à la figure des lec­teurs, non seule­ment signi­fie une abo­mi­na­tion qui laisse des traces indé­lé­biles comme l’a­cide sur les corps et les âmes avec ses muti­la­tions dont on ne se remet jamais tout à fait, mais qui signe la volon­té de ceux qui le com­mettent de por­ter atteinte à la qua­li­té humaine de leurs vic­times. Il est bien sûr per­mis aux auteurs de décrire des viols. Cela est dans le monde, cela peut et doit être dans les livres. Mais j’ai des doutes à pro­pos de Miriam Blay­lock. On pour­rait allé­guer qu’il n’y a pas de véri­table viol, dans la mesure où tout est (ou semble) arran­gé, orches­tré, par l’Homme qui cherche un décor pour son coup de théâtre. On pour­rait dire que, le viol étant un des outils de la domi­na­tion mas­cu­line, il s’a­git ici du fan­tasme puis­sant d’une sou­mise prête à repous­ser tou­jours plus loin les fron­tières de l’in­ter­dit, de la trans­gres­sion (c’est le moment de se sou­ve­nir du para­graphe qui a ouvert cet article). Soit, mais que pen­ser de ce cha­pitre de Venise for ever où une femme, pour­sui­vie par un groupe de tou­ristes ivres, sent appro­cher le dan­ger, a peur, essaie de se sous­traire au sort qu’elle devine, et qui, vio­lée en public, y prend fina­le­ment – plaisir ?

… elle se cabra de nou­veau en gémis­sant ; à la fois ter­ri­fiée et trans­per­cée de plai­sir : le vio­leur savait remar­qua­ble­ment bien s’y prendre. [1]Miriam Blay­lock, Venise for ever, cha­pitre Viol dou­teux.

Tout y est dans cette mise en scène abo­mi­nable, la femme soli­taire, les hommes qui la pour­suivent, le refus très clai­re­ment expri­mé, le déses­poir de la vic­time qui appelle, en vain, au secours. Oui, il y a des élé­ments qui per­mettent de conclure qu’il ne s’a­git pas ici d’une pein­ture réa­liste d’un viol, mais d’un fan­tasme, d’une sorte de hor­ror trip  avec pour­tant toutes les appa­rences de la réa­li­té. L’ab­sence totale de réac­tion de la part des témoins de la scène le laisse devi­ner, tout comme l’am­biance fan­to­ma­tique qui règne sur la ville dès l’ins­tant où Mlle Renard quitte l’aé­ro­port pour s’embarquer à Venise, comme si elle avait quit­té le monde moderne pour s’en­fon­cer dans les cou­lisses d’un rêve deve­nu cau­che­mar. Je suis prêt à en conclure que l’au­teure n’a nul­le­ment l’in­ten­tion de vou­loir cau­tion­ner le viol et l’ar­gu­ment répé­té ad nau­seam du pré­ten­du consen­te­ment de la vic­time. Il est tou­jours extrê­me­ment dif­fi­cile de conju­guer sexua­li­té et vio­lence, et il faut savoir bran­dir une plume déli­cate pour faire entrer un tel sujet dans la lit­té­ra­ture. Si je peux com­prendre la volon­té de Miriam Blay­lock de par­ler ici de ses angoisses et de ses fan­tasmes, je crains pour­tant que le talent ne lui fasse défaut pour faire face au défi suprême qu’elle s’est pour­tant choi­si. Par contre, on entend réson­ner ces paroles infectes dans les oreilles des vic­times : « Tu le veux, toi aus­si ! » Et cela me dégoûte.

À lire :
Hugo Drillski, Fourreurs nés

Myriam Blaylock, Venise for ever Miriam Blay­lock & Denis
Venise for ever
Édi­tions Domi­nique Leroy
ISBN : 978−2−86688−896−1

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Miriam Blay­lock, Venise for ever, cha­pitre Viol douteux.
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95