Fré­dé­ric Bazille – les hor­reurs des glaces et des ténèbres

Caspar David Friedrich, La mer des glaces (partie inférieure)

Il y a 140 ans, un homme, la cin­quan­taine, errait à tra­vers les cam­pagnes ennei­gées du centre de la France. Sa des­ti­na­tion : la gare d’Is­sou­dun, d’où il pren­drait le train pour rame­ner son fils à Mont­pel­lier. Par­ti, quatre jours plus tôt, de Beaune-la-Rolande, où les troupes fran­çaises venaient de subir une défaite cin­glante aux mains des Prus­siens, cet homme-là, viti­cul­teur du Lan­gue­doc peu habi­tué à la brise gla­ciale de l’hi­ver pré­coce, pous­sait péni­ble­ment une char­rette qui conte­nait le corps de son fils, mort une dizaine de jour plus tôt.

Cet homme, c’est Gas­ton Bazille, venu récla­mer le corps de son fils à la terre gelée. À la nou­velle d’une bles­sure du fils en ques­tion, Gas­ton est par­ti sans hési­ter vers une région lar­ge­ment contrô­lée par l’en­ne­mie, rava­gée par la guerre et la neige, et où il fal­lait comp­ter sur des coups de fusil à chaque ins­tant. En route, des doutes quant à la nature de la bles­sure se sont impo­sées de plus en plus obs­ti­né­ment. Mais ce n’est qu’au bord de la tombe, ouverte par des pay­sans à la demande de Gas­ton, que la cer­ti­tude est fina­le­ment incon­tour­nable. Mais le père ne pou­vait se résoudre à lais­ser son fils et déci­da de l’ar­ra­cher à cette terre de mal­heur. Mais dans une France mobi­li­sée et en pleine déroute, pas moyen de trou­ver des che­vaux. Les dif­fi­cul­tés se sont dres­sées comme des mon­tagnes sur la route qui s’é­ti­rait cou­verte de neige et de ver­glas devant lui, et je n’ose même pas ima­gi­ner le déses­poir qui a dû l’as­saillir plus d’une fois. Ima­gine-t-on le com­bat de cet homme, fort de sa réso­lu­tion et de son amour, livré à la soli­tude et aux ténèbres de l’hi­ver ? Est-ce qu’il a son­gé à aban­don­ner son pro­jet ? Cela n’au­rait été que trop com­pré­hen­sible dans de telles cir­cons­tances. On ne sau­ra jamais de quelle façon il a réus­si à tenir en échec les démons de nos fai­blesses, mais, et c’est ce qui compte seul, il n’a pas renon­cé. Pen­dant cinq jours, il a pous­sé la char­rette sur des routes dif­fi­ci­le­ment pra­ti­cables, au milieu des troupes alle­mandes, le long des noires pro­fon­deurs des forêts et des fermes aban­don­nées, pour fina­le­ment voir sur­gir la gare et son train qu’il allait trans­for­mer en cor­billard géant.

À lire :
L'automne des expositions : des regards sur la France

Fré­dé­ric repose donc à Mont­pel­lier, après avoir lais­sé des traces indé­lé­biles de son pas­sage. Il n’a fina­le­ment eu que huit ans à consa­crer à sa pein­ture, mais ces quelques années-là, il a su les mettre à pro­fit en unis­sant ses forces à celles de ses cama­rades, Monet, Renoir, Sis­ley, Cézanne, pour don­ner un coup de pied vigou­reux à la cul-ture offi­cielle avec ses Salons, ses jurys et ses médailles, et pour faire bas­cu­ler la pein­ture fran­çaise, une fois pour toutes, du côté de la modernité.

Même s’il est mort quatre ans avant l’ou­ver­ture de la pre­mière expo­si­tion impres­sion­niste, et long­temps avant que ses amis peintres pussent cueillir les fruits de leurs tra­vaux, il a lais­sé un riche héri­tage, et qui­conque vou­drait com­prendre les efforts d’un petit groupe d’a­mis qui allait révo­lu­tion­ner l’Art, ne peut se per­mettre de pas­ser à côté de Fré­dé­ric Bazille, mort à Beaune-la-Rolande, le 28 novembre, et enter­ré à Mont­pel­lier, le 15 décembre.

Frédéric Bazille, Le Pêcheur à l'épervier
Fré­dé­ric Bazille, Le Pêcheur à l’é­per­vier (1868, Musée d’Art contem­po­rain de Rolandseck)

Fré­dé­ric Bazille – petite galerie

Mal­gré le peu de temps qui lui fut accor­dé, Bazille a lais­sé un grand nombre de tableaux. Pour faire contraste avec ce qu’a été sa fin, je tiens à vous mon­trer deux de ses tableaux les plus splen­dides, la Vue du vil­lage et La Toi­lette, tous deux impré­gnés d’une atmo­sphère et d’une ambiance médi­ter­ra­néennes, dont la clar­té et la cha­leur s’op­posent si vive­ment à la ter­reur de l’homme qui meurt dans la neige.

