Nichol­son Baker, The Fermata

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À la croisée des mondes - l'ordinateur, Amazon Studio et un livre papier
À la croi­sée des mondes – l’or­di­na­teur, l’en­ceinte Ama­zon Stu­dio et un livre papier

Je viens de ter­mi­ner un bon gros bou­quin que je qua­li­fie­rais très volon­tiers – dans des termes assez peu lit­té­raires – de vrai­ment très cool ! Et quand je dis « bou­quin », c’est que c’est vrai­ment un livre en papier, avec une cou­ver­ture en car­ton dur et stable, aux pages super agréables au tou­cher, et avec une typo­gra­phie qui rend jus­tice bien sûr au texte, mais aus­si aux yeux du lec­teur. Une belle expé­rience hap­ti­co-visuelle après les mil­liers de pages lues en numé­rique. Ne vous inquié­tez pour­tant pas, je ne vais pas sou­dain me recon­ver­tir à la biblio­ma­nie de cer­tains, je dis seule­ment que c’é­tait une belle expé­rience, et que cette expé­rience était en phase avec le sujet du texte. Parce qu’il s’a­git, pour le pro­ta­go­niste Arno Strine, très prin­ci­pa­le­ment de regar­der et de tou­cher. Lais­sez-moi expliquer !

Tout d’a­bord, il s’a­git ici d’un vieux texte, sor­ti en 1994 (l’an­née de ma maî­trise, ô mon Dieu !) qui, dans sa ver­sion fran­çaise, est actuel­le­ment indis­po­nible. Ras­su­rez-vous, ami(e)s de la langue de Heming­way, il existe en ver­sion Kindle au prix très modique de 3,57 € (au moment de rédi­ger cet article) dans sa ver­sion ori­gi­nale. Que de toute façon je pré­fère sys­té­ma­ti­que­ment aux tra­duc­tions si tou­te­fois je maî­trise la langue, bien sûr. Vous pour­rez donc faci­le­ment suivre les frasques d’Ar­no Strine.

Si j’ai décou­vert celles-ci vingt-six ans après la pre­mière publi­ca­tion, c’est grâce à une autrice qui a fait par­ler d’elle à tout bout de champ l’an­née pas­sée et qui a failli rem­por­ter le prix de Flore. J’ai nom­mé Emma Becker, autrice ber­li­noise dont j’ai par­lé il y a quelques mois, à l’oc­ca­sion de la sor­tie de son texte La Mai­son. Comme j’ai l’ha­bi­tude de faire des recherches quand je me mets à par­ler d’un texte et de son auteur, je suis presque aus­si­tôt tom­bé sur un grand nombre d’en­tre­tiens avec Emma, et dans une très grande par­tie de ceux-ci, il fut ques­tion du roman de Nichol­son Baker comme d’un texte qui, lu en toute clan­des­ti­ni­té depuis la plus tendre enfance, a gran­de­ment contri­bué à faire décou­vrir à la petite Emma la lit­té­ra­ture érotique :

A 8 ans, en che­mise de nuit Du Pareil au Même, elle lisait le Point d’orgue, de Nichol­son Baker. Un roman joyeu­se­ment por­no, le Point d’orgue, qu’elle a lu et relu… [1]Marie-Domi­nique Lelièvre, Emma Becker, elle a joué au doc­teur. In Libé­ra­tion, le 24 jan­vier 2011

Et ensuite, dans un maga­zine anglophone :

One of the most enthral­ling and fun­ny novel [sic] I’ve ever read is The Fer­ma­ta, by Nichol­son Baker, about a man who finds a way to stop time and uses it to undress women and write ero­tic stuff. Most­ly about sex, but in the most both obs­cene and poe­tic man­ner.[2]Exclu­sive inter­view with Emma Becker, author of Mon­sieur, pro­pos recueillis par Lucy Moore. In : Female First, le 26 Octo­ber 2012

Qu’en est-il main­te­nant de ce texte tel­le­ment van­té, et pour­quoi avoir choi­si de vous en par­ler dans ces colonnes ? Tout sim­ple­ment parce que je l’ai trou­vé très bien écrit – qua­li­té quand même pri­mor­diale pour un texte lit­té­raire – et sur­tout – hila­rant ! Et comme vous savez à quel point j’ap­pré­cie la pré­sence de l’hu­mour dans les textes éro­tiques, vous com­pren­drez que je n’ai pu pas­ser à côté de cette décou­verte. Et pour­tant, contrai­re­ment à toutes celles et à tous ceux qui ont qua­li­fié ce roman d’éro­tique voire de por­no­gra­phique, j’hé­site à lui col­ler un de ces épi­thètes. Certes, on y parle – et à pro­fu­sion – des organes sexuels, et le nar­ra­teur fait preuve d’une ima­gi­na­tion débor­dante en leur trou­vant des sobri­quets de toutes les cou­leurs. Oui, les corps dénu­dés, ce n’est pas ce qui y manque, loin de là, vu qu’une des acti­vi­tés prin­ci­pales du pro­ta­go­niste consiste à dévê­tir et à tou­cher les femmes figées par l’ab­sende de flux tem­po­rel ! Et pour­tant, l’é­ro­tisme, si tant est qu’il s’a­git là d’un effort pour titiller les sens des lec­teurs et faire mon­ter le désir, l’é­ro­tisme y est loin du ren­dez-vous. Le pro­ta­go­niste a certes l’ha­bi­tude de se mas­tur­ber en per­ma­nence – au point de finir par cho­per d’une belle syno­vite – et on a par­fois l’im­pres­sion de sor­tir d’une séance de lec­ture les mains gluantes, mais j’ai gar­dé d’Ar­no une image hété­ro­clite. D’un côté, il res­semble à ces âmes per­dues errant au milieu d’un monde à l’ar­rêt comme à tra­vers un arrêt sur image du film de leurs vies, une variante gelée des Limbes qui n’est pas sans rap­pe­ler le der­nier niveau de l’En­fer tel qu’il fut ima­gi­né par le Dante – gelé, à l’ar­rêt, sans mouvement :

