
On ne peut pas dire qu’Otto Freundlich soit inconnu au bataillon, ses peintures et ses sculptures étant présentes dans des collections qui comptent parmi les plus remarquables du monde de l’art, comme celles, par exemple, du MoMA ou du Musée National d’Art Moderne à Paris, mais rares sont ceux qui le citeraient, à côté de noms infiniment mieux connus comme Kandinsky ou Malévitch, comme un des fondateurs de l’art abstrait. Et le silence qui l’entoure toujours – malgré une présence certaine de l’artiste à travers deux grandes expositions, en 1978 à Bonn et en 2009 à Pontoise, malgré le début de réalisation d’un projet initié par lui et sa compagne Jeanne Kosnick-Kloss, celui de deux Routes de la Sculpture traversant le continent d’est en ouest et de nord en sud – ce silence étonne toujours, et d’autant plus que le parcours à travers l’exposition organisée par le Musée Ludwig de Cologne en coopération avec le musée Tavet-Delacour de Pontoise, dépositaire depuis 1968 de la donation Freundlich, montre de façon pertinente et immédiatement accessible la richesse et la diversité de sa production artistique.
Mais comment s’en étonner ? Un artiste qui a pris part à la révolution qui, en novembre 1918, a sonné le glas pour l’Empire allemand ; un artiste qui a fourni, bien malgré lui, le frontispice du catalogue qui accompagnait la mise au pilori que fut l” « exposition » de l’Art dégénéré organisée par les Nazis en 1937 ; un artiste que son engagement politique rapprochait de la gauche communiste et qui n’hésitait pas à traduire son engagement en art, quand il parlait, par exemple, de « communisme cosmique » ou quand il donnait à une de ses peintures, en 1933, le titre sans doute par trop proclamateur Mon ciel est rouge ? Il faut croire que c’était mal parti pour une reconnaissance posthume d’un tel trublion et que le public allemand d’après-guerre préférait passer en silence sur un artiste dont l’assassinat dans un des camps de la mort en 1943 aurait été capable de bouleverser les consciences et de déranger par un tapage mal venu l’ambiance de plomb qui pesait sur la société de la jeune République fédérale. Ce qui n’a pas empêché la ville de Cologne d’admettre, en 1954, une de ses plus belles réalisations dans le nouveau bâtiment de l’Opéra, un des projets les plus prestigieux des années d’après-guerre réalisé par l’architecte Riphahn : La naissance de l’Homme, un mosaïque réalisé en 1919 et très récemment restauré, à l’occasion de son transfert de l’Opéra en cours de rénovation au musée Ludwig, une œuvre qui a survécu aux années fascistes et aux bombes de la Guerre dans une remise où l’avait reléguée son propriétaire. Il faut avoir vu l’éclat de ses couleurs pour se faire une idée de l’improbable optimisme de l’artiste un an à peine après une guerre sanglante. C’est que l’avenir s’annonçait sans doute heureux, perspective qu’il faut sans doute placer dans le contexte de la révolution d’octobre et du sursaut d’espoir que celle-ci avait initié. Espoir cruellement trompé, tant pour le monde en général que pour notre artiste en particulier.
Pour ce qui est de la présence de l’artiste dans la mémoire allemande, puisse-t-il suffire de citer l’enthousiasme qui accompagna la « redécouverte » il y a quelques mois de la mosaïque, pendant longtemps reléguée dans un endroit peu fréquenté de l’Opéra avant d’en sortir sous le feu des projecteurs pour être intégrée à l’exposition actuelle. On a eu l’impression d’assister à des fouilles archéologiques permettant de refaire surface à une époque révolue de l’Histoire ancienne …
Après ses débuts consacrés à l’art figuratif, Otto Freundlich s’est engagé, depuis au plus tard 1911, dans la voie de l’abstraction, pratiquement en même temps que les pères-fondateurs du courant qui allait si profondément marquer l’art du XXe siècle, et ce sont ses tableaux non-figuratifs qui constituent comme une image de marque de l’artiste s’imposant à quiconque lance une simple recherche sur internet. Mais l’abstraction n’est qu’une partie du parcours exceptionnel de cet artiste qui mérite bien mieux que la niche qu’on consent aujourd’hui à lui laisser. Oscillant entre abstraction et peinture figurative, il s’est essayé dans des domaines de l’art auxquels rien ne semblait le prédestiner, comme par exemple la création de vitraux pour églises ou la réalisation de sculptures censées parcourir les axes du continent. À coté de ces activités artistiques concrètes, il est aussi l’auteur d’écrits théoriques d’une grande complexité qui témoignent de son niveau de réflexion.
Après avoir vécu dans la pauvreté, cet artiste véritablement européen, à vocation universelle, est mort assassiné par les fascistes. Aujourd’hui, c’est en grande partie grâce au musée Tavet-Delacour, légataire du fond de ses œuvres restés dans son atelier après son internement, que l’héritage de Otto Freundlich n’est pas abandonné aux hasards des découvertes au gré du goût à l’ordre du jour. Celui qui a pu découvrir, grâce à ce travail obstiné, l’extraordinaire richesse d’un artiste trop peu célèbre, n’a qu’à les remercier du fond du cœur !
Avant de terminer, j’aimerais vous proposer mon coup de cœur bien personnel, une gravure sur bois qui, si elle n’est sans doute pas très typique du style de la maturité artistique de Otto Freundlich, semble faire un grand pas en avant vers l’art d’après-guerre des comic books, celui des Watchmen en particulier, auxquels il tend la main à travers l’abîme où bouillonnent la guerre et l’assassinat :

Communisme cosmique, exposition consacrée à Otto Freundlich, se tient au Musée Ludwig de Cologne jusqu’au 14 mai 2017, avant de se poursuivre au Musée d’art de Bâle où elle sera accessible du 10 juin au 10 septembre 2017. L’équipe du Ludwig a réalisé une vidéo où le directeur, M. Dziewior, explique l’importance de cet artiste et de son oeuvre dont la beauté continue à éblouir les visiteurs :