Mar­co Kos­kas, Bande de Fran­çais – II. Le roman

Étiquettes :

Après avoir lon­gue­ment par­lé de l’Affaire, voi­ci qu’on passe enfin au plat de résis­tance, à ce qu’il y a de plus impor­tant en lit­té­ra­ture – le texte ! Même si la polé­mique née suite à sa nomi­na­tion pour le Renau­dot a quelque peu fait oublier ce – détail. Il est donc urgent de sor­tir de la lumière éblouis­sante des pro­jec­teurs, de lais­ser-là les ques­tions autour de l’autoédition pro­pul­sée par Ama­zon – ques­tions dont dépen­draient, à en croire ses pour­fen­deurs, la vie et la mort de la civi­li­sa­tion – et de remettre le texte sous les yeux du public afin de le sau­ver de la sur­mé­dia­ti­sa­tion de toute cette affaire qui menace effec­ti­ve­ment de l’étouffer.

Bande de Fran­çais, c’est tout d’abord un titre bien choi­si, parce que c’est exac­te­ment de cela qu’il s’agit, d’une bande d’émigrés plus ou moins jeunes, réunis à Tel Aviv par des racines hexa­go­nales et une langue par­ta­gées ce qui crée des liens dans une terre dont cer­tains sont loin de maî­tri­ser la langue offi­cielle. On y croise des jour­na­listes (plus ou moins ama­teurs), une employée de musée recon­ver­tie en mar­chande d’Art, un ancien har­deur deve­nu pro­prio de plu­sieurs appar­te­ments, et jusqu’au créa­teur d’une agence de presse qui, grâce à ses nou­bas et à sa boîte de cigares tou­jours bien gar­nie en cohi­bas, sert de ciment aux membres du groupe qui s’y donnent ren­dez-vous, s’ils ne hantent pas plu­tôt les bars et les plages de Tel Aviv.

Le récit démarre sur les cha­peaux de roue, dans le métro de Jéru­sa­lem, où Juliette, une des pro­ta­go­nistes en train de se rendre à la gare rou­tière pour rejoindre Élias à Tel Aviv, essaie de conte­nir son malaise en se disant que les atten­tats « res­tent pour­tant raris­simes sur la ligne » [1]Kos­kas, Mar­co, Bande de Fran­çais, p. 1. Édi­tion du Kindle. Et voi­ci que le lec­teur, au bout de quelques petites phrases très peu extra­or­di­naires, est pro­pul­sé dans la réa­li­té d’une vio­lence omni­pré­sente depuis des décen­nies, une vio­lence dont on arrive par­fois à refou­ler l’imminence, mais qui se glisse dans les têtes où elle ronge les idées et finit par déteindre sur la repré­sen­ta­tion qu’on se fait du monde. Quant aux réflexions ras­su­rantes de Juliette, elles ne la mettent pas à l’abri du coup de cou­teau venu de nulle part et auquel elle n’échappe que grâce à l’intervention d’une mili­taire. Un épi­sode sans doute banal dans le quo­ti­dien des Israé­liens, mais qui prend toute son impor­tance dans le récit que cet inci­dent place ain­si dès le début sous le signe de l’illusion, de la vio­lence et des bles­sures. L’illusion que la réa­li­té s’applique à fra­cas­ser avec par­fois une rare vio­lence. Et com­ment le lec­teur aver­ti ne se pose­rait-il pas des ques­tions à pro­pos de cette autre réflexion de Juliette qui porte le doute et le désen­chan­te­ment ins­crits dans l’ADN de sa grammaire :

Qu’il [i.e. Élias] lui ait pro­po­sé de le rejoindre à Tel Aviv, c’est déjà incroyable. Ines­pé­ré. Une aubaine, qua­si­ment ! A croire qu’il l’aime comme on aime quand on aime vrai­ment. [2]Kos­kas, Mar­co, Bande de Fran­çais, p. 3, Édi­tion du Kindle.

« Incroyable », « A croire que » – des illu­sions, encore et tou­jours, et Juliette ne tar­de­ra pas à réa­li­ser, une fois arri­vée à Tel Aviv, l’amère réa­li­té de l’état de sa rela­tion avec Élias pour lequel elle n’est, en fin de compte, qu’un trou à bou­cher supplémentaire.

L’illusion et la bles­sure, ce sont, dans le récit de Juliette, d’Élias et de tous les autres, la Scyl­la et la Cha­rybde entre les­quelles les pro­ta­go­nistes doivent se fau­fi­ler afin d’éviter le nau­frage. Et l’histoire d’Ulysse nous apprend qu’il faut payer un prix, peu importe le choix du monstre.