Già era, e con pau­ra il met­to in metro,
là dove l’ombre tutte eran coperte,
e tras­pa­rien come fes­tu­ca in vetro.[3]Nous étions, je l’é­cris en trem­blant, à la place / Où chaque ombre cou­verte en entier par la glace / Sem­blait comme un fétu res­té dans un cris­tal. Dante, Infer­no, XXXIV Can­to

Mais de l’autre côté, n’est-ce pas là un enfant en train de s’é­mer­veiller de ce monde de pou­pées dans lequel il peut bou­ger à l’a­bri des regards et des – puni­tions paren­tales ? Un monde avec lequel il peut jouer en toute impu­ni­té, où il habille et désha­bille les femmes deve­nues rien que des jouets ? Qui ne se rendent compte de rien, qui ne sentent rien pas­ser, figées dans l’im­mo­bi­li­té de l” « Enclos » (Fold, en anglais). Dans les deux cas de figure, on est loin d’un récit éro­tique où ses jeux seraient ins­pi­rés par le désir sexuel. Même s’il est évi­dem­ment impos­sible d’i­gno­rer les conno­ta­tions sexuelles des seins qui se tâtent, des tétons qui se sucent et des poils qui se caressent. Mais n’est-ce pas là ce qui fait l’am­bi­guï­té d’un bon texte littéraire ?

Quoi qu’il en soit des hauts faits d’Ar­no, il y a un élé­ment que je qua­li­fie­rais avec bien plus de cer­ti­tude d’é­ro­tique, à savoir les récits qu’il com­pose à l’in­ten­tion des femmes qu’il croise au cours de ses péré­gri­na­tions et qu’il leur met ensuite entre les mains quitte à les pla­cer dans un endroit où elles vont faci­le­ment tom­ber des­sus. Parce qu’Ar­no se sent des vel­léi­tés lit­té­raires, et ceci bien avant la déci­sion de com­po­ser son auto-bio­gra­phie. C’est ain­si qu’il ima­gine Marian, la femme libraire – c’est d’ailleurs net­te­ment mieux en anglais où en plus ça rime : « Marian the libra­rian » – , un per­son­nage qu’il place en tant que pro­ta­go­niste au milieu de deux récits éro­ti­co-por­no­gra­phiques où l’in­dé­cence et la lubri­ci­té riva­lisent avec un humour éche­ve­lé qui a failli plus d’une fois me faire écla­ter de rire. Ima­gi­nez ne fût-ce qu’un ins­tant cette femme qui, obsé­dée par les godes au point d’en acqué­rir une varié­té impro­bable et de les essayer dans toutes les posi­tions ima­gi­nables, en colle un sur le siège de sa ton­deuse auto­por­tée, met une longue robe qui lui per­met de ne rien por­ter des­sous, qui ensuite s’ins­talle sur le siège, l’en­gin en ques­tion bien pro­fon­dé­ment enfon­cé dans ses chairs intimes, et qui fonce à toute allure à tra­vers son jar­din aux allures de parc :

She sat hea­vi­ly down on it [le gode en ques­tion, un modèle « Van Dil­den » mou­lé la main] and mowed and mowed, and she mowed as if the whole lawn was concer­ted­ly fucking her…[4]Nichol­son Baker, The Fer­ma­ta, Chat­to & Win­dus, Lon­don 1994, p. 135.

Et qui ensuite réus­sit à convaincre le livreur UPS de la lais­ser ins­tal­ler un gode (muni d’une ven­touse) dans le fond de sa camion­nette et de le che­vau­cher pen­dant qu’il la conduit à toute allure sur les sen­tiers peu amé­na­gés de l’arrière-pays.

