Vehl­mann & de Bon­ne­val, Pola­ris ou La nuit de Circé

Pas­sez votre chemin !

Voi­ci l’a­ver­tis­se­ment adres­sé par M. Denis Marc, dans les pages culture de la RTBF, aux « ama­teurs de zguegs et de fou­founes en gros plans » qui se seraient lais­sé ten­ter par une BD dont l’é­di­teur n’hé­site pas à atti­rer le cha­land en sacri­fiant aux dieux tuté­laires des modes lit­té­raires en qua­li­fiant une de ses pro­ta­go­nistes de « libertine » :

Enquê­trice exem­plaire le jour et liber­tine la nuit, Jeanne Condor­cet est une poli­cière aty­pique qui mène, en toute dis­cré­tion, une double vie. [1]Vehl­mann, de Bon­ne­val, Pola­ris, Qua­trième de cou­ver­ture

Ado­ra­teur invé­té­ré de fou­founes – et sur­tout en très gros plan [2]Si vous ne me croyez pas sur parole, pas­sez un peu par le cha­pitre XX de l’Aven­ture de Natha­lie fiè­re­ment inti­tu­lé le sexe de natha­lie ;-) – l’a­ver­tis­se­ment de M. Marc me concerne évi­dem­ment, mais j’ai cru bon de l’i­gno­rer afin de me pen­cher en toute tran­quilli­té sur une œuvre pré­sen­tée par cer­tains comme la « BD éro­tique de cet automne » – pour ne citer que les Inrocks et leur article du 2 novembre 2018. Et comme la Bauge lit­té­raire a voca­tion à s’oc­cu­per de tout ce qui, de près ou de loin, entre dans le giron de l’é­ro­tisme lit­té­raire, com­ment évi­ter de par­ler ici de Pola­ris, une BD qui mélange éro­tisme et intrigue poli­cière pla­cée dans l’u­ni­vers d’une socié­té secrète – Cir­cé – consa­crée à une sorte de liber­ti­nage phi­lo­so­phique et intel­lec­tuel qui se pro­pose de conduire ses adeptes à la plé­ni­tude du plai­sir en ins­tau­rant les règles les plus strictes pour gui­der leurs rap­ports – un peu à la façon de ces lois qui gou­ver­naient l’art dra­ma­tique à l’é­poque clas­sique et dont, jus­qu’à la révo­lu­tion des Roman­tiques, on disait le plus grand bien.

Charles Hermans, Circé la tentatrice
La patronne du cercle, Cir­cé, dans l’in­ter­pré­ta­tion intem­po­relle du peintre belge Charles Hermans.

L’in­trigue de base est celle de tous les who­dun­nit – la traque du cou­pable – et pour­rait se résu­mer en quelques mots, mais cela n’empêche pas la pro­ta­go­niste de devoir voya­ger à tra­vers les décen­nies afin de démê­ler les agis­se­ments de Cir­cé et de ses membres, le tout se com­pli­quant par un récit qui se place sur plu­sieurs niveaux tem­po­rels : d’a­bord celui de Jeanne, la pro­ta­go­niste inqui­si­trice, qui se place après le meurtre de la jeune Élise, et ensuite celui des mois et des semaines ayant pré­cé­dé l’as­sas­si­nat, les deux plans se rap­pro­chant au fur et à mesure des évé­ne­ments. Mais comme si cela ne com­pli­quait pas encore assez les choses, il s’y ajoute des épi­sodes pui­sés dans un pas­sé encore plus loin­tain – celui de la créa­tion du cercle dans l’a­près-guerre par la dénom­mée Pola­ris, une pros­ti­tuée pré­sen­tée comme une « femme puis­sante » dans la lignée de la magi­cienne épo­nyme [3]Pola­ris, p. 48 – le tout sui­vi d’un épi­logue qui télé­porte le lec­teur – et une par­tie des per­son­nages – quinze ans en avant par rap­port au pré­sent de la lieu­te­nante Jeanne. Et comme les récits sautent en per­ma­nence entre les époques, il n’est pas tou­jours facile de suivre une intrigue qui se passe entiè­re­ment de voix nar­ra­tive pour confier la parole aux seuls per­son­nages – ce qui, il faut le concé­der, est plu­tôt l’u­sage dans la bande des­si­née et ne devrait pas être un défi pour des lec­teurs habitués.

