Je considère ma collaboration avec Reine Bale un des plus grands succès des Lectures estivales, imaginez donc mon plaisir de pouvoir vous présenter, pour l’édition 2018 de ce sexstival [1]Terme charmant trouvé par Reine, un texte écrit expressément pour la Bauge littéraire par cette autrice remarquable qui porte le Midi dans l’âme, sa plume trempée dans un sol qui a vu passer tant de civilisations, et qui sait brosser des portraits à vous couper le souffle, qu’il s’agisse de paysages, d’états d’âme ou bien des hommes et des femmes qu’elle vous fait croiser dans ses romans et ses nouvelles. Après L’Échange en 2014 et De quels feux ? en 2016, Reine revient donc sur le devant de la scène avec Purification, une de ces longues interrogations dont elle a le secret, nouvelle tissée autour d’une de ces femmes qu’on croise tous les jours, une de celles qui ne se font jamais remarquer, qui s’attaquent à la vie telle que, jour après jour, elle progresse, sans se soucier le moins du monde des destins qu’elle bouleverse, qu’elle écrase sous les bottes de son indifférence, qu’elle épuise au milieu des beautés époustouflantes d’une nature parée comme pour un plain-chant à l’honneur de l’univers.
La femme qui hante – fantôme conjuré plutôt que créé par l’autrice – les pages de Purification s’appelle Nora. Elle a quarante-sept ans, et elle habite une petite ville de Provence où, petite roue dans l’immense machine qui garantit, saison après saison, à la région sa place de choix comme une des premières destinations touristiques, elle organise des festivals et autres manifestations culturelles. Nous la rencontrons à l’instant où un destin peu extraordinaire l’a conduite au point où « nel mezzo del cammin di [sua] vita », elle se retrouve, abandonnée, usée, à l’endroit obscur et sauvage où l’horizon semble réduit au passage étroit par lequel il faut désormais descendre dans un noir d’où tout espoir est banni : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » …
L’intrigue – échantillon de l’histoire de tant d’hommes et de femmes – se laisse résumer en quelques lignes, quelques dizaines de mots qui, de par leur petit nombre, laissent entrevoir – sur fond des millénaires passés mais toujours présents sur un sol foulé par les marchands des cités grecques et les troupes d’Hannibal – le peu de signification de nos vies, le peu d’importance du destin d’un homme ou d’une femme, l’absence d’individualité dans des vies qui restent circonscrites à l’horizon des expériences que nous partageons pratiquement toutes et tous.
Quittée par un mari ayant opté pour une femme plus jeune, plus belle peut-être, plus fraîche sans doute, moins lestée par le poids des années et des expériences, ses rêves de communion mystique brisés, Nora peine à renouer avec ses illusions, compagnons de route indispensables qui aident à tenir le cap au milieu de la tourmente. Libre – pas de cette liberté qui, fruit d’une conquête, s’assume avec fierté, mais celle plutôt qu’il faut accepter par absence de choix et de liens, dans un univers principalement composé de vides – Nora se trouve placée devant un gouffre que, instinctivement, elle se croit obligée de devoir remplir, et elle se lance dans une première aventure sexuelle qui lui réserve bien peu de plaisir :
« tout ce qu’entreprenait Marc sur son corps lui parut comme une série de maladresses répétées, la continuité logique de la déception globale qui montait progressivement comme un insupportable piège qu’il faudrait poliment supporter. »
Ces quelques lignes constituent sans doute un des meilleurs passages pour illustrer le cynisme imprégnant la première partie du texte, alimenté par les pensées noires de Nora face à l’échec – celui de la gent masculine, celui de la race humaine, celui d’elle-même incapable de faire entrer son compagnon déserteur avec elle dans une nouvelle phase de la vie. Et comment ressentir autre chose après un acte manqué n’ayant allumé qu’un seul désir, celui de prendre la fuite, quand on imagine le sexe comme un ingrédient du voyage mystique qui n’est pas sans rappeler les logorrhées orgasmiques des mystiques médiévales :
« Elle en [i.e. du sexe] connaissait ce qu’il fallait en connaître : le plaisir physique solitaire ou avec un autre, l’excitation jusqu’au délire des sens et au-delà des sens – elle osa le mot « mystique » pour l’accoler à « communication » pour exprimer cet état qui s’atteint parfois dans cette communion inouïe de deux corps jusqu’à l’âme, l’amour sans doute »
Il faut relire l’épisode entier pour apprécier le ton sec qui, soutenu par un regard privé de toute compassion, détaille la malhabile gymnastique de son amant lequel, avec ses bras et ses doigts partout sur le corps de Nora afin de ne rien rater des précieux instants qu’elle lui concède, ressemble plus à une pieuvre ou à une des absurdités divines du Panthéon des Hindous qu’à un être humain.