À lire :
Louis-Stéphane Ulysse, La solitude de l'ours polaire

Le lec­teur, pro­pul­sé medias in res selon la vieille recette prô­née par Horace, ne com­prend que dou­ce­ment ce qu’il lui arrive – ce qu’il leur arrive -, et ce qu’il en est des per­son­nages et de leurs anté­cé­dents. Débous­so­lé par une nar­ra­tion qui passe des uns aux autres sans aver­tir, par­fois sans même per­mettre à la mise en page de pla­cer ne fût-ce qu’un para­graphe entre deux chan­ge­ments de pers­pec­tive, le lec­teur y met un cer­tain temps, mais celui-ci est fina­le­ment bien employé, le pro­cé­dé choi­si lui per­met­tant de se rap­pro­cher des indi­vi­dus, de pas­ser entre eux et de sur­prendre le moindre échange, de les sai­sir sur le vif, de péné­trer dans leur inti­mi­té comme une brise pas­sant à fleur de peau.

Mal­gré le choix d’un lieu aus­si por­teur de sym­boles que Tel Aviv, l’ancienne capi­tale d’Israël, le récit s’intéresse assez peu à la dimen­sion his­to­rique. À peine quelques men­tions en pas­sant devant les vieilles mai­sons qui rap­pellent le man­dat bri­tan­nique et une nos­tal­gie dif­fuse pour ce temps des ori­gines quand l’État est né dans le sang et la dou­leur. C’est la vie très terre à terre des per­son­nages qui est mise en avant. Celle de Juliette, une femme qui, mal­gré son ser­vice mili­taire, semble être l’incarnation même de la fra­gi­li­té, pous­sée par ce qui lui arrive, sans but réel autre qu’un vague « être mère avant 30 ans » dont elle est la pre­mière à recon­naître l’impossibilité, sans force devant l’attraction d’un Élias qui se contente de la bai­ser ; Élias, qui s’imagine jour­na­liste et aspire à l’état d’écrivain avec à son actif un roman impos­sible à ter­mi­ner depuis des années, inca­pable de résis­ter à l’odeur de cyprine qu’il semble pou­voir res­pi­rer au plus pro­fond des femmes qu’il croise, au point de sau­ter vite fait une joaillière à laquelle il vient d’acheter un bra­ce­let pour Olga dont il pré­tend être tel­le­ment amou­reux ; Manu, l’ancien har­deur arri­vé en Israël à l’âge de la retraite et qui s’est recon­ver­ti dans l’immobilier, inca­pable de construire une rela­tion avec les femmes qui l’entourent, vio­leur réci­di­viste inca­pable de com­prendre la vio­lence de ses actes et de voir plus loin que la pitié cau­sée par ses inca­pa­ci­tés ; Dia­bo, per­son­nage qu’on ne cerne pas vrai­ment, avec un pas­sé aux relents mafieux, créa­teur d’une agence de presse qu’il conduit dou­ce­ment vers la faillite, mais capable de gar­der un air de mécène à deux pas de l’abîme ; Olga, très jeune Fran­çaise venue en Israël pour des stages, blonde au phy­sique d’une déesse antique alliée à la beau­té tel­lu­rique des femmes slaves, l’amante d’Élias para­doxa­le­ment deve­nue, à la fin du récit, la meilleure amie de Juliette. Autour de ceux-ci, toute une nébu­leuse de per­son­nages dont cer­tains ne font que pas­ser, tan­dis que d’autres acquièrent une pré­sence plus durable, sans pour autant peser dans la dyna­mique du récit.

L’intrigue est prin­ci­pa­le­ment pro­pul­sée par Élias et ses effets irré­sis­tibles sur la gent fémi­nine. C’est à cause de lui que Juliette débarque à Tel Aviv, c’est son amour aus­si sou­dain qu’incompréhensible – autant pour lui que pour les lec­teurs – pour Olga qui le pousse à com­mettre une folie en arna­quant d’abord son patron et ensuite des Bédouins, un crime dont les consé­quences frap­pe­ront d’a­bord bien d’autres que lui et aux­quelles il essaie pen­dant bien trop long­temps de se sous­traire, jusqu’au moment ou celles d’un autre crime, dans lequel, cette fois-ci, il n’est pour rien, le frappent de plein fouet, le tout par­fu­mant le récit, toutes pro­por­tions gar­dées, comme d’un loin­tain rap­pel de Crime et Châ­ti­ment.