Tout com­mence non point – mal­gré le genre – par un meurtre, mais bien – fidé­li­té recom­man­dable aux usages du « genre » liber­tin – par l’a­près-baise, cet ins­tant peu confor­table où deux incon­nus que rien ne réunit sauf le sou­ve­nir de quelques heures de gali­pettes ne trouvent rien de mieux à faire que de se sépa­rer – sans doute pour tou­jours. L’en­trée en scène de la vic­time, si l’on peut dire, ne se fait pour­tant pas attendre, et l’in­trigue démarre pour de bon. Et c’est là que tout se com­plique et que le récit se pare des ara­besques et des cir­con­vo­lu­tions d’un style roco­co des plus déchaî­nés. Parce que, si tout sem­blait banal et bien trop facile après les pre­mières inves­ti­ga­tions aus­si­tôt enta­mées – une vic­time et un assas­sin qui a eu le bon sens de se sup­pri­mer lui-même – Jeanne n’est pas convain­cue et refuse d’ac­cep­ter que tout puisse se résoudre de façon aus­si facile. Et comme elle ne tarde pas à apprendre, à tra­vers la men­tion de Cir­cé sur l’érois­mo­gramme trou­vé dans l’ap­par­te­ment d’É­lise, que l’as­sas­si­nat a eu lieu dans un milieu liber­tin, c’est par­ti pour cette flic dont on connaît déjà le goût des gali­pettes. Les pages qui suivent, et il y en a encore une bonne cen­taine avant la conclu­sion, conduisent les lec­teurs dans un méandre consti­tué de rela­tions com­plexes, d’i­ni­tia­tions, de réfé­rences phi­lo­so­phiques et de sou­ve­nirs de rela­tions sexuelles trans­crites dans un code inven­té pour l’occasion.

À lire :
Joanna Hambert, Les vacances sans mon mari
L'Éroismogramme - la transcription de la relation sexuelle d'Élise et de Boris, le morceau-clé qui permettra de trouver le coupable.
L’É­rois­mo­gramme – la trans­crip­tion de la rela­tion sexuelle d’É­lise et de Boris, le mor­ceau-clé qui per­met­tra de trou­ver le cou­pable (p. 118).

Comme la recherche du cou­pable est un des prin­ci­paux inté­rêts d’un who­dun­nit, je ne vais bien sûr rien révé­ler de la conclu­sion, mais je ne vais pas me pri­ver du plai­sir de sou­li­gner l’in­té­rêt de la façon dont M. Vehl­mann a su conduire une intrigue qui fonc­tionne comme le miroir des com­pli­ca­tions de l’his­toire enche­vê­trée du cercle et de ses reven­di­ca­tions où le spi­ri­tuel pré­tend prendre le pas sur le phy­sique afin d’en­chaî­ner une libi­do qui aurait besoin d’en­traves pour mieux se réa­li­ser – une démarche qui n’est sans doute pas sans plaire aux ama­teurs du BDSM tel­le­ment en vogue depuis quelques années que cer­tains ont pu le confondre avec la notion même d’érotisme.

D’un autre côté, à mon avis net­te­ment bien réus­si, les auteurs ne se privent pas du plai­sir d’é­ta­ler une éru­di­tion qui passe des débuts même de la lit­té­ra­ture en invo­quant l’é­po­pée de Gil­ga­mesh [4]Pola­ris, p. 49. M. de Bon­ne­val, des­si­na­teur ici, a d’ailleurs scé­na­ri­sé cette épo­pée dans la mini-série Gil­ga­mesh. pour expli­quer le rôle civi­li­sa­teur de la pros­ti­tuée aux évo­ca­tions de l’Ou­Li­Po qui aurait engen­dré une drôle d’en­geance, l’Ou­Sex­Po, qui aurait « fait à la sexua­li­té ce que l’Ou­Li­po a fait à la lit­té­ra­ture » [5]Pola­ris, p. 47 – une reven­di­ca­tion assez per­ti­nente quand on pense à cette défi­ni­tion prê­tée à Que­neau comme quoi les membres de l’Ou­Li­Po seraient des « rats qui construisent eux-mêmes le laby­rinthe dont ils se pro­posent de sor­tir », le laby­rinthe étant ici rem­pla­cé par les règles régis­sant les jeux sexuels. Entre ces deux pôles, nom­breuses sont les réfé­rences à la phi­lo­so­phie et à la lit­té­ra­ture, des réfé­rences dont je ne retien­drai que celle – évi­dente – à Homère et à l’é­pi­sode des com­pa­gnons d’U­lysse trans­for­més en porcs par la (très peu sainte) patronne du cercle.