Après ce premier épisode malheureux sans lendemain, une deuxième rencontre se prépare, plus en phase avec les aspirations profondes de Nora, fille adoptive de sa terre de choix et amante en quête de transgressions afin de pouvoir une fois pour toutes dépasser le côté physique et accomplir l’union par autre chose que l’usage de ces invraisemblables outils que nous trimballons entre les cuisses. Encore une fois, c’est un contexte professionnel qui lui permettra de sortir provisoirement de son célibat, grâce à un de ces festivals dont elle a la charge, dans la personne d’un écrivain qui
« [sort] du lot et de l’obsession régionaliste, du reggae provençalisé à la sauce anti-capitaliste touillée au lait de chèvre bio à la surface duquel flottaient, au milieu des cendres de cannabis, quelques sales cheveux de crassouilleuses dread locks, le tout servi par un accent marseillais agrippé à une voix nasillarde auto-proclamée sœur de la poésie et des rebelles « hors système » »
Le cynisme continue à sévir, et le lecteur amateur du jeu des perspectives peut se demander à quel degré les points de vue de la narratrice et de la protagoniste (pour ne rien dire de l’autrice) se recoupent et mutuellement se renforcent. Mais, avant d’aborder le prochain épisode du feuilleton d’une vie – d’une de ces vies que – acteurs et metteurs en scène en même temps – nous aimons suivre avec un tel acharnement – cet extrait est l’occasion de marquer un temps d’arrêt pour dire quelques mots à propos du rôle, dans ce texte, de la Provence, cette terre mystique qui, à travers sa place dans pratiquement toutes les Histoires – qu’elles soient politiques, religieuses ou philosophiques – a acquis droit de cité dans l’imaginaire nourri par les obsessions aussi bien que par les phantasmes échappatoires. Omniprésente dans le texte par les allusions à ses villes et ses sites, elle est bien plus qu’un cadre fournissant le décor pittoresque aux évolutions des protagonistes ou servant à « placer » les personnages dans un souci romantisant de « couleur locale ». « Océan de beauté », elle est présentée comme rongée par la maladie, un océan « pollué par la marée humaine de l’imposture touristique, politique, économique, culturelle ». Une marée que, dans une perverse mécanique qui se retourne contre ceux et celles qui la manient, la protagoniste aide à nourrir à travers sa collaboration aux spectacles censés alimenter les courants humains qui, chaque année, prennent la direction de l’Autoroute du Soleil pour se déverser dans les villes et les villages provençaux. En même temps, elle conserve une antique beauté, beauté qui – telle une fontaine de jouvence – permet de se ressourcer, comme Nora le fait avec Philippe, l’écrivain en question, dans cette scène de baignade dans le Verdon, un tableau comme un condensé d’un jour de printemps sous le soleil méditerranéen (p. 21) tiré des dépliants touristiques, mais voyage dans le temps aussi – illustré d’abord par par la à pied descente des hauteurs jusqu’au fond du canyon, plongée dans les eaux de la rivière ensuite – vers une Antiquité apparemment intemporelle :
« – Un satyre, voyons ! s’exclama Philippe. Il vient surprendre la Naïade et se régaler du spectacle en attendant que je la lui prête…
Imagerie érotique tout à fait à sa place dans cette nature propice aux réminiscences antiques, une nature point offerte mais qui se mérite par l’effort et qui, à travers la réunion des éléments et l’évocation des mythes, invite les esprits à la légèreté et les corps aux batifolages. Est-il possible de mieux comprendre cette terre qu’à travers l’évocation de son passé à fleur de sol ? Il suffit de relire ce seul passage de l’excursion dans les Gorges du Verdon pour comprendre toute la différence qu’il y a entre les deux épisodes – celui avec Marc et celui avec Philippe – qui, s’ils se ressemblent par les actes, n’ont pourtant rien en commun que la mécanique de l’amour.
