
Le soleil tape fort sur l’Europe, les plages commencent à se remplir, et le Sanglier a l’honneur d’inaugurer l’édition 2016 des Lectures estivales avec un texte spécialement composé pour cette occasion. Par une autrice, qui plus est, dont le seul nom rappelle aux habitués de la Bauge de très bons souvenirs. Des souvenirs liés à sa première contribution, il y a deux ans, une nouvelle initiatique dans laquelle l’autrice en question a exploré les failles que l’éveil de la sexualité fait naître entre le désir impérieux et une réflexion indomptable et potentiellement – castratrice. J’ai nommé Reine Bale et sa nouvelle L’Échange, un texte que je propose à l’attention de celles et de ceux qui n’ont pas peur de voir cette écrivaine manier sa plume comme un bistouri pour mettre à nu les nerfs qui font fonctionner l’humain.
Deux ans plus tard, Reine Bale revient vers le désir, un sujet qui ne s’épuise pas facilement, et qui lui a inspiré les bien belles pages de son nouveau texte, De quels feux ? Elle y raconte les vies d’Estelle et de Pierre, deux amants liés par un désir né de façon aussi banale qu’inexplicable, au hasard d’une rencontre fortuite, nourri par le dégoût de l’habitude et la soif de peaux inexplorées, épanoui dans les étreintes d’un amour adultère, et finalement relégué au vestiaire des vieilles histoires usées. Mais ces vies-là, banales en apparence, Reine Bale possède l’art d’extraire de leur quotidien un suc au goût intense en les condensant, les comprimant dans une petite trentaine de pages jusqu’à ce que l’intensité empêche le lecteur de respirer, tout en le poussant sur la route des fantasmes qui irrésistiblement nous attirent, jusqu’au trop plein, jusqu’au dégoût, cette engeance maudite du désir satisfait devenu mou et gluant. Et au milieu de tout ça grouille la peur, la peur verte de perdre les repères.
Contrairement à l’héroïne de l’Échange, Estelle et Pierre sont loin de l’âge des premières découvertes, ce qui ne les empêche pas de succomber au désir obsessif, aiguisé par la proximité de la déchéance, la promesse des dernières fois, des occasions qu’on a peur de laisser s’échapper, sur fond d’un horizon qui s’embrase et avale les silhouettes qui se découpent sur un fond de feu céleste :
le désir ardent moulé aux courbes d’une femme, désir comme une présence irréductible d’une liberté placée au-delà même de la jouissance du corps, dans un contact premier et intact à tout échafaudage théorique, à toute emprise des normes et des barrières dressées entre les hommes et les femmes.
Succomber au désir, ce n’est pourtant pas échapper aux interrogations, à la réflexion, et les personnages, et Estelle la première, se retrouvent entre la Scylla du désir et la Charybde de la raison. Prise dans un combat qui menace de la paralyser, de la faire tourner sur elle-même, de la faire revenir vers les mêmes interrogations, les mêmes remises en question, pendant que le poison circule dans ses veines noircies, elle se débat jusqu’à la réalisation finale, une condition posée au milieu des débris de sa vie :
Et si je ne parviens pas à briser le cercle de ces étranges retournements, ces formes concentriques resserrées autour de l’enfer, je préfère me tuer.
Le récit démarre, c’est le cas de le dire, sur les chapeaux de roues, et le lecteur assiste, sans comprendre ce qui lui arrive, au suicide de la protagoniste, Estelle, qui lâche le volant de sa voiture lancée à toute vitesse dans les virages d’une route de campagne. Comme un bon whodunnit, le texte commence donc par un point final – qui n’en est pas un, parce que c’est précisément cette conclusion-là qui ouvre la voie au récit et à un retour en arrière qu’il vaudrait sans doute mieux qualifier de descente aux enfers, avec pour seule compagnie celle des ombres auxquelles sont réservées les souffrances des âmes en peine, le tout sous une lumière orangée qui à peine illumine un monde en feu se consumant dans la terreur du néant.
