Plon­gée en ter­rain miné – J. W. Wate­rhouse et ses nymphes

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Pen­dant que la France s’é­pou­mone à pro­pos des Tulipes de Jeff Koons – sujet plus que fri­vole dans ces temps ou l’Art est remis en ques­tion par les bien-pen­sants trop bor­nés pour recon­naître un artiste fût-il en train de son­der leurs fon­de­ments – pen­dant donc que la France se pose des tas de ques­tions à pro­pos d’un artiste dont les œuvres res­semblent à des peluches vivantes plus qu’à autre chose, la cen­sure a pris une lon­gueur d’a­vance. Et – fait nou­veau qui devrait inquié­ter tout un cha­cun qui tient un tant soit peu à la liber­té de l’ex­pres­sion et de l’Art – cette fois-ci, ce ne sont pas de jeunes enthou­siastes new-yor­kais décé­ré­brés qui se déchaînent à coups de péti­tions en ligne, mais bien des cura­teurs d’un musée qui jouit d’une renom­mée inter­na­tio­nale, la Man­ches­ter Art Gal­le­ry, qui ont entre­pris de ban­nir de leurs cimaises un tableau ico­nique de l’é­poque Vic­to­rienne, l’é­poque char­nière de la moder­ni­té qui réunit la fin du siècle des roman­tiques et des indus­tries aux débuts de celui qui a vu les plus grandes catas­trophes de l’His­toire humaine. Et le tout sous pré­texte que le corps de la femme y serait pré­sen­té uni­que­ment en tant que décor pas­sif (« pas­sive deco­ra­tive form ») ou en « femme fatale ».

Le tableau en ques­tion, Hylas et les Nymphes, s’ins­pire, comme tant d’autres depuis la Renais­sance, de la mytho­lo­gie antique en géné­ral et des Méta­mor­phoses d’O­vide en par­ti­cu­lier. Hylas a été l’a­mant d’Her­cule qu’il a accom­pa­gné pen­dant l’ex­pé­di­tion des Argo­nautes. C’est à l’oc­ca­sion d’un ravi­taille­ment qu’­Hy­las a été enle­vé / assas­si­né par des nymphes, acte à l’o­ri­gine d’un deuil aus­si puis­sant qu’­Her­cule a dû aban­don­ner l’en­tre­prise des Argonautes.

John William Waterhouse, Hylas et les Nymphes
John William Wate­rhouse, Hylas et les Nymphes

On peut bien sûr se poser des ques­tions à pro­pos de la qua­li­té du tableau, et per­sonne n’est obli­gé de le comp­ter au nombre des chefs d’oeuvre de la civi­li­sa­tion occi­den­tale. Chaque géné­ra­tion est par contre obli­gée de se confron­ter à l’hé­ri­tage lais­sé par les pré­dé­ces­seurs, à la place que cet héri­tage doit occu­per dans la mémoire – aus­si et sur­tout dans les musées, endroits par excel­lence consa­crés à la mémoire et à la confron­ta­tion. Celles et ceux qui fré­quentent les musées en dehors des grandes expo­si­tions géné­ra­trices de sou­sous savent que les murs n’y arrêtent jamais de chan­ger d’as­pect, les tableaux cédant leurs places à d’autres, sor­tis des archives pour flai­rer l’air des temps modernes. Le chan­ge­ment fait par­tie de la vie des musées, et les décen­nies voient défi­ler un cor­tège inces­sant. Ce qui est pri­sé aujourd’­hui ne l’est peut-être plus quelques années plus tard – rien de plus nor­mal. Et ce qui manque dans les musées, ce ne sont pas les tableaux, mais l’es­pace pour les exposer.

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On reproche donc au tableau en ques­tion de repré­sen­ter le corps des femmes réduit à un rôle de décor ou à celui de femme fatale. Qu’en est-il chez les nymphes de Wate­rhouse ? On y compte sept jeunes femmes plus qu’à moi­tié immer­gées, les seins de plu­sieurs d’entre elles visibles. Toutes, elles arborent une peau exces­si­ve­ment blanche et des cri­nières brunes virant sur le rouge. La source où elles ont élu domi­cile est cou­verte de feuilles de nénu­phars et une végé­ta­tion luxu­riante entoure les eaux. Le jeune homme est déjà en par­tie des­cen­du dans les eaux, une nymphe le tenant par le bras et une autre ten­dant les siens vers le beau jeune homme. La cou­leur des vête­ments d’Hy­las se confond avec celle de l’eau, seul le rouge de sa cein­ture le dési­gnant comme étran­ger dans ces lieux. L’ac­tion est très clai­re­ment le domaine des jeunes femmes, l’homme se lais­sant faire, se lais­sant entraî­ner sans oppo­ser de résis­tance au trou­peau de filles qui l’en­toure de par­tout. Il ne peut donc décem­ment être ques­tion de pas­si­vi­té à l’é­gard des femmes, bien au contraire. Et pour ce qui est d’être fatales ? Bien sûr, leur action entraî­ne­ra la dis­pa­ri­tion du com­pa­gnon d’Her­cule, mais est-ce qu’il mour­ra pour autant ?

