Les voiles reti­rés – sexua­li­té et littérature

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Aujourd’­hui, à 15 heures, je vais publier un cha­pitre de L’A­ven­ture de Natha­lie qui porte un titre signi­fi­ca­tif : Les corps qui s’aiment. Il y sera effec­ti­ve­ment ques­tion de l’a­mour au phy­sique, de la réa­li­sa­tion de l’acte qui conti­nue à pro­pa­ger notre espèce à tra­vers les millénaires.

Je sais bien que, dans notre civi­li­sa­tion occi­den­tale aux racines judéo-chré­tiennes, il y a encore des réti­cences à pro­pos d’un tel sujet, même un demi siècle après le début de la libé­ra­tion sexuelle dans les années soixante du siècle pré­cé­dent. Et j’ai déjà reçu des com­men­taires déso­bli­geants de la part d’une lec­trice à laquelle j’a­vais deman­dé de cor­ri­ger mon texte, et qui y a vu « l’é­ta­lage d’un bou­cher ». Et tout récem­ment encore, une per­sonne qui m’a­vait gra­cieu­se­ment per­mis d’u­ti­li­ser une de ses pho­tos dans l’illus­tra­tion de mon Aven­ture, vient de me deman­der de sup­pri­mer toute réfé­rence vers son blog, pour ne pas voir figu­rer son nom à côté du close-up d’un sexe féminin.

Je constate donc que le sujet – et sa repré­sen­ta­tion – ne laissent pas indif­fé­rent. C’est pour cela que j’ai pris la déci­sion d’ac­com­pa­gner la publi­ca­tion du cha­pitre en ques­tion par ces quelques lignes pour essayer d’ex­pli­quer mes idées à ce propos.

L’A­ven­ture de Natha­lie, c’est le récit d’une ren­contre. Natha­lie ren­contre Ste­fan, à Paris, et ils passent deux nuits ensemble, dans une chambre d’hô­tel de la ban­lieue de Paris. Une situa­tion banale que des cen­taines de mil­liers de per­sonnes ont déjà vécue. Et résu­mé d’in­nom­brables his­toires d’a­mour, dont cha­cune fit jaillir des étin­celles qui, réunies, inon­de­raient la capi­tale d’une lumière tor­ren­tielle. Dans l’im­mense majo­ri­té des cas, la ren­contre phy­sique accom­pagne cet autre amour qu’on se jure éter­nel. Et effec­ti­ve­ment, l’un sans l’autre est voué à res­ter sté­rile, lit­té­ra­le­ment, et l’hu­ma­ni­té serait bien avan­cée si ses spé­ci­mens se bor­ne­raient désor­mais à se tenir par les mains en contem­plant un cou­cher de soleil. Il man­que­rait bien­tôt les yeux qui pour­raient encore pro­fi­ter d’un tel spectacle.

L’i­dée de don­ner un récit aus­si expli­cite, illus­tré, ne s’est pour­tant pas impo­sée tout de suite à moi. Il a fal­lu l’in­ter­ven­tion d’un artiste qui a lais­sé une marque indé­lé­bile à tra­vers un tableau qu’on peut consi­dé­rer comme un des chefs d’œuvre de la pein­ture. Pen­dant mon der­nier séjour à Paris, j’ai visi­té le Musée d’Or­say où, dans une petite salle tout au fond, je me suis retrou­vé nez à nez avec l’Ori­gine du Monde, de Gus­tave Cour­bet. Mes lec­teurs ont déjà eu l’oc­ca­sion de ren­con­trer ce tableau, dans le cha­pitre xi, « quai d’or­say », dans lequel Ste­fan raconte à Natha­lie la jour­née qu’il a pas­sée à l’at­tendre. Je sup­pose donc que vous savez de quoi il s’a­git. Le tableau est d’une cru­di­té remar­quable. Un torse de femme, cou­ché sur des draps blancs, avec son sexe qui s’é­tale sous nos yeux. En haut et en bas, des ombres tenues à dis­tance par la blan­cheur du drap. Au milieu, le vagin avec, à son centre, mise en valeur plu­tôt que cachée par une abon­dante toi­son de poils noirs, la chair rose de la fente qui donne accès au corps fémi­nin et où s’a­brite – jus­te­ment – l’o­ri­gine du monde.

