Avouons-le tout de suite, la lecture du dernier roman de Jean-Claude Lalumière, La campagne de France, a été accompagnée par de gros coups de rire. Parce que, contrairement à ce que le lecteur versé dans les bas-fonds de l’Histoire de France pourrait être amené à croire, il ne s’agit nullement ici d’un récit de la malheureuse campagne de 1814 qui s’est soldée par la défaite des armes françaises et la première abdication de Napoléon I, mais de celui de deux jeunes voyagistes qui essaient de sauver leur petite entreprise de la faillite en embarquant une bande de retraités du Pays Basque vers le Nord et les lieux de tournage du succès économique que fut l’opus de Dany Boon, Bienvenue chez les Ch’tis.
Rescapés de l’Éducation Nationale dont ils ont connu les affres pendant un an de stages, Alexandre et Otto décident de monter leur propre entreprise, Cultibus, qui propose des voyages culturels vers les hauts lieux de l’Histoire de France. Hélas, ils doivent constater que le peu d’intérêt qu’ont rencontré, pendant leurs cours, « l’équilibre de l’alexandrin » ou « la conférence de Yalta » (p. 74) ne se borne pas aux seuls collégiens mais semble bien être un phénomène généralisé touchant l’ensemble de la société française. Ils essaient donc de s’adapter en proposant un voyage capable d’attirer une clientèle certes moins exigeante mais qui aurait un avantage significatif sur celle visée auparavant – celui d’exister en nombre suffisant. Les 14 retraités d’une amicale de Saint-Jean-de-Luz qui s’embarquent finalement avec Cultibus ont pourtant des idées bien à eux quant à ce qu’ils aimeraient voir, et l’itinéraire s’en trouve profondément modifié avant que le petit groupe n’échoue pitoyablement sur une aire de repos en bordure d’une départementale, quelque part dans le Saumurois, « à mi-distance de Concourson-sur-Layon et de Cizay-la-Madeleine » (p. 162).
L’humour de ce livre, et les grands coups de rire de l’auteur de ces lignes en sont une illustration, fonctionne, opérant dans la plupart des cas grâce aux attentes des uns qui se heurtent aux exigences des autres, résultat, à première vue au moins, d’une profonde mésentente entre les générations. Mais est-ce que c’est là toute la raison d’être de ce livre ? Est-ce qu’on peut le ranger, après lecture, dans la bibliothèque, voire le filer à un copain pour prodiguer à celui-ci quelques heures d’une lecture légère et insouciante ? Avant d’avoir recours à de tels extrêmes, regardons de plus près, et commençons par avouer qu’il est difficile de parler de problèmes voire de conflits entre les générations quand celles-ci sont représentées par une poignée de personnes. Et pourtant, derrière le rire parfois un peu facile et les lignes au demeurant très bien écrites de M. Lalumière se cache un malaise qui touche à un débat profond de la société, celle, justement, d’une rupture entre les générations, dont les expériences seraient assez différentes pour les séparer les unes des autres. Dans le cas de la Campagne de France, l’une (celle d’Alexandre et d’Otto) est marquée par un mal-être certain face à la disparition des valeurs culturelles, la précarité exprimée par l’argent qui n’arrive jamais et les éternelles discussions à propos de l’orientation de leur business, situation aggravée encore par des problèmes d’identité individuelle causés par l’homosexualité inavouée d’Alexandre. Les membres de l’autre groupe, pendant ce temps-là, jouissent de leur aisance matérielle, peu importe le métier exercé par le passé (le chauffeur de bus y côtoie l’architecte), tuent le temps en se promenant aux quatre coins de la planète, et discutent de la composition des menus et de tout ce qui, avant, était mieux.
Pourtant, à regarder de plus près, on en vient à remettre en cause cette dualité quelque peu superficielle. Certes, entre, d’un côté, les deux voyagistes qu’on doit placer autour de la trentaine après des études, un Capes, un stage dans un collège et plusieurs années d’activité professionnelle, et, de l’autre, les retraités de l’amicale luzienne, s’étend un abîme de plusieurs décennies, mais si l’âge les sépare, les origines sociologiques par contre rapprochent les deux groupes. Après tout, les spécimens auxquels nous avons affaire sont tous issus d’une classe moyenne, tous blancs, tous passés, à des degrés divers, par la machine égalitaire de l’Éducation Nationale. Il y a des agriculteurs, des fonctionnaires, des employés, un architecte même, compagnie à laquelle la présence des deux jeunes diplômés ne déroge point. Dans les deux groupes, d’ailleurs, il n’y a pas un seul individu qui soit issu de l’immigration, aux racines africaines ou arabes par exemple, ou qui appartienne aux couches qu’on a pris l’habitude de désigner par précaires. Si donc le propos du livre est, comme on peut le lire sur le blog de l’auteur, de montrer comment « les personnages de La Campagne de France (il y en a une quinzaine) sont poussés vers l’entraide et la solidarité », il me semble que c’est une solidarité qui, si elle s’exprime par de beaux gestes, n’est pas bien chère et qui profite surtout à ceux dont on partage l’appartenance sociale et culturelle.
La fin laisse quelque peu perplexe :
Ils [i.e. Alexandre et Otto] se prenaient à admirer ces vieux qui se réjouissaient de tout et qui laissaient filer le reste, ces vieux toujours prêts à poursuivre la carrière dans laquelle, eux, venaient tout juste d’entrer. (p. 285)
On aimerait y croire, et sincèrement aussi, à cette belle société dans laquelle les uns prennent la relève des autres, et où l’harmonie serait rétablie au prix de quelques jours passés dans la cambrousse, d’un car abîmé et d’un héritage inattendu, en passant toutefois sous silence l’ego quelque peu malmené d’Alexandre suite à un malentendu lourd de conséquences, mais je crains que la palette dont s’est servi Jean-Claude Lalumière pour brosser sa toile manque cruellement de nuances, voire de tout un spectre de couleurs. Certes, on peut toujours passer quelques heures fort amènes en compagnie de ce livre, mais de là à lui garder une place dans votre bibliothèque, il y a malheureusement loin.
Un dernier mot pourtant avant de conclure : Comme tout texte littéraire digne de ce nom, La campagne de France présente de multiples facettes, et d’autres que moi pourraient y trouver leur compte. Après tout, il y a aussi des passages d’inspiration didactique, une description fort réussie des plaisir de la vie simple sur une aire de parking et – surtout – la trouvaille superbe des « M‑Usines ». Mais je vous laisse découvrir cela.
Jean-Claude Lalumière
La campagne de France
le dilettante, 2013
ISBN : 978−2−84263−744−6