Ne croyez pourtant pas que l’autrice ne sache pas manier le côté mécanique de la séduction et du désir ! Au contraire, elle n’hésite pas à montrer sa protagoniste, tellement portée pourtant sur l’amour mystique, la réflexion et les choses de l’esprit, en train de céder à l’appel d’un besoin primordial de se voir maniée par l’homme-bête, à implorer celui-ci de la labourer pour répandre en elle sa semence, dans un exercice de force brute qui ressemble à s’y méprendre, jusqu’au choix du vocabulaire, à un viol :
« Enfin, il lui dégagea la tête et pris d’une rage courroucée par les lapements de langue sur son sexe gorgé de sang, la saisit par les cheveux, la retourna et acheva de mimer son viol dans les fesses déjà prêtes, mouillées, dilatées par l’excitation de Nora qui aurait ouvert son ventre pour s’y laisser pénétrer. »
Pourtant, malgré cette explosion de sensualité, malgré ce retour aux sources de la passion, vers un état où l’amour physique pouvait ressembler à une offrande aux dieux, l’épisode avec Philippe est condamné à rester sans lendemain, Philippe n’étant pas libre, et Nora y met fin avant de souiller les souvenirs en permettant à l’histoire de se terminer dans les mensonges et les combines d’usage des cinq à sept. Nora se retrouve donc, plus riche du souvenir de quelques instants de passion, rejetée au point de départ, en proie à des accès de jalousie face à la jeune amante de son ex. Jusqu’au jour où, profitant de quelques heures de liberté pour se promener dans les rues d’Aix-en-Provence, elle décide de fuir les ruelles encombrées par les étudiants avec leurs verres à la main et d’entrer dans un « Club réservé aux gays et lesbiennes ».
Tout se passe très simplement à partir de cet instant, et Nora se retrouve en compagnie d’Irène, partageant, à en croire les habituées de l’endroit, le destin de toutes ces femmes « déçues de la vie maritale ». L’amour au féminin se révèle pour elle comme une sorte de retour aux sources, vers l’amour maternel capable de consoler les plus grands maux :
« Irène se tourna vers Nora qui la caressait comme une mère qui prend à elle tout le mal. Elle ne ressentait aucune excitation, et pourtant ses gestes faisaient remonter en elle la pureté de la consolation, celle que l’on goûte uniquement dans les bras d’une mère ; comme il était bon d’être à nouveau l’enfant ! »
C’est par cette fin qu’il faut expliquer le titre de la nouvelle, Purification, parce que c’est précisément cette rencontre inopinée avec un côté purement féminin de l’amour qui permet à Nora de retrouver le chemin de l’amour mystique, celui de « la sagesse, la connaissance spirituelle de l’amour », en lui permettant d’éviter de répéter les erreurs de tant d’autres, à l’image de son mari fourvoyé dans une route qui ne mène nulle part. Après l’amour maternel, un deuxième retour aux origines, celles de sa quête initiale, l’amour mystique. Le terme n’apparaît pas dans le texte, mais comment ne pas songer à l’éternel féminin cher à l’auteur du Faust ?
Le texte, riche de son érotisme primordial et nourri par un important héritage spirituel et littéraire, décline les variantes de l’amour, de la bestialité primordiale appelée par les sens surexcités par le désir, aux formes les plus pures, dans un rapprochement intéressant de l’amour lesbien avec l’amour spirituel des mystiques et de leur quête de Dieux. Reine Bale propose une longue interrogation à propos de la double condition humaine et féminine, une interrogation qui se termine dans l’apaisement des sens, mais le lecteur, face à la violence résiduelle des propos de Nora envers le mari trompeur [2]« Elle le vit comme il était vraiment : un pauvre type de plus » , continue à se poser des questions sur la finalité d’une telle issue. Qui peut ressembler à une illusion supplémentaire. Mais comment faut-il donc comprendre l’issue de ce texte, reflet d’une confrontation avec une réalité indifférente face aux personnes malmenées par les vicissitudes de leurs vies ? Comment faire face à l’échec ? En relevant un quelconque « défi » ? En accusant réception du préavis adressé par la Grande Faucheuse qui se chargera de toute façon d’invalider tous les efforts ? Le texte me laisse quelque peu perplexe par l’ambiguïté de sa conclusion, par l’arbitraire aussi du parcours de la protagoniste qui n’a jamais consciemment opté pour le scénario final lui ayant permis de retrouver un semblant de calme. Ou faut-il tout simplement accepter le texte comme le constat de l’impossibilité de gérer l’échec face à la condition humaine, face à la diversité des scénarios ? Quoi qu’il en soit, le parcours de Nora fascine par la complexité du personnage, par les échappées qu’il propose sur l’Histoire et la mythologie d’une région beaucoup trop admirée pour ses champs de lavande et peut-être pas assez pour les fantômes qui sommeillent à fleur de sol. Et par les facettes d’un érotisme sauvage que la réflexion reste incapable de dompter.
Remerciement
La couverture est l’œuvre de l’excellent Maître Golov, artiste excellentissime et compagnon de route des Lectures estivales depuis de longues années. Le titre du dessin original est Solitude derrière les persiennes, un titre qui me semble particulièrement bien adapté à la condition de la protagoniste de Purification. Rendez-vous sur son blog « Maître Golov, Les couleurs du nihilisme » pour découvrir des trésors à contempler sans modération ! Et un grand merci au Maître pour une générosité qui permet de librement utiliser ses dessins.
Reine Bale
Éditions du Sanglier
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