Tout semble pourtant banal : Pierre, mari et père, rencontre Estelle – scénario boy meets girl des plus classiques – divorce de sa femme, fait un bébé à sa nouvelle épouse qui à son tour le quitte pour s’enfoncer dans une aventure qui se révèle mortelle. Et voici que la ronde se ferme, changée en danse macabre, la compagnie entière lancée à toute allure vers la Grande Faucheuse qui l’accueille au bord du néant avec le sourire grinçant qui leur signifie l’arrêt final : Vous ne reviendrez pas !
Reine Bale offre ses protagonistes dans un spectacle dégoûtant, et seul en profite le lecteur accroché aux bras d’une écrivaine qui maîtrise le langage de l’intensité et qui sait s’en servir pour une catabase qui donne le vertige, avec les années qui se condensent, les instants qui tourbillonnent, la chair usée par le rythme vertigineux de cette descente. La voiture lancée à toute allure n’est finalement qu’un premier aperçu, une annonce de ce qu’est ce récit changé en éclair qui, l’espace d’un instant, arrache la misère humaine à l’obscurité, celle de Pierre et d’Estelle, de leurs vies si banales et si riches pourtant, de leurs attentes trompées et de leur avenir brisé.
Le grand Barbey d’Aurevilly a parlé, dans un de ses textes, de l’enfer qui, « vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier. » [1]Barbey d’Aurevilly, Le dessous de cartes d’une partie de whist. L’inconnu inquiète, avec ses souffrances soupçonnées, entraperçues, et ses cris qu’on imagine plutôt qu’on ne les entend, et personne n’a mieux exprimé cette terreur inquiète et sourde que le connétable des lettres. Reine Bale, par contre, ouvre grand le rideau, juste avant de quitter la scène quelques instants plus tard, sur un spectacle cosmique d’une beauté froide et inquiétante, au milieu de la désolation sidérale d’un univers rendu plus cruel encore par les traces d’une vie projetée au firmament, parmi les étoiles qui scintillent comme des regards sans pitié. C’est à cet instant-là que le lecteur réalise à quel point les noms des protagonistes, Pierre et Estelle, sont loin de toute innocence et quelles sont les dimensions du gouffre qui sépare les amants, entre, d’un côté, la pierre qui prend racine dans la terre et, de l’autre, la boule de feu qui se consume dans le noir des abîmes cosmiques.
De quels feux ? est un texte extraordinaire, un texte comme un nécrologue, et Reine Bale fait bon usage des moyens mis à sa disposition par un talent de saisir l’intensité des instants qu’elle raconte. C’est ainsi qu’une bête énumération toute simple peut contenir, dans la monotonie incantatoire de son rythme, le charme entier de l’été, saison qui, dans les terres baignées de soleil, conjure les fantasmes telluriques et encense les rêves des dormeurs pour mieux les préparer aux festins nocturnes des nuits embaumées.
début de l’été provençal dans la saison qui ouvre le charme du pays, le bruit des fontaines à l’ombre des arbres, les robes légères, les parfums capiteux des iris, la transe ininterrompue des cigales, la torpeur de midi, les siestes langoureuses
L’énumération est sans aucun doute un des outils préférés de Reine Bale, comme si celle-ci avait trop de choses à nous dire, comme s’il fallait tromper le temps qui menace de l’emporter avant d’avoir tout dit, avant d’avoir vidé les méninges de tout ce qui les congestionne. Et loin de sonner creuses ou de devenir monotones, Reine Bale se sert des énumérations pour justement construire l’intensité, ce noyau de sa parole de poète, dans un échafaudage patiemment érigé.
L’intensité du désir fait naître une sexualité qui abolit les limites, une sensualité qui gagne le corps d’Estelle comme une gangrène où elle s’emmure, prisonnière de la chair qui s’épanouit. Il convient de parler de prisonnière pour tout ce que cela implique d’éloignement et de solitude, de mise hors la loi et d’aliénation. Le désir de l’autre se change en passion de chair, aiguisé par la soif des liquides qui s’échappent des corps en ébullition, un désir dont le sombre voisin est la mort, et l’épanouissement des sens appelle leur propre anéantissement dans un mouvement centrifuge, ce même mouvement qui lance la voiture dans son trajet mortel.
Reine Bale
Éditions du Sanglier
En téléchargement libre
De quels feux ? (version EPUB)
De quels feux ? (version PDF)
Références
↑1 | Barbey d’Aurevilly, Le dessous de cartes d’une partie de whist |
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