Si le récit pèche donc par une cer­taine pré­ten­tion, j’ai été impres­sion­né par les efforts de construire une intrigue oscil­lant sans cesse entre le pas­sé et le pré­sent, por­tée par des récits d’un grand nombre de per­son­nages dont cer­tains confèrent au récit une pré­sence très indi­vi­duelle. Cet effort de construc­tion se pour­suit jusque dans le trai­te­ment de la pro­ta­go­niste natu­relle d’un polar, Jeanne, qui se dis­sout au fur et à mesure de l’in­trigue qui avance, un pro­cé­dé héri­té du roman his­to­rique et de son plus émi­nent auteur, Wal­ter Scott, qui a déjà recon­nu la valeur d’un héros qui s’é­clipse au pro­fit de celles et de ceux qui ont fait l’His­toire. Dans le cas de Pola­ris, ce sont les membres du cercle qui réel­le­ment inté­ressent le scé­na­riste, et Jeanne doit se conten­ter du rôle d’une sorte de présentatrice.

L’é­ro­tisme de Pola­ris – si éro­tisme il y a – n’a rien de lumi­neux. Du côté de Jeanne, ses coups d’une nuit n’ont rien de par­ti­cu­liè­re­ment relui­sant, et du côté du cercle, l’a­mour phy­sique est sujet à une obses­sion de contrôle, d’une volon­té de poli­cer en légi­fé­rant, comme si on avait confié à des ingé­nieurs la tâche de cana­li­ser des sen­ti­ments et des pul­sions. Mais cela n’empêche pas Vehl­mann et de Bon­ne­val de trou­ver des images très fortes qui jalonnent le récit et laissent des impres­sions durables, comme cette scène de baise d’outre-tombe qui mêle le sor­dide d’une nécro­phi­lie par écran inter­po­sé à un tra­vail de mémoire aus­si dou­lou­reux qu’obsessif :

Polaris : Baise d'outre-tombe
Scène de baise d’outre-tombe qui mêle le sor­dide d’une nécro­phi­lie par écran inter­po­sé à un tra­vail de mémoire aus­si dou­lou­reux qu’ob­ses­sif. (p. 84)

Dans un long article paru sur le blog de Fabien Vehl­mann à l’oc­ca­sion de la paru­tion de Pola­ris, le scé­na­riste for­mule d’ailleurs quelques pen­sées qui pour­raient aider à com­prendre l’in­ten­tion de son texte :

en prô­nant l’imaginaire et la créa­ti­vi­té (à tra­vers l’enquête poli­cière et la quête per­son­nelle de son héroïne), notre [i.e. celui de Vehl­mann et de de Bon­ne­val] récit tente d’inventer une 3èmevoie, entre la « trop grande per­mis­si­vi­té » actuelle […] et les « bonnes mœurs » d’un pas­sé cor­se­té où l’on pen­sait devoir régle­men­ter la vie éro­tique et intime des hommes et des femmes. [6]Fabien Vehl­mann, « Pola­ris ou la Nuit de Cir­cé » sort cette semaine !!, article publié le 10 octobre 2018 sur le blog de l’au­teur

Si on laisse de côté la notion assez pro­blé­ma­tique de la trop grande per­mis­si­vi­té déplo­rée par Vehl­mann, on pour­rait en conclure que c’est Jeanne qui, par sa quête toute per­son­nelle, montre une sorte de voie du milieu qui, en évi­tant les extrêmes, pour­rait conduire vers l’ac­com­plis­se­ment per­son­nel, une approche qui me semble pro­blé­ma­tique dans la mesure où Jeanne n’a rien d’une pro­ta­go­niste mal­gré sa pré­sence et son rôle dans l’en­quête qui conduit à la dis­so­lu­tion d’un cercle ron­gé par les pas­sions depuis longtemps.

À lire :
Marion Favry, Le Tétris amoureux

Je garde de Pola­ris le sou­ve­nir d’une intrigue intel­li­gente et super­be­ment construite qui n’a pour­tant rien d’é­ro­tique dans la mesure où l’é­ro­tisme conduit vers et tourne autour du désir et de l’acte sexuel. Dans l’u­ni­vers de Cir­cé, la sexua­li­té est plu­tôt un ingré­dient incon­tour­nable, mais dont on aime­rait mieux pou­voir se pas­ser pour évi­ter les déra­pages. Les rela­tions sexuelles y sont plu­tôt une obses­sion sus­cep­tible de faire explo­ser les pires pas­sions. On est loin de la libé­ra­tion sexuelle quand même…