Le texte est pla­cé, on l’a vu, sous le signe de l’illusion et de la vio­lence, et ces deux-là répondent effec­ti­ve­ment pré­sentes un peu par­tout. Que ce soit l’illusion de se construire une autre exis­tence – à défaut de pou­voir s’en construire une meilleure – ; celle de Juliette qui lui fait prendre un avor­ton de la dimen­sion d’Élias pour l’homme de sa vie ; ou celle encore par­ta­gé par Élias et Dia­bo de pou­voir éter­nel­le­ment se tirer de toutes les impasses. Que ce soit la vio­lence morale du mépris dont Juliette subit les foudres sans pou­voir se libé­rer de la fatale emprise ; celle, phy­sique, des viols ten­tés par Manu ; celle de la revanche des Bédouins arna­qués et de leur ten­ta­tive d’assassinat ; celle encore de la lâche­té d’Élias face aux détour­ne­ments de la véri­té qui menacent les Bédouins en ques­tion d’écoper de la perpétuité.

À lire :
Thalia Devreaux, Souvenirs d'été

On peut finir par se dire qu’il ne fait pas bon vivre dans de telles condi­tions. S’il n’y avait une autre actrice, omni­pré­sente mais taci­turne, abî­mée par le pas­sage des années mais conser­vant une beau­té qui séduit encore. C’est la ville elle-même, ses bars, ses res­tau­rants, ses plages, ses vieux quar­tiers, ses buil­dings et ses fave­las, tous ces lieux han­tés par une faune dont on suit pas­sion­né­ment les (més) aven­tures, et on finit par se dire que Kos­kas a réus­si à peu­pler les rues et les appar­te­ments de Tel Aviv de quelques hommes et de femmes dont l’existence est – cré­dible. Un véri­table exploit pour n’importe quel écri­vain, n’importe quel artiste, qui laisse ain­si la trace de ses griffes sur nos mémoires. Et pour cela, j’adresse un grand mer­ci à M. Kos­kas ! Qui a doté son roman d’une fin qui résume toute l’ambivalence de ses per­son­nages et de son pro­pos dans une réflexion de Juliette où affleurent le désar­roi et le besoin d’harmonie et d’amour de cette femme si fragile :

Voi­là, se dit-elle [i.e. Juliette], […] enfin il [i.e. Élias] m’a res­pec­tée. […] tous ses reproches tombent en désué­tude. […] une injus­tice est répa­rée. […] Elle se sent enfin apai­sée, même si cette der­nière nuit d’amour avec lui demeure per­fi­de­ment dans un coin de sa tête comme un délice et un reproche à la fois. Un jour peut-être qu’elle aura la force de l’avouer à Olga. Alors tout rede­vien­dra tendre, alors tout ira bien. [3]Mar­co Kos­kas, Bande de Fran­çais, Cha­pitre 29, page 216

Tout ça est basé sur une fausse réflexion, Juliette igno­rant les véri­tables rai­sons ayant conduit Élias en pri­son. Ses réflexions vacillent sur des fon­da­tions ron­gées, et le res­pect n’existe qu’à cette condi­tion près, de se tenir éloi­gné de la véri­té. L’illusion, donc, jusqu’à la fin, assor­tie d’une pro­messe de vio­lences et de bles­sures futures, guet­tant l’instant quand écla­te­ra la vérité.

Patrick Bes­son, dans sa tri­bune dans Le Point, a par­lé du « livre savou­reux de Kos­kas ». Après lec­ture, je ne peux que par­ta­ger cette impres­sion, et je vous invite, quelle que soit votre posi­tion face à l’autoédition en géné­ral et celle por­tée par Ama­zon en par­ti­cu­lier, à don­ner une chance à ce texte qui mérite bien mieux que de s’effacer der­rière une que­relle pour laquelle les pro­fes­sion­nels de l’édition ont un engoue­ment si fatal.

Mar­co Kos­kas
Bande de Fran­çais
Crea­teS­pace (auto-édi­tion)
ISBN : 978–1717100450

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Kos­kas, Mar­co, Bande de Fran­çais, p. 1. Édi­tion du Kindle
2 Kos­kas, Mar­co, Bande de Fran­çais, p. 3, Édi­tion du Kindle.
3 Mar­co Kos­kas, Bande de Fran­çais, Cha­pitre 29, page 216
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95