Ether de Franck Resplandy, c’est un roman qui non seulement ne fait pas partie de la série des Lectures estivales, on pourrait même dire qu’il se trouve aux antipodes de la légèreté de ce que j’ai l’habitude de me mettre sous la dent pendant la période des grandes chaleurs, période propice aux fantasmes et au spectacle des corps qui se dévoilent. Ne vous trompez pourtant pas ! Dans ce texte-ci, les corps se dévoilent aussi, et cela en dépit du froid qui se referme autour des personnages comme le poing d’un géant invisible. Mais, contrairement à ce qui se produit dans l’innocence d’un après-midi torride, dans l’univers des personnages de Franck Resplandy, cela passe par la force ou par des pulsions souterraines, et les fantasmes, loin des rêveries érotiques, se changent en obsessions. Si j’ai pourtant choisi d’interrompre ma série estivale pour vous emmener avec moi dans un monde souterrain tombé en désuétude, c’est parce que ce texte est – justement – obsédant, un roman preneur d’otage, captivant jusqu’au dernier souffle – et bien au-delà – de ses protagonistes.
Tout commence par une rencontre qui tourne mal, par un acte violent qui fait bien vite oublier le sourire qui illuminait la première phrase, un viol qui libère un sentiment cuvé depuis bien longtemps dans les entrailles de la femme. Et pourtant, malgré la haine dévorante, les rencontres s’enchaînent, l’amour s’y mêle. Mais quel peut bien être l’amour né dans de telles condition ? Un amour qui tord les boyaux, enfoncé comme un clou au fond des entrailles par un sexe fantasmé en outil de libération, outil permettant à la protagoniste de se croire rachetée, finalement échappée, le temps de quelques semaines, à un passé envahissant qui ne se laisse pas confiner aux instants obscurs de l’existence, un passé qui s’empare du moindre sentiment de bonheur pour engloutir tout moyen de fuite.
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Et les protagonistes n’y échappent pas, au passé qui se mêle de trop près de leurs affaires, ni lui, ni elle. Elle : fille de mineur, fille trop belle et trop brillante pour ne pas susciter la jalousie des dieux, fille devenue la proie de son propre père, mariée pour se conformer aux desseins d’un père abuseur, pour échapper à celui-ci. Lui : juif, grand-fils de déportés, tranquillement établi dans le monde de la haute couture, photographe convoité par les belles éphémères, jusqu’au jour où sa mère tombe malade d’une enfance arrachée au forceps. Il part à l’improviste, muni de sa caméra, et s’enfonce dans les mines dont les clichés finissent par rappeler ceux des réseaux de la déportation et de l’extermination avec ses voies ferrées, ses barbelés, ses installations qui ont perdu toute humanité depuis bien longtemps.
Et puis, comme un compagnon ramené du fond des galeries souterraines, du fond de l’enfance, du fond du continent qui se perd dans les steppes, il y a la mort qui ne manque pas au rendez-vous. La mort qui consent à prendre les traits de la femme obsédée, de l’infirmière qui se proclame « la meilleure accompagnatrice […] dans le service » des malades en phase terminale, véritable conjurée du Compère qui s’est invité il y a longtemps dans son quotidien. Habituée pourtant aux départs, elle ne peut lâcher prise, ne peut se résoudre à laisser partir celui qu’elle voudrait voir se transformer en libérateur, prête à l’accompagner bien au-delà de ce qu’elle avait imaginé, parce que même la mort ne suffira pas à faire s’envoler les spectres du passé.
Il se dégage une drôle d’odeur de l’univers que Franck Resplandy a choisi de ressusciter, une odeur qui rappelle le charbon, l’air glacial chargé de neige qui fouette le pied des terrils, le souffle de la terre qui monte des profondeurs creusées, le renfermé des ménages tel qu’ils se sont figés sur les polaroïds des années 70. En se laissant absorber par ce roman, on se retrouve dans un univers qui se vide, de page en page, de ses couleurs, un univers à l’appétit glouton auquel on n’arrive pas à s’arracher, happé par les chapitres qui se succèdent à une cadence infernale, invitant le lecteur à lâcher prise, à renoncer à tout contrôle, malgré la peur de voir surgir, en tournant la page, un spectre sanglant le fixant du fond de ses orbites caverneuses.
Franck Resplandy
Ether
Numérique Plon
ISBN : 978–2259211642