Le rapt d'Hylas par les nymphes. Panneau en opus sectile du IVe siècle
Le rapt d’Hy­las par les nymphes. Pan­neau en opus sec­tile du IVe siècle

Le maître qui a com­po­sé le pan­neau de la basi­lique de Junius Bas­sus a choi­si de repro­duire la panique qui s’empare du jeune homme quand il com­prend ce qui lui arrive, et les gestes de ses ravis­seuses expriment une réelle vio­lence bien loin de ce que son loin­tain suc­ces­seur a choi­si de mon­trer. Contrai­re­ment au spec­tacle d’une cruau­té inouïe offerte par la repré­sen­ta­tion antique, les nymphes « modernes » donnent l’im­pres­sion de la bien­veillance, comme si elles vou­laient conduire le jeune homme vers un ave­nir meilleur, loin du règne des hommes et des armes, dans un monde plus doux et régi par d’autres lois que celles de la vio­lence qui oppose les hommes aux hommes dans un conflit sans fin. Hylas est près d’y échap­per, et les nymphes, repré­sen­tantes de l’autre monde, lui tiennent la main pour l’ai­der. Voi­ci une lec­ture bien dif­fé­rente de celle que semblent favo­ri­ser les cura­teurs de la Man­ches­ter Art Gal­le­ry, une lec­ture qui me semble – excu­sez du peu – bien plus pertinente.

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Quoi qu’il en soit de l’in­ter­pré­ta­tion qu’on pré­fère faire du tableau en ques­tion, la jux­ta­po­si­tion des deux repré­sen­ta­tions du sujet – sépa­rées par 15 siècles – montre bien la per­ti­nence du sujet à tra­vers l’his­toire. Et si cette consi­dé­ra­tion ne suf­fi­rait pas à tran­cher en faveur du tableau de Wate­rhouse, on peut – et on doit – aus­si se poser des ques­tions à pro­pos de l’o­pé­ra­tion en cours lan­cée par une équipe hété­ro­clite appa­rem­ment com­po­sée de col­la­bo­ra­teurs du musée et de leurs « asso­ciés » (« People from the gal­le­ry team and people asso­cia­ted with the gal­le­ry ») [1]Pre­sen­ting the female body : Chal­len­ging a Vic­to­rian fan­ta­sy. Celle-ci, si ce n’est pas tout bête­ment une cam­pagne de mar­ke­ting, s’ins­crit très clai­re­ment dans le mou­ve­ment né suite aux révé­la­tions ayant déclen­ché l’af­faire Wein­stein, tra­duit en vague #meToo sur les réseaux numé­riques. Tout comme la péti­tion visant Thé­rése rêvant de Bal­thus. L’é­quipe du musée a beau invo­quer une sorte de défi lan­cé à la gueule de l’é­poque Vic­to­rienne, défi qui consis­te­rait à remettre en ques­tion la façon de pré­sen­ter le corps fémi­nin, l’air est tou­jours char­gé des relents du feu puri­fi­ca­teur allu­mé par les inqui­si­teurs de Man­ches­ter. L’in­ter­ro­ga­tion elle-même – le défi por­té à la façon de repré­sen­ter un sexe – est pour­tant tout ce qui est de plus valable, et j’ai­me­rais connaître les réponses appor­tées par les visi­teurs, les inter­nautes et la com­mu­nau­té artis­tique, mais com­ment ne pas com­prendre que le ren­voi aux archives d’une toile ico­nique comme celle de Wate­rhouse risque d’en­voyer, dans le contexte évo­qué, un mes­sage tout à fait dan­ge­reux ? À savoir celui de la remise à l’hon­neur de la cen­sure comme l’ou­til de choix du poli­ti­que­ment cor­rect, l’ou­til qui sert d’arme aux âmes trop sen­sibles qu’on ne sau­rait expo­ser à ce qui risque de les pla­cer devant un défi qu’ils ne sau­raient fina­le­ment pas rele­ver ? Un outil qui rem­place le débat par l’es­pace vide ? Un espace que les démons ne tar­de­ront pas à inves­tir pour y éri­ger les auto­da­fés où brû­le­ront les tableaux, les livres et les hommes. Des flammes aux­quelles les petits papiers col­lés à la place du tableau hon­ni ne résis­te­ront pas.

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95