Le des­sin

C’est une bana­li­té, mais on ne peut pas assez la répé­ter : Dans une BD réus­sie, le scé­na­rio et le des­sin se sou­tiennent et se ren­forcent mutuel­le­ment, le des­sin don­nant à l’in­trigue une inter­pré­ta­tion qui puisse la faire vibrer par d’autres cordes que la seule ima­gi­na­tion. Main­te­nant, qu’en est-il du des­sin dans Pola­ris ? Tout d’a­bord, sur la plu­part des pages, le des­sin est en noir et blanc, sans fio­ri­tures, d’une fac­ture extrê­me­ment réduite, visant l’es­sen­tiel. D’un côté, un style aus­si sobre donne un contre­poids à l’in­tel­lec­tua­li­sa­tion de l’in­trigue, confé­rant donc une cer­taine balance à l’en­semble. D’un autre côté, on ne peut pas vrai­ment dire que ce style-là sert les personnages :

Visages : Èlise sous toutes les coutures
Visages : Élise sous toutes les coutures

C’est comme si de Bon­ne­val se don­nait toutes les peines du monde pour mon­trer ses per­son­nages – et Élise est cen­sée être une jeune femme sédui­sante – sous un jour défa­vo­rable en leur don­nant un air revêche et presque répul­sif. Sur cer­tains des por­traits ici ras­sem­blés on dirait une extra­ter­restre à la Roswell…

J’ai dit plus haut qu’il n’é­tait pas « tou­jours facile de suivre [l”] intrigue », et cela ne peut pas être impu­té aux seules com­pli­ca­tions tem­po­relles, mais bien aus­si à un des­sin qui ne per­met pas tou­jours de dis­tin­guer les per­son­nages les uns des autres, et même le lec­teur numé­rique qui peut pour­tant agran­dir les planches à sou­hait doit par­fois regar­der de très près avant d’être sûr de l’i­den­ti­fi­ca­tion. Ce qui, sur­tout dans un scé­na­rio qui pré­sente un grand nombre de per­son­nages, n’a­joute pas à la lisibilité.

Un détail que j’ai­me­rais évo­quer avant de vous lais­ser décou­vrir le texte, c’est l’u­sage de la cou­leur. Dans cette BD presque entiè­re­ment en noir et blanc, les cou­leurs sont réser­vées à ce qui appar­tient au pas­sé, à ce qui ne peut plus être vu, tou­ché. Élise, au départ pré­sente dans une des rares scènes sen­suelles du texte, s’ef­face de plus en plus jus­qu’à ne plus appa­raître qu’à tra­vers les récits, les sou­ve­nirs. La scène du meurtre, fina­le­ment, n’est plus des­si­née : il n’y a plus que de sché­ma­tiques fan­tômes, des sil­houettes en cou­leur qui vague­ment rap­pellent les per­son­nages, plus voi­sines des pein­tures rupestres ou parié­tales que du dessin.

Pour conclure, je ne dirais donc pas de Pola­ris que c’est la « BD éro­tique de l’au­tomne » – je dirais même que ce n’est pas une BD éro­tique du tout mal­gré l’om­ni­pré­sence de la sexua­li­té – mais la lec­ture est d’une énorme richesse et conduit à de nom­breuses décou­vertes – voire à des remises en ques­tion. Il suf­fit de prendre les auteurs au sérieux et de cher­cher plus loin que les affir­ma­tions trop faciles de la 4e de couverture.

Toutes les illus­tra­tions tirées de Pola­ris : © Édi­tions Del­court, 2018 – Vehl­mann, de Bonneval

Fabien Vehl­mann et Gwen de Bon­ne­val
Pola­ris ou la nuit de Cir­cé
Édi­tions Del­court
ISBN : 978−2−7560−7410−8

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Vehl­mann, de Bon­ne­val, Pola­ris, Qua­trième de couverture
2 Si vous ne me croyez pas sur parole, pas­sez un peu par le cha­pitre XX de l’Aven­ture de Natha­lie fiè­re­ment inti­tu­lé le sexe de natha­lie ;-)
3 Pola­ris, p. 48
4 Pola­ris, p. 49. M. de Bon­ne­val, des­si­na­teur ici, a d’ailleurs scé­na­ri­sé cette épo­pée dans la mini-série Gil­ga­mesh.
5 Pola­ris, p. 47
6 Fabien Vehl­mann, « Pola­ris ou la Nuit de Cir­cé » sort cette semaine !!, article publié le 10 octobre 2018 sur le blog de l’auteur
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95