Le pre­mier est un véri­table exploit réus­si, un por­trait réa­li­sé en plein air, belle illus­tra­tion de la nou­velle façon de peindre et chef d’œuvre d’une pein­ture qui ne se borne plus à racon­ter des his­toires, ni à repré­sen­ter des objets, mais qui essaie de faire durer les effets éphé­mères de la lumière. C’est pour cela que le véri­table « pro­ta­go­niste » de cette Vue du vil­lage est sans aucun doute l’a­bime rem­pli d’air qui s’é­tend entre celui qui regarde et le vil­lage tout au fond.

À lire :
Boldlyfashion - La tonte et ses connotations sexuelles
Frédéric Bazille, La toilette (1869-1870), Musée Fabre, Montpellier
Fré­dé­ric Bazille, La toi­lette (1869−1870), Musée Fabre, Montpellier

Le deuxième tableau renoue – ou plu­tôt : cite – sur un mode presque iro­nique, la pein­ture de salon et l’o­rien­ta­lisme très à la mode dans ces der­nières années de l’Em­pire, mode à laquelle a sous­crit une bonne par­tie des peintres de l’é­poque, et Dela­croix un des pre­miers, auquel l’O­rient a ins­pi­ré un véri­table tour­billon de cou­leurs. Cette occa­sion « hon­nête » de se rem­plir les yeux de chair fémi­nine éta­lée dans toute la splen­deur d’une nudi­té consciente des ravages qu’elle peut cau­ser, n’ar­rê­tait pas d’at­ti­rer les dignes repré­sen­tants d’une bour­geoi­sie affa­mée de chair. Qui pro­fi­taient de la même occa­sion pour décrier la déchéance des mœurs et des artistes.

Nous y voyons Bazille en digne héri­tier de Dela­croix s’a­don­nant à cœur joie au jeu des cou­leurs, tout en s’ins­pi­rant des tableaux de ses amis, comme l’Olym­pia de Manet (peint en 1863), par exemple, dont La Toi­lette donne une varia­tion tout ce qu’il y a de plus délicieuse.

Cet article se ter­mine donc sur une bouf­fée de lumière, de cha­leur et d’é­ro­tisme, plus adap­tée sans doute à la vie de cet enfant du Midi que fut Fré­dé­ric Bazille.

Mise à jour
Fré­dé­ric Bazille, le retour au bercail

Cinq ans et demi après avoir publié cet article, je tombe sur l’an­nonce d’une grande expo­si­tion consa­crée par le Musée Fabre de Mont­pel­lier à cet artiste qui par­ti­ci­pa à la nais­sance d’un des cou­rants les plus impor­tants – et les plus influents – de l’his­toire de l’art, l’Im­pres­sion­nisme. Le 25 juin 2016 s’ou­vri­ra donc, au 39, bou­le­vard Bonne Nou­velle, l’ex­po­si­tion Fré­dé­ric Bazille, la jeu­nesse de l’im­pres­sion­nisme, une occa­sion de redé­cou­vrir en direct les toiles d’un artiste lumi­neux, des toiles d’ha­bi­tude dis­per­sées à tra­vers le monde, des États-Unis au Japon. Ama­teurs de beau­té, ne ratez pas cette occa­sion de vous abreu­ver de lumière !

Frédéric Bazille, La jeunesse de l'impressionnisme
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

4 réponses à “Fré­dé­ric Bazille – les hor­reurs des glaces et des ténèbres”

  1. En visi­tant l’ex­po Monet au grand palais de Paris, ce mon­sieur a en effet été men­tion­né à plu­sieurs reprises.

  2. Effec­ti­ve­ment, Fré­dé­ric Bazille a joué un rôle énorme dans la for­ma­tion et l’ins­pi­ra­tion de ses amis qu’il a ren­con­trés, en 1862, dans l’a­te­lier de Gleyre et qu’il a accom­pa­gnés depuis. Sa Vue du vil­lage est tout sim­ple­ment admi­rable par cet abîme d’air et de lumière qui s’ouvre der­rière la jeune fille insou­ciante. À regar­der de près, il y a même une cer­taine inquié­tude qui se dégage de ce pay­sage enso­leillé. J’i­rais à Mont­pel­lier rien que pour pou­voir contem­pler à loi­sir ce chef d’œuvre. Un petit conseil : va un peu te pro­me­ner sur Wiki­me­dia pour décou­vrir quelques tableaux sup­plé­men­taires. Mes pré­fé­rés, à côté des deux que j’ai mis dans mon article, sont les Bai­gneurs et la Réunion de famille. Et comme tu as la chance de vivre en région Pari­sienne, tu peux même te payer un petit tour au Quai d’Or­say pour aller voir ça de plus près :-)

  3. Climent Vilella

    Un relat emo­cio­nant per un pin­tor malaguanyat.