Jacques Abeille, Les jar­dins sta­tuaires – l’ap­pel du vide

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Statue renversee, par David Ortmann

Voi­ci un livre qui lais­se­ra des traces. Et je ne parle pas de celles que laisse der­rière lui le voya­geur incon­nu qui pénètre dans les jar­dins sta­tuaires, le pays des jar­di­niers, dont il sillonne les routes de long en large, et qui finit par inté­grer les légendes d’une civi­li­sa­tion pour le moins inso­lite. Non, je pense bien plu­tôt à celles, indé­lé­biles, que laisse dans la mémoire du lec­teur la tour­nure tout à fait clas­sique d’un style qu’on s’at­ten­drait à trou­ver dans les meilleurs ouvrages des grands siècles, mais dont on a per­du l’ha­bi­tude depuis. Mais, et Jacques Abeille est là pour l’at­tes­ter, il y a de ces auteurs qui ont su adhé­rer aux meilleures tra­di­tions du Fran­çais et qui font com­prendre pour­quoi, pen­dant toute une époque, cette langue a pu pas­ser pour l’i­diome de l’Eu­rope civilisée.

Les jar­dins sta­tuaires, c’est le récit d’un voya­geur qui pénètre dans un pays où, der­rière les murs des vastes domaines, on cultive des sta­tues. Le nar­ra­teur s’a­muse, sur des dizaines de pages, à expli­quer en quoi consiste cette culture, et com­ment la terre inter­agit avec les hommes appe­lés à veiller sur les sta­tues en graine. La civi­li­sa­tion qu’on découvre à tra­vers les récits et les réflexions du voya­geur est extrê­me­ment fer­mée, repliée sur elle-même. Les domaines sont entou­rés de murs qui ont l’al­lure de rem­parts, une seule porte per­met de com­mu­ni­quer avec le monde exté­rieur, les hommes et les femmes vivent dans des com­mu­nau­tés ségré­gées dont les usages déchirent jus­qu’aux liens fami­liaux, et les (rares) visi­teurs sont gar­dés dans des chambres réser­vées à leur seul usage. Une socié­té plus figée que la pierre qu’elle tra­vaille, et qui ne laisse entrer l’ex­té­rieur qu’à des doses homéopathiques.

À force de péné­trer plus loin dans les domaines et les usages, le voya­geur découvre les côtés obs­curs de la socié­té des jar­di­niers, comme le sort de cer­taines femmes qu’on voue à une sorte de pros­ti­tu­tion héré­di­taire, et dont se nour­rissent les para­sites que sont les hôte­liers – euphé­misme trans­pa­rent der­rière lequel se cachent les proxé­nètes. Mais si ceux-ci font tou­jours par­tie de la socié­té, aux franges de laquelle ils consti­tuent une sorte de contre-poids à trop de rigueur, il y a d’autres forces à l’œuvre qui menacent l’u­ni­vers entiers des jar­dins : Der­rière cer­tains murs, le déclin lent mais inexo­rable menace l’é­qui­libre fra­gile entre les hommes et la pierre, et le chaos et la putré­fac­tion finissent par y avoir rai­son de l’ordre, tan­dis que, dans le désert qui s’é­tend au-delà des domaines, un exi­lé des jar­dins sta­tuaires est en train de bras­ser une force nou­velle qui s’ap­prête, tel un nou­veau déluge, à sub­mer­ger le pays et à rem­pla­cer l’ordre par pire que le chaos – par le néant.

À lire :
Jessy Drake, Le Chantage: Le calvaire d'une prof

Le voya­geur, lui, arri­vé au seuil du néant, sait résis­ter à l’ap­pel du vide qui se mani­feste dans la pro­po­si­tion du prince des nomades à le suivre dans ses conquêtes en tant que chro­ni­queur. Les jar­di­niers aus­si l’en­tendent, cet appel venu du dehors, mais tan­dis que le pays figé ne sau­ra bou­ger pour y répondre, il incite un nombre gran­dis­sant de jeunes à fuir le monde her­mé­tique des ancêtres. En même temps, les por­teurs du vide enfourchent leurs che­vaux et se mettent en route pour abo­lir les domaines, leurs usages, et la culture entière de la pierre.

Un monde régi par de tels contrastes est appe­lé à dis­pa­raître, et le choc fini­ra par empor­ter jus­qu’aux pages que le nar­ra­teur s’é­tait pro­mis de vouer au récit de la vie du jour au jour. Et ce qui est peut-être le plus trou­blant, c’est que la socié­té des jar­di­niers contient les germes de son propre anéan­tis­se­ment. Au cœur du dédale de sta­tues où le voya­geur doit péné­trer pour en extir­per sa com­pagne [1]Et quelle « mine » de rémi­nis­cences est ouverte par cette expé­di­tion dans les entrailles du monde sta­tuaire ! Le pre­mier réflexe étant bien-sûr de voir en Vani­na une sorte de … Conti­nue rea­ding guette la putré­fac­tion qui, dans ce monde-ci, s’at­taque à la matière miné­rale aus­si, et qui s’y répand comme un can­cer. Et celui qui pétrit la pâte humaine des nomades est un ancien jar­di­nier qui, s’il a bien vou­lu rompre avec le monde qui l’a vu naître, en pro­fite pour mieux exer­cer sa voca­tion pre­mière qui est – d’or­ga­ni­ser.

Les jar­dins sta­tuaires ne consti­tue que le pre­mier volet du Cycle des contrées, et on aime­rait entrer par cette porte grande ouverte – à l’op­po­sé de celles des domaines – dans l’u­ni­vers qu’a su créer le génie de Jacques Abeille. Mal­heu­reu­se­ment, cer­tains de ses livres sont épui­sés et il faut aller les cher­cher sur les sites des bou­qui­nistes vir­tuels, dont les prix montent par­fois jus­qu’au triple de ce que deman­dait l’é­di­teur. Espé­rons que les Édi­tions Gal­li­mard auront le cou­rage de faire entrer les volumes sui­vants dans leur pres­ti­gieuse col­lec­tion Folio où M. Abeille pour­ra fina­le­ment trou­ver le lec­to­rat qu’il mérite. Il y a énor­mé­ment de choses à dire à pro­pos du monde des jar­di­niers, et je suis convain­cu que ce pre­mier volume, qui a vu le jour il y a trente ans déjà, atti­re­ra des lec­teurs avides de la beau­té et de l’é­norme richesse cultu­relle que leur offre cet auteur d’exception.

À lire :
Anne Dézille, Margaret et ses filles

Mise à jour (24 / 08 / 2012)

M. Fré­dé­ric Mar­tin, des Édi­tions Atti­la, me signale que « l’es­sen­tiel de l’œuvre de J. Abeille est désor­mais dis­po­nible aux édi­tions Atti­la et Gink­go ». Après véri­fi­ca­tion dans les cata­logues res­pec­tifs, j’ai dres­sé, à l’in­ten­tion des inter­nautes qui se sen­ti­raient l’en­vie de pous­ser plus loin leurs expé­di­tions dans l’u­ni­vers de M. Abeille, une petite liste des livres dis­po­nibles (au moins pour les romans appar­te­nant au Cycle des Contrées).

J’a­vais déjà trou­vé cette infor­ma­tion aupa­ra­vant, mais ce qui m’a fait hési­ter, c’est la notice d’A­ma­zon : « Tem­po­rai­re­ment en rup­ture de stock » qui s’af­fiche en rouge quand on se rend sur la page du tome II du cycle, à savoir Le veilleur du jour (vu le 23 et le 24 août 2012). Y aurait-il un pro­blème de logistique ?

Quoi qu’il en soit, je tiens à dire un grand mer­ci à ces deux mai­sons pour les beaux livres qu’ils ont déci­dé de publier. À quand une édi­tion numé­rique du Cycle des contrées ?

Mise à jour de la MàJ (17 / 02 / 2018)

Je ne sais pas trop ce qui se passe, mais mon logi­ciel de sur­veillance des liens vient de m’a­ler­ter à pro­pos de ceux poin­tant vers les Édi­tions Gink­go. Effec­ti­ve­ment, chaque fois qu’on essaie de consul­ter une de leurs pages, il y a une belle erreur 404 (page non trou­vée), tan­dis que le site prin­ci­pal lance à la figure du visi­teur un bête – et peu poli – « For­bid­den ». Des recherches sup­plé­men­taires m’ayant indi­qué que les textes du Cycle des contrées sont désor­mais dis­po­nibles chez Le Tri­pode, je viens de remettre les liens à jour. On peut dire que les textes de M. Abeille sont assez mobiles…

  1. Les jar­dins sta­tuaires (Le Tri­pode)
  2. Le veilleur du jour (Le Tri­pode)
  3. Les Voyages du Fils (Le Tri­pode)
  4. Les Chro­niques scan­da­leuses de Ter­rèbre (Le Tri­pode, sous le pseu­do­nyme de Léo Barthe)
  5. Les Bar­bares (Le Tri­pode)

Cré­dit pho­to­gra­phique : David Ortmann

Jacques Abeille
Les jar­dins sta­tuaires
Col­lec­tion Folio
ISBN : 978−2−07044−449−6

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Et quelle « mine » de rémi­nis­cences est ouverte par cette expé­di­tion dans les entrailles du monde sta­tuaire ! Le pre­mier réflexe étant bien-sûr de voir en Vani­na une sorte de Belle-au-bois-dor­mant. Mais est-ce qu’on peut s’empêcher de son­ger au silence putride des grottes de Mae­ter­linck et au vide qui s’é­tend sous le châ­teau d’Allemonde ?
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

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