À lire :
Dialogue des regards au Wallraf-Richartz

Voi­ci une idée dif­fi­cile à conce­voir et qui ren­voie à des ques­tions qu’on aime à se poser, mal­gré l’im­pos­si­bi­li­té de jamais obte­nir une réponse. Quelle est l’o­ri­gine du monde ? Qui a pu créer l’u­ni­vers immense que nous essayons de peu­pler, depuis des mil­lé­naires, de nos enfants et de nos idées ? Pra­ti­que­ment toutes les socié­tés humaines font du monde une créa­tion de quelque démiurge. Le XIXe siècle est le pre­mier à avoir essayé d’ap­por­ter d’autres réponses au pour­quoi du com­ment de notre vie, et la conclu­sion, que Cour­bet a vou­lu illus­trer une concep­tion que se pas­se­rait de dieu(x), serait par trop banale. Dans ce contexte, n’ou­blions pas non plus que le tableau porte bien comme titre : « l’o­ri­gine », et non pas « la créa­tion » du monde. Et pour­tant, le rap­pro­che­ment entre l’i­dée d’une divi­ni­té créa­trice et l’es­sence même de la chair à de quoi frap­per les ima­gi­na­tions. On pour­rait même pen­ser que Cour­bet a vou­lu incar­ner le pou­voir créa­teur de la divi­ni­té. Pro­cé­dé qui le met­trait dans une tra­di­tion chré­tienne dont le cre­do cen­tral est l’in­car­na­tion de Dieu. Et est-il inter­dit de pen­ser à la femme qui a don­né nais­sance au Fils de Dieu ? Et au pas­sage que celui-ci a dû emprun­ter pour entrer dans le monde qu’il était appe­lé à sauver ?

Il faut pour­tant pous­ser plus loin encore. Le divin est sou­vent entou­ré de mys­tère, acces­sible uni­que­ment aux ini­tiés. Le voile est un des sym­boles de ce carac­tère mys­té­rieux de tout ce qui nous dépasse. Il existe un poème du poète alle­mand Fré­dé­ric Schil­ler, L’i­mage voi­lée de Saïs. Un jeune dis­ciple, avide de trou­ver des réponses à toutes les ques­tions, y est confron­té à une sta­tue voi­lée der­rière laquelle s’a­bri­te­rait la Véri­té. La loi de la déesse (en l’oc­cur­rence il s’a­git d’I­sis) sti­pule que nul mor­tel ne doit lever le voile sous peine de … connaître la véri­té. Vous devi­nez la suite. Le jeune homme ne résiste pas à la ten­ta­tion, mais ne sur­vit pas long­temps à la révé­la­tion d’une véri­té qu’il avait essayé d’ob­te­nir par un crime. La déesse est donc voi­lée, et la véri­té inac­ces­sible. Qu’est-ce que cela peut nous révé­ler à pro­pos de Gus­tave Cour­bet qui dévoile ce qui, d’ha­bi­tude, reste caché der­rière des vête­ments, mais encore plus der­rière des tabous ? Il n’est pas inutile de rap­pe­ler que le com­man­di­taire, et pre­mier pro­prié­taire de la toile, Kha­lil-Bey, ambas­sa­deur égyp­tien à Paris, la gar­dait cachée der­rière – un voile. Et même pen­dant la der­nière grande expo­si­tion amé­ri­caine vouée au Maître d’Or­nans, elle était mise à l’a­bri d’un public trop jeune et il fal­lait pas­ser der­rière un rideau pour la contem­pler. Comme si la véri­té à pro­pos de nos ori­gines était trop dan­ge­reuse pour l’ex­po­ser aux yeux de tout le monde.

À lire :
Excursion

Après tout ce que je viens de vous dire, vous com­pre­nez que je n’ai pas honte de ma sexua­li­té, et que je n’ai pas honte non plus de pro­cla­mer la beau­té de l’a­mour phy­sique et de nos corps, véhi­cules de l’a­mour éter­nel que nous sommes capables de vouer les uns aux autres.

Quant au reste, à vous de lire et de tirer vos conclusions.

Cologne, le 11 février 2011

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95