Mais l’é­po­pée godesque, loin de s’ar­rê­ter en si bon che­min, conti­nue et déborde sur les dif­fé­rents niveaux du récit. Inven­té à l’o­ri­gine par Arno Strine à l’in­ten­tion d’une bai­gneuse soli­taire, il a non seule­ment réus­si à la faire tom­ber sur les feuilles sur les­quelles il a cou­ché ses élu­cu­bra­tions, mais il a encore le plai­sir de la voir les lire jus­qu’à la der­nière page. Sou­cieux de connaître les effets de cette expé­rience de lec­ture, il pro­fite ensuite de son don pour suivre la lec­trice soli­taire dans son appar­te­ment où il assiste à son bain qui se ter­mine par une belle ses­sion d’au­to-godage. Le comble pour un écri­vain éro­tique de pou­voir ain­si s’as­su­rer de ce que les perles de son art n’aient pas été jetées aux pour­ceaux. Qui d’entre nous n’ai­me­rait pas être à la place d’Arno ?

L’é­po­pée de Marian se pour­suit d’ailleurs dans un deuxième récit tout aus­si déjan­té et dans lequel sa ses­sion soli­taire tourne au gang bang quand les ados du voi­si­nage entrent dans le jar­din pour par­ler à la femme accrou­pie d’une drôle de façon au milieu des plates-bandes. Je vous laisse ima­gi­ner la suite.

Une bonne par­tie de la cri­tique amé­ri­caine a consi­dé­ré le texte comme l’in­ven­tion d’une sorte de chasse-gar­dée du pré­da­teur ayant enfin trou­vé un ter­rain d’im­pu­ni­té pour ses actes indi­cibles et cri­mi­nels[5]On pour­rait citer l’ar­ticle paru dans le Dai­ly Tele­graph où l’au­trice – Vic­to­ria Glen­din­ning – conclue par « Wha­te­ver was inten­ded, it is a repellent book. Good­bye Nichol­son Baker, good­bye for ever. ». On ima­gine un peu ce qu’il en aurait été si le texte avait paru à l’ère des #MeToo et autres cou­rants dénon­cia­teurs de com­por­te­ments consi­dé­rés comme inap­pro­priés, je ne vous dis pas avec quel plai­sir enra­gé la meute aurait déchi­que­té l’au­teur tel un Orphée moderne avec une tablette à la place de la lyre. D’au­tant plus que l’au­teur est le type même du white male tant décrié dans la culture contem­po­raine. D’autres ana­lyses ont par contre été bien plus per­ti­nentes comme celle de Adam Mars-Jones dans la Lon­don Review of Books où il a consta­té que

Nichol­son Baker has cho­sen as the pre­mise and conclu­sion of his novel an idea that contem­po­ra­ry culture has much dif­fi­cul­ty with : the inno­cence of male sexual desire.[6]Adam Mars-Jones, Lar­ce­ny. In : Lon­don Review of Books, 24 March 1994

On doit pour­tant men­tion­ner le fait que l’au­teur – ain­si que son nar­ra­teur et pro­ta­go­niste – a sans doute été conscient des pro­blèmes moraux des actes de son pro­ta­go­niste. Après tout, dési­gner l’a­nor­ma­li­té tem­po­relle comme L’En­clos (the Fold), un espace donc peu­plé par des mou­tons, ouvre la voie à ce que celui qui y évo­lue en toute impu­ni­té et à l’in­su de tous puisse être consi­dé­ré comme le grand méchant loup. Ambi­gui­té, quand je te tiens !

Mal­gré tout le plai­sir que j’ai pu tirer de cette lec­ture, on y trouve aus­si des par­ties assez longues, comme tous ces pas­sages où le nar­ra­teur fait pas­ser en revue les dif­fé­rentes inven­tions lui per­met­tant d’ar­rê­ter le temps et de glis­ser dans l’En­clos. Mais c’est un petit prix à payer pour connaître un texte des plus drô­le­ment fri­voles qu’on puisse ima­gi­ner. À lire, même 26 ans après sa pre­mière paru­tion. Reste à sou­hai­ter qu’un édi­teur fran­co­phone puisse à nou­veau lui rendre la vie qu’il mérite.

Nichol­son Baker
The Fer­ma­ta / Le point d’orgue
ASIN / ISBN : B005GFC0HU / 978–2264024602

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Marie-Domi­nique Lelièvre, Emma Becker, elle a joué au doc­teur. In Libé­ra­tion, le 24 jan­vier 2011
2 Exclu­sive inter­view with Emma Becker, author of Mon­sieur, pro­pos recueillis par Lucy Moore. In : Female First, le 26 Octo­ber 2012
3 Nous étions, je l’é­cris en trem­blant, à la place / Où chaque ombre cou­verte en entier par la glace / Sem­blait comme un fétu res­té dans un cris­tal. Dante, Infer­no, XXXIV Canto
4 Nichol­son Baker, The Fer­ma­ta, Chat­to & Win­dus, Lon­don 1994, p. 135.
5 On pour­rait citer l’ar­ticle paru dans le Dai­ly Tele­graph où l’au­trice – Vic­to­ria Glen­din­ning – conclue par « Wha­te­ver was inten­ded, it is a repellent book. Good­bye Nichol­son Baker, good­bye for ever. »
6 Adam Mars-Jones, Lar­ce­ny. In : Lon­don Review of Books, 24